Chapitre 17 : Sentence


Un autre temps, un autre lieu. Ici, à Giudecca, ne règnent que Mort et Néant. Un Cosmos s'enflamme. Celui du Phénix, juge et bourreau à la fois.

- Ainsi a parlé Shun, mon digne frère...

L'Oiseau de feu n'ose seulement poser le regard sur ce poing embrasé, bientôt ruisselant, comme par crainte d'être aveuglé par sa propre volonté.

- Shun, tu es bien un chevalier d'Athéna !

La main droite s'abaisse avec lenteur. Prête à métamorphoser le céleste Palais en divine sépulture.

- Shun ! Ta vie contre celle de l'humanité tout entière !

Naît un élan formidable. Les cris d'une jeune fille affolée se perdent dans le grondement d'une colère fratricide. Il est écrit, quelque part, que la voie d'Andromède est celle du Sacrifice. Alors pourquoi pas maintenant ?

- Je prends ta vie !

Et frappe le tonnerre. Avant que l'orage ne les emporte tous deux, Shun a le temps d'apercevoir dans les yeux de son frère quelque chose qui ressemble à du désespoir. Pourvu que ce ne soit qu'un cauchemar...


- Eh bien ? Tu rêves ?

Le dieu ricana, le gamin s'avança.

Que dire lorsqu'il n'y a rien à dire, lorsque toute la tension d'un instant formidable se trouve condensée dans un simple regard d'enfant ? Les yeux d'Andromède étaient braises. Stables, sereins, mais implacables. Ils fixaient le dieu de la guerre comme une cible à cent mille points.

- Alors toi aussi, gamin, tu veux te mesurer à moi, demanda l'intéressé, non sans nonchalance ?

L'extrémité triangulaire de sa chaîne s'agita avec une colère contenue, et Shun renforça sur elle son emprise. Elle aurait voulu s'embraser, fendre l'air et s'élancer vers l'Ennemi afin d'épancher une soif millénaire : rien à faire. Le moment n'était pas encore venu.

- Arès ! Tu vas perdre.

Un infime frémissement de sourcils en guise d'hésitation. Répartie acerbe, ou silence méprisant ? Un instant suffit à la divinité pour entériner son choix. Manifester à ce gosse sûr de lui plus d'attention qu'il n'en méritait aurait été lui faire trop d'honneur. Lui infliger en revanche une divine correction : voilà une intention qui ne faisait aucunement débat. Arès sourit intérieurement. Andromède allait périr de la main de son propre frère...

- J'attends, murmura-t-il avec la délectation de celui qui savourait par avance une imminente plénitude.

Shun hurla.

***

Par trois fois, le chevalier Andromède attaqua.

Il y eut d'abord un imperceptible mouvement de poignets, une sorte de frémissement furtif mais chargé d'une tension infinie, auquel les mille maillons de métal répondirent par une secousse électrifiée. Le ballet prit lentement son envol. Immobile dans un linceul argenté, Shun donna un nouveau sens au mot "virtuose". Sa chaîne, en fidèle interprète d'une oeuvre magistrale, tournoya autour de lui avec une élégance que n'aurait pas renié un certain général Sorrente. Puis ce fut l'assaut. Choc, puissance et fracas. L'espace d'une seconde, quelques traits de lumière zébrèrent la salle en laissant sur leur passage des volutes enflammées, et le dieu de la guerre vit fondre sur lui, dans un concert d'exclamations féroces et terrifiantes, les invincibles cohortes d'une armée formidable. Mais quand cette seconde s'éteignit pour laisser place à la suivante, l'offensive avait déjà trouvé son terme. Un fin sourire illumina le visage d'Arès, et tout fut fait. D'un geste calme et assuré, il saisit les chaînes enragées, et leur imprima quelque secousse autoritaire pour leur intimer le silence. Après un instant de révolte aussi bref que stérile, le vacarme se tut, et le métal grisâtre retomba au sol, inerte.

- Je suis Dieu, lança Arès en faisant craquer ses doigts. Désires-tu vraiment poursuivre le combat ?

Shun ne répondit que par une moue d'écoeurement. Il serra les poings et se débarrassa sans tarder de cette chaîne si facile à intimider. Un temps mort s'ensuivit, au cours duquel il expira tranquillement une douce malédiction à l'attention de son adversaire. Son Cosmos s'accrut soudain. Puis explosa.

- TORNADE NEBULAIRE ! ! ! ! ! !

Jamais Shun n'avait déclenché cette technique à un tel niveau de puissance.
Si Aphrodite des Poissons s'était trouvé sur les lieux de l'affrontement, grand aurait été son désir de s'agenouiller au sol et de pleurer, en découvrant qu'il n'avait été vaincu que par une brise légère, là où il avait cru périr par la force d'un ouragan. La salle, auparavant éclairée par une douce lueur bleutée, vira subitement au rouge, et s'emplit d'un effroyable vacarme. Entre les deux adversaires, une faille de plusieurs mètres s'entrouvrit. Cette fois-ci, Arès ne put réprimer un regard d'inquiétude en direction du plafond qui menaçait de s'effondrer sous la pression. Que deviendrait sa divinité, une fois ensevelie sous des tonnes de gravats ? Shun ne lui laissa pas le temps de résoudre le problème. La Tornade frappa soudain le corps du chevalier Phénix, le fit ployer un instant, demeura dans l'incertitude un moment durant... mais ne parvint cependant pas à lui faire perdre son équilibre. Arès retrouva son sourire narquois. Il y eut un coup de tonnerre, puis... la tempête prit fin, aussi promptement qu'elle était survenue. Une nouvelle fois, Shun prit l'apparence du petit garçon qu'il était, timide et désarmé. L'illusion ne tint qu'un instant, à l'issue duquel le masque de colère s'imprima de nouveau sur ses traits. Regard froid et sