Chapitre 15 : Justice


Shiryu était penché, les coudes sur le rebord de la fenêtre. Devant lui, le Sanctuaire. Dans les recoins escarpés de la montagne apparaissaient de temps à autre l'esquisse d'une des douze Maisons. De sa position, Shiryu pouvait apercevoir celle des Gémeaux dans sa quasi totalité. Les autres demeuraient à demi cachées par la roche. Les Gémeaux. Shiryu frissonna soudain. Où étaient ses compagnons, en ce moment ?

L'arrivée soudaine d'une respiration bruyante et saccadée interrompit sa rêverie. C'est Seiya qui venait d'entrer, aussi discret qu'à l'accoutumée. Le chevalier Pégase manqua de trébucher en montant les marches trop vite. Il ne reprit son équilibre qu'au dernier moment, non sans adopter une posture quelque peu ridicule. Shiryu fut tenté de sourire, mais les circonstances ne s'y prêtaient guère.

- Bien. Puisque nous sommes tous là, je pense que nous pouvons commencer, dit Saori en s'avançant au centre de la pièce, juste devant le trône du Grand Pope. Ne perdons pas de temps.

Six chevaliers seulement étaient présents dans le treizième Temple : Seiya et Shiryu, Hyôga, Mû, Aioros et Doko. Sans oublier Athéna, naturellement. Il avait été décidé que cette réunion se ferait en comité restreint, la Déesse ne souhaitant pas rassembler tous les chevaliers pour une affaire somme toute officieuse. Les ordres d'Athéna ne se discutent pas.

- Il est inutile que je vous fasse un résumé de la situation. Je présume que vous avez déjà tous pris connaissance du peu d'informations dont nous disposons. La question est donc la suivante : devons-nous, oui ou non, mandater d'autres chevaliers en direction de l'Atlantide ? Ou de ce qu'il en reste, du moins ?

Un silence gêné s'ensuivit. Les guerriers présents échangèrent quelques regards furtifs et intimidés. C'est finalement le chevalier de la Balance qui ouvrit le débat.

- Ma position pourra sembler dure à certains, mais j'estime que non. D'une part, le Sanctuaire est déjà extrêmement affaibli, et le redressement de son influence sera laborieux. D'autre part, nous avons à traiter de problèmes bien plus urgents, notamment en ce qui concerne l'ancien Royaume d'Hadès. Enfin, nous ne sommes pas certains qu'il y ait réellement matière à s'inquiéter. Bref, il serait selon moi mal venu d'envoyer d'autres chevaliers sur cette île.

Doko se tut. Son prestige au sein de l'Ordre et son charisme centenaire étaient tels que rares étaient ceux qui s'étaient permis de le contredire. Néanmoins, cela ne suffit pas à Seiya.

- Tu ne sais pas ce que tu dis, s'écria le chevalier Pégase avec véhémence ! Nous n'avons pas de nouvelles d'eux depuis des jours et des jours. Et vous n'ignorez pas qu'un changement brutal est survenu dans le Cosmos d'Ikki. C'est un signe trop alarmant pour qu'on n'y prête aucune attention !

Mû fit un pas en avant, désireux sans doute de prêter main-forte à Seiya qui n'avait pas l'air de faire l'unanimité. Il prit la parole d'une vois tranquille.

- J'ajoute que les quatre chevaliers qui se trouvent là-bas sont des combattants de grande valeur. Qui plus est, pour beaucoup d'entre nous, des amis. Les abandonner à un sort incertain me paraît inacceptable.
- Mais faut-il prendre le risque de nous affaiblir encore davantage pour de simples inquiétudes ? Car il ne s'agit que de cela... des inquiétudes. Aucun fait tangible ne corrobore vos angoisses.

Aioros venait de parler ainsi. De toute évidence, il partageait la position de Doko et entendait l'imposer à ses pairs. Ainsi était le chevalier du Sagittaire : sage et honnête, mais également péremptoire. Voire cassant.

- Mais le bouleversement subi par le Cosmos d'Ikki ? C'est bien la preuve qu'il lui est arrivé quelque chose de grave !! lança Seiya en serrant les poings.
- Ceci ne prouve pas cela, contra Doko avec sécheresse. Tu fais des suppositions hasardeuses, chevalier Pégase.
- Shiryu ? Hyôga ? demanda Mû avec intérêt.

Les deux chevaliers divins se regardèrent.

- Je suis d'accord avec Seiya, fit Hyôga d'un ton timide. On ne peut pas les abandonner ainsi, ce serait injuste !
- Pour ma part, je partage l'avis du Vieux Maître, murmura le chevalier du Dragon avec un calme olympien. A mon sens, c'est là que se trouve la Justice.

Egalité. Tous se tournèrent alors vers Athéna, les yeux pleins d'espoir. La Déesse allait devoir trancher entre les deux camps. Pendant un moment, elle fit mine de jauger les deux éventualités, de soupeser les avis de chacun. Finalement elle se passa la langue sur les lèvres et déclara d'un ton neutre :

- Aucun chevalier n'ira là-bas. Nous les laissons se débrouiller seuls jusqu'à nouvel ordre.

Dans les yeux de ses interlocuteurs se lisaient satisfaction ou déception, mais tous respectaient la décision d'Athéna. Seiya seul laissa échapper une exclamation désappointée.

- Saori !

L'interpellée se tourna vers lui, distante.

- En ce qui me concerne, Seiya, la discussion est terminée.

Le chevalier Pégase grimaça de dépit. Il tourna les talons et s'éclipsa furtivement, la tête basse.

*****

Ikki goûtait cet instant. Son silence, sa tension, sa force. Il en captait l'essence et la saveur délicieuse. Le dernier acte aurait lieu ici, très certainement. C'est surtout ça qui était grisant.

Il se leva brusquement du trône sur lequel il siégeait. C'était peut-être l'oeuvre d'un artifice visuel dû à la présence de l'estrade, mais quoi qu'il en soit, sa taille était impressionnante. Plus encore que sa stature, c'est son charisme qui faisait froid dans le dos. Une aura qui manifestait avec évidence la part de divinité du jeune chevalier. Ikki était un Dieu.

- Elias, pourquoi te cacher, s'exclama-t-il soudain en se tournant vers un recoin de la salle à l'abri dans la pénombre ? Viens plutôt parmi nous.

Le chevalier du Lynx apparut alors. Il s'avança timidement, presque apeuré, comme si le félin sauvage et majestueux auquel il était affilié s'était métamorphosé en petit chat craintif. Sa mine inquiète et crispée avait quelque chose de pathétique, en regard de la position dominante qu'il avait occupé ici encore tout récemment.

- Approche, Elias, approche. Je souhaite que tu sois présent. Je souhaite que tout le monde soit présent. Chacun doit assister au jugement. La Grande Prêtresse d'Atlantide va payer pour ses actes !

Eileen s'était remise debout. Elle épousseta sa toge d'une geste qui feignait la négligence puis posa sur Ikki un regard rendu perçant par l'allure de dignité qui s'en dégageait. Jusque dans la situation la plus critique, son attitude conservait un honneur sans faille, conforme à l'idée qu'elle se faisait de son statut. Pourtant, au fond d'elle-même, elle se demandait comment réfréner le trouble qui la gagnait. Elle craignait le déluge de colère imminent dont elle devinait être la cible désignée. Néanmoins, elle ne dit rien. Elle préféra laisser à son fils l'initiative des hostilités, se préparant déjà à riposter en conséquence.

Le chevalier Phénix se baissa, ramassa un morceau de calcaire qui s'était détaché de la paroi. Il le déposa au creux de sa main droite, et, fixant Eileen avec des yeux de braise, il serra le poing, réduisant la roche à l'état de poudre légère.

- Voici ce que tu as fait de moi.... Mère, proféra-t-il d'une voix mécanique. Voici ce que j'ai été, ce que je suis. Par ta faute. Sais-tu qu'à l'orphelinat, Shun refusait de nier ton existence ? Il croyait dur comme fer que tu étais vivante, quelque part, et que tu nous attendais. J'avais beau lui répéter que notre mère était morte, sa foi demeurait inextinguible. Et maintenant que je t'ai en face de moi, que je sais tout ce que tu nous as fait, c'est moi qui ne veut pas croire. Je préférerais lui avoir dit la vérité, à cette époque. Je préférerais te savoir morte.
- Ikki..... balbutia Eileen. Dois-je te demander pardon pour une faute dont je ne suis pas responsable ?
- C'est une excuse trop facile pour que je puisse l'accepter, Eileen tonna soudain Ikki! Jamais tu n'as fait quoi que ce soit pour nous ! Jamais tu n'as pris la peine de te manifester à tes enfants ! Jamais tu ne t'es souciée de ton devoir envers nous ! A quoi bon donner la vie, si c'est pour la mépriser de cette façon ?

Eileen s'était attendue à un tel raz-de-marée, mais elle en avait sous-estimé l'ampleur. Ikki était fou furieux. Lui qui avait toujours donné l'image d'un adolescent taciturne et renfermé, le voilà qui se déchaînait soudain sur elle avec la puissance dévastatrice d'un ouragan, sans lui laisser la possibilité de répliquer.

- As-tu seulement idée des souffrances que nous avons subies, à cause de ton égoïsme ? Sais-tu seulement quel triste destin tu nous as offerts, à tous les deux ? Pourras-tu un jour prendre conscience de tes fautes ?

Eileen se sentait de plus en plus désemparée à mesure que s'égrenait cette succession de reproches enflammés. Et que répondre ? Coupable, elle l'était assurément.

- Ikki, comprends ma position... se risqua-t-elle avec timidité, profitant d'un infime temps mort dans le réquisitoire enragé de son fils. Crois-tu que j'ai pu choisir ma destinée ? Crois-tu que je vous aurais abandonnés, ton frère et toi, si j'avais eu une autre possibilité ? Mon devoir de future Grande Prêtresse ne m'a laissé aucune échappatoire...

La mine d'Ikki devint soudain scandalisée. Il s'avança d'un pas et hurla à pleins poumons, si fort que le sol fut parcouru de vibrations.

- ET TON DEVOIR DE MERE ??? Il n'y a donc rien qui t'importe davantage que ta satisfaction personnelle et ta vanité ? Tu n'attaches donc d'importance qu'à ton titre ridicule, et la gloire pathétique que tu peux en tirer, toi, Grande Prêtresse d'une île qui n'est plus qu'un souvenir ?

Le chevalier Phénix sembla retrouver un certain calme, mais Eileen devinait sans peine que la situation demeurait extrêmement instable. Ikki reprit la parole d'une voix légèrement apaisée.

- Très bien. Entre ton devoir et ton orgueil, tu as choisi le second. Il en est ainsi. En conséquence, sache donc qu'à mes yeux, tu n'es et tu n'as jamais été ma mère. Je le nie, je le récuse.

Pour la première fois, Eileen baissa les yeux et un mince voile pourpre se posa sur ses joues. Elle ne s'abandonna pas aux larmes, mais sentit quelque chose se briser en elle. Un fil qui cédait sous la pression. Son fils venait ici de prononcer l'implacable verdict. Mais quel châtiment lui réservait-il donc ? Elle le savait peu enclin à la clémence, et cela ne la rassurait guère. Aussi ne fut-elle pas surprise lorsqu'elle entendit le chevalier Phénix repartir de plus belle.

- Mais ne crois pas pouvoir t'en tirer aussi facilement, Eileen ! Je vais te rendre la souffrance que Shun et moi avons endurée par ta faute. Au centuple ! PAR L'ILLUSION DU PHENIX !

*****

Où suis-je ?

Le hurlement désespéré d'un loup retentit quelque part au loin. Eileen frémit, et un frisson parcourut son dos avec agressivité. Elle serra ses bras contre son corps dans une infructueuse tentative de se réchauffer.

Il fait froid !

Un air glacial et hostile serpentait tout autour d'elle avec lenteur, au point qu'elle ne put en faire abstraction qu'au prix d'un douloureux effort psychique. Par sa qualité de Grande Prêtresse, elle aurait pourtant dû être insensible à de telles contraintes.. Que se passait-il donc, ici ? Là-haut, la lune brillait comme un joyau étincelant. Eileen l'admira un instant, avant d'être saisie de surprise en découvrant que les étoiles avaient déserté la voûte céleste. Les astres l'avaient-ils donc abandonnée ?

Nouveau hurlement, plus proche cette fois-ci. L'endroit était sordide. Eileen ne tarda pas à déduire qu'elle se trouvait au beau milieu des ruines d'une petite ville, de style plutôt médiéval. Et visiblement, la cité avait dû être florissante, du temps de son apogée. Désormais, les maisons craquelées suintaient la peur et le sang. Un peu plus loin, une colonne de fumée noire témoignait d'un incendie récent. Et à ses pieds, jonchant le sol, se côtoyaient pierres, poutres et cadavres encore tièdes.

Est-ce une métaphore ?

Eileen n'avait d'autre choix que d'avancer, pour trouver peut-être une sortie à cet univers cauchemardesque. Elle sentit cependant quelque chose qui lui tirait le bras. Elle baissa les yeux. Celui qui allait devenir le chevalier Andromède la dévisageait avec candeur.

- Où sont mes parents, madame ? demanda-t-il en exerçant une nouvelle pression sur la manche d'Eileen.

Mon fils...

- Ils sont partis, s'entendit-elle répondre d'une voix blanche.
- Où ça, ils sont partis ?
- Loin, Shun. Très loin, poursuivit-elle avec amertume.
- Ils vont revenir bientôt, hein ?

Aucune réponse ne vint, cette fois-ci. Eileen regarda Shun en spectatrice impuissante, puis l'enfant disparut.

- Tu ne t'en tireras pas comme ça, Eileen !

Eileen tourna la tête et reçut un coup en plein visage qui la fit s'écrouler par terre. Tandis qu'elle se relevait en essuyant son menton déjà ensanglanté, elle entendit de nouveau la voix furieuse de son agresseur.

- Tu dois payer pour tes fautes, sorcière !

Une nouvelle grêle de coups fit écho à ces paroles. Avant d'être projetée contre un pan de mur encore debout, Eileen eut le temps de constater que son ennemi était torse nu et portait un masque sur la figure.

C'est le maître d'Ikki ! Guilty !

Plus elle tentait de comprendre le sens de sa situation, et plus ses pensées s'emmêlaient en un fouillis des plus inextricables. Elle ignorait ce que cet homme lui voulait, mais visiblement, ses choix étaient limités. Elle devait se battre. Guilty se rapprochait d'elle en vociférant des menaces enflammées.

Enflammées. Oui, c'est bien le mot.

Un souffle déchirant prit possession d'elle. De longues flammes hurlantes léchaient ses membres, noircissaient sa peau, lui arrachaient des gémissements de douleur. Le crépitement résonnait dans ses oreilles, et Guilty admirait le spectacle avec un rire sardonique.
Il semblait prendre un plaisir tout particulier à goûter la souffrance d'autrui.

- C'est bon, Eileen ? Ou bien en veux-tu davantage ?

Le maître d'Ikki se concentra et la fureur du brasier augmenta encore, alors qu'elle avait atteint un point que la Grande Prêtresse avait jugé maximal. Mais comment un tel supplice pouvait-il seulement exister ?

Et pourquoi la Mort ne vient-elle pas me libérer ?

Hurlement. La torture en était parvenue au stade où elle s'efface au profit du désir de voir tout cela cesser. Du désir de mourir. Eileen devinait pourtant que cette libération lui serait refusée. Elle devait payer, Ikki l'avait tant répété qu'elle croyait l'entendre encore, au fond d'elle-même. Elle voulut se laisser aller, s'abandonner aux suppliques, tomber à genoux et implorer pardon. Elle n'en eut pas l'occasion.

Mais qu'est-ce que...

Elle ne réalisa pas vraiment ce qui se passait. La scène devint floue, lointaine, comme si un voile rouge sang s'était posé sur ses yeux. Elle eut l'impression que quelqu'un prenait possession d'elle comme d'une marionnette et lui faisait commettre des actes qu'elle réprouvait. Une violence aveugle et sauvage attisait ses réflexes, la gonflait d'adrénaline et lui donnait l'impulsion dont elle avait besoin. Oui, la haine était décidément un moteur sans limites. Lorsque ses esprits lui revinrent, elle sursauta de frayeur.

Eileen leva la tête vers le masque inhumain. Elle vit que son poing était fiché dans l'abdomen de l'homme.

- La haine te donne une force incommensurable, ne l'oublie jamais, Eileen...

Eileen vit son poing s'extirper de sa cible, rougi. Elle demeura un moment prostrée, observant son membre écarlate et ruisselant. Plus tard, elle se tourna de nouveau vers le maître d'Ikki. Celui-ci avait disparu à son tour. Quant aux traces de brûlures qui parsemaient sa peau, elles avaient fui également au cours du meurtre. Toutefois, Eileen savait que rien n'était terminé. Elle attendait la suite avec une impatience teintée de masochisme.

- Tu ne comprends décidément rien à rien, chevalier de Vermeil !

Les mots avaient claqué avec une sécheresse furieuse. Le chevalier de Cassiopée marcha jusqu'à un croisement. Ils l'y attendaient. Un à sa gauche, l'autre à sa droite. Les Jumeaux du destin.

Saga et Kanon !

Ils se dressaient à quelques mètres d'elle, de chaque côté. Reflétés par un miroir invisible. Leurs deux armures identiques étaient si brillantes qu'elles éclipsaient la lune. Eileen reprit son souffle, péniblement.

- Je ne suis pas votre ennemie, dit-elle d'une voix presque plaintive.
- C'est exact... souligna Kanon.
- ...Mais cela nous importe peu, poursuivit son frère.
- Qu'est-ce que vous me voulez ?
- Pas grand-chose, Eileen, lança Kanon. Juste te donner une petite leçon.
- C'est Phénix qui nous en a chargés, ajouta Saga. N'y vois donc rien de personnel...
- A présent, découvre donc le sens du mot souffrance ! s'écria Kanon.

Eileen fit un pas en arrière, la mine alarmée. Elle vit Kanon et Saga se mettre en garde, puis adopter une posture qu'elle reconnut aussitôt, sans l'avoir pourtant jamais observée.

Oh, non...

Elle ignorait qu'une telle technique était envisageable. Mais c'était surtout parce qu'elle ne s'était jamais posée la question.

Pas ça !

Une seule exclamation retentit dans la ville abandonnée.

- GALAXIAN EXPLOSION !

Eileen se sentit emportée dans le ciel sans étoiles, balayée par un vent d'une force immense. Une minute durant, elle fut happée dans un tourbillon de douleur brute et primaire. Ce ne fut néanmoins qu'une minute, après laquelle survint la chute inévitable. Elle s'écrasa au sol avec fracas, secouant la terre au passage. La double attaque avait creusé un cratère d'une dizaine de mètres de rayon, sur lequel tout était dévasté. Son souffle s'était propagé jusqu'à des kilomètres, remuant la poussière et les débris aux alentours.

Il lui fallut de longues secondes pour se remettre sur pied, et quand enfin elle y parvient, elle manqua de tomber à nouveau.

Shun !

Un timbre doux et caressant répondit à sa pensée, bien qu'elle ne l'eût pas formulée tout haut.

- Tu t'égares, chevalier de Cassiopée. Je ne suis pas celui à qui appartient ce corps. Je ne suis pas un humain... fort heureusement, d'ailleurs. Quelle honte serait la mienne !
- Shun, réponds-moi ! s'exclama Eileen avec désespoir.
- Tu persistes dans ton erreur, Eileen. Sais-tu pourquoi je suis ici, poursuivit la voix chaude, presque accueillante ?
- Pour me tuer, je suppose ? Si c'est le cas, tu as bien failli arriver trop tard...
- Te tuer... fit l'inconnu en s'esclaffant. Quelle bonne plaisanterie ! Sais-tu seulement à qui tu t'adresses en ce moment ?

Eileen eut une moue de surprise.

- HADES est le nom que m'ont donné les hommes.

Elle recula d'un pas, soudainement effrayée. Cet habit, ce regard envoûtant... le dieu des Enfers en personne !

- Et je suis ici pour exécuter la sentence. Adieu, chevalier Cassiopée. Puisses-tu trouver dans l'au-delà quelque rédemption pour tes péchés...

La toute-puissante lumière divine jaillit du corps de Shun, et balaya chaque atome qu'elle put trouver sur son passage. Le Cosmos du dieu emplit l'espace et le temps, propageant la destruction sur la moindre parcelle de vie. Eileen eut un ultime sursaut d'épouvante en voyant la vague déferler sur elle.

Je vais mourir !

Ses yeux furent touchés les premiers, extirpés brutalement de leurs orbites, et broyés dans un sifflement. Puis l'énergie cosmique pulvérisa son visage, le réduisit en un nuage de poussière. Enfin le reste de son corps partit en fumée, éteignant dans sa chute ses dernières bribes de conscience. En moins de temps qu'il n'en avait fallu au dieu pour le penser, la Grande Prêtresse d'Atlantide reposait à même le sol, sous la forme d'un petit tas de cendres incandescentes.

- Dors en paix, Eileen de Cassiopée.


*****

Eileen fut surprise de se découvrir vivante. Indemne, qui plus est. Au moins physiquement. Elle se remit péniblement debout, la tête endolorie. Quel rêve affreux... Toutes ces images horribles lui martelaient encore le crâne. Elle tituba, mais parvint à conserver une relative stabilité.

- Eh bien, Eileen ? Aurais-tu fait un cauchemar ?

Le ton de son fils était sarcastique et cruel.

- Ikki, que m'as-tu fait ?

Ikki descendit les quelques marches qui s'ouvraient devant lui, et vint se placer devant sa mère.

- Tu te trompes, Eileen. Je ne t'ai rien fait. Les scènes auxquelles tu viens d'assister sont ton oeuvre. Elles ont eu lieu par ta faute.
- Ikki, non...

Eileen était désorientée. Elle recula d'un pas, prit une inspiration et attendit que la sérénité la gagne pour remettre de l'ordre dans ses idées. "Il est en partie sous l'emprise d'Arès, songea-t-elle à toute vitesse. Le dieu de la guerre doit décupler sa haine et sa fureur. Il faut à tout prix que je le libère. Que j'expulse Arès de son corps." Une brave ambition, mais comment la mener à bien ?

- N'aurais-tu plus rien à répondre, chevalier de Cassiopée, demanda Phénix qui prenait le silence de sa mère pour une forme de soumission ? Reconnais-tu enfin le poids de tes fautes ?

La Grande Prêtresse ouvrit grand les yeux en dépit de la douleur qui lui vrillait les tempes. Elle concentra son Cosmos entre ses mains longues et fines, puis poussa un cri aigu et mélodieux, presque chantant. Son incantation résonna dans la salle de longues secondes durant.

- Elendur Fëalith !

Ikki avait reculé jusqu'à l'estrade, et observait le chevalier de Cassiopée d'un oeil soupçonneux. Lorsque l'attaque se déclencha, il se plia en deux et se prit la tête entre les mains en laissant échapper des grognements plaintifs. Eileen grimaçait. Le traitement qu'elle venait d'infliger à son propre fils était nécessaire, mais la souffrance qu'il occasionnait la rongeait de culpabilité. Et si ça ne fonctionnait pas ? Et si le chevalier Phénix trouvait la mort dans l'assaut ?

Soudain Elias, qui s'était tenu jusqu'alors en spectateur impassible, parut se réveiller. Il venait visiblement de prendre une décision, et entendait la mettre à exécution. Affichant un sourire narquois, il se pencha en avant et s'élança vers Ikki.

- C'est le moment ou jamais d'en finir, s'écria-t-il triomphalement !

Alors qu'il s'apprêtait à porter un coup violent au chevalier Phénix encore en proie au sortilège d'Eileen, cette dernière s'interposa entre les deux hommes. Fatiguée, blessée, presque inconsciente après son effort, elle trouvait cependant la force de barrer la route à Elias.

- Laisse-moi passer, sorcière, vociféra le chevalier du Lynx ! Tu ne comprends donc pas que c'est notre seule chance d'en venir à bout ? Nous réglerons nos différends personnels plus tard !
- Je ne te laisserai pas porter la main sur mon fils, Elias, murmura-t-elle les yeux fermés. Jamais.

Elias tenta de la contourner pour la prendre de vitesse, mais Eileen se déplaça pour lui bloquer le passage de nouveau. Elias fulminait.
Peine perdue, cette mégère était investie d'une détermination sans faille. Allait-il devoir la tuer, elle également ? Après tout, il n'était plus à ça près... seule la victoire finale comptait. Ne projetait-il pas de se débarrasser d'elle de toute façon ? Il s'apprêtait donc à frapper lorsqu'une voix forte et caverneuse retentit.

- Je te remercie, chevalier de Cassiopée !

Elias sursauta, tandis que l'interpellée manqua défaillir. Cette Voix ! Eileen se retourna avec lenteur. Ikki s'était redressé, et dardait sur elle un regard de fauve. Son aura n'avait plus rien de commun avec celle du chevalier divin.

- Je suis Arès, seigneur de la Guerre. Et je me suis enfin débarrassé du gêneur qui occupait ce corps avec moi. Je suis seul maître à bord, désormais !

Le Dieu se rengorgeait de satisfaction. Grâce à la confusion mentale générée par cette Eileen, il avait pu écarter pour de bon l'âme du chevalier Phénix qui empiétait sur son autorité. A présent, plus rien ne pourrait s'opposer à ses plans.

*****

Magie. Une comète sirupeuse s'empara de l'homme, le plongea dans ses filets scintillants, le propulsa au coeur d'un tourbillon de chaleur et de lumière, et le métamorphosa en quelque pauvre pantin ridicule, acteur involontaire d'une macabre chorégraphie. Tonnerre. L'assaut était rythmé par le choc retentissant et régulier du métal que l'on fracasse en morceaux, à grands renforts d'hémoglobine et de chair pilée. Et le supplice se poursuivait, encore et toujours, sous le regard vif et impitoyable du chevalier Andromède. Aucune rédemption, jamais.

"Il doit payer."

Avec des mouvements secs et rapides, le chevalier divin dirigeait la mise à mort en véritable maître d'œuvre. Ses pupilles rougeoyantes paraissaient prêtes à s'enflammer. Et la litanie continuait d'imprimer ses orbites, brève et haineuse.

"Ils ont pris mon frère. Ils ont pris ma mère. Celui-ci doit payer."

La peau de Shun se crispa soudain, et ses chaînes libérèrent leur proie avec, semblait-il, une certaine réticence. Le corps de Solagar retrouva subitement le contact du sol glacé.

Son armure de Vermeil avait rendu l'âme sous l'implacable fureur de la Chaîne d'Andromède. Quelques morceaux de métal fumants pouvaient encore témoigner de son existence, mais le reste n'était que cendres. Quant au combattant lui-même, son état n'était pas plus réjouissant. Certes, sa poitrine se soulevait encore à de rares reprises. Néanmoins, rien n'autorisait à dire qu'il survivrait. La sinistre flaque ensanglantée dans laquelle il baignait ne poussait d'ailleurs guère à l'optimisme.

Shun demeura immobile, circonspect. Il était parcouru de doutes quant à la situation du combat. Solagar avait-il encore la force de se redresser ?

Hésitation. Après un moment, Shun décida que non. Le chevalier de la Couronne Australe était trop mal en point pour qu'un nouvel assaut soit à sa portée. De plus, d'autres Dissidents restaient encore en lice... ceux-là aussi devaient payer. De leur sang, de leurs larmes, ils paieraient tous.

Shun prit la direction d'un renfoncement qui laissait présager la présence d'un couloir, au fond de la salle.

Gémissement plaintif, derrière lui. Le chevalier Andromède se retourna, impassible. Evidemment. Il avait eu tort de se figurer que l'affrontement avait trouvé son terme. "Même si nos corps sont brisés, le Cosmos, lui, est immortel !" s'est écrié un jour Seiya en se relevant malgré mille blessures. Et Solagar était là, aujourd'hui, dernier témoin de cette inébranlable vérité. Le fait de se trouver cette fois-ci de l'autre côté de la barrière procurait une sensation bizarre au chevalier divin. Une sorte de noeud qui lui comprimait l'estomac. Crainte ou admiration ?

Solagar s'était relevé, prenant appui sur ses jambes pourtant flageolantes.

- Pauvre idiot. Tu veux vraiment te battre contre moi en étant dans ce triste état, persifla un Shun méprisant ?

Solagar resta muet. Il ferma les yeux, et, après avoir manqué s'écrouler à nouveau, parvint à concentrer quelque bribes de Cosmos. Une nouvelle épée surgit soudain dans sa main droite. L'arme était d'une esthétique plus que sommaire. Celle de Galador disposait d'une lame fine et rutilante, d'une manche confortable et serti de joyaux. Celle-ci, en comparaison, aurait pu passer pour un manche à balai tant son aspect était vulgaire. Mais Solagar ne se laissa pas déstabiliser par la mine moqueuse d'Andromède.

- Ignores-tu donc que l'apparence d'une épée ne signifie rien, que seule compte la façon dont on s'en sert, balbutia-t-il à grand-peine ?

Shun ne répondit d'abord rien. Puis il se délesta de sa Chaîne qui tomba par terre, désarticulée. Lui aussi avait choisi son arme. Son poing droit se serra, prêt à exécuter la sentence.

- Allez....... Viens ! lança Andromède.

Temps mort. Puis tout explosa sans crier gare. Chacun fusa vers son ennemi, comme deux étoiles filantes sur le point de se percuter dans une gerbe étincelante. La main contre l'épée. La distance qui séparait les adversaires s'amenuisa, se réduisit, puis...

Tout était calme. Le chevalier de Vermeil était debout, face au mur. Droit, rigide, presque hautain. Un long moment s'écoula, avant que sa voix amère et blessée ne fasse fuir le silence.

- Seigneur Poséidon. Pardonnez-moi...

Solagar s'affaissa sur la pierre humide. Pour de bon, cette fois. Son abdomen perforé pleura une semence écarlate, et son regard s'enfuit, loin des hommes et de leurs carnages.

Shun ne se retourna même pas pour contempler avec triomphe la carcasse désolée de l'ennemi vaincu. Il n'esquissa aucun geste, aucun mouvement. Observa les secondes filer avec des yeux vides. Un long trait rouge lui striait la joue gauche, et des gouttes brûlantes s'agglutinaient au coin de la blessure avant de chuter par terre. Plic, ploc.

" Et maintenant ?

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Cette fiction est copyright Emmanuel Axelrad et Clément Baudot.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.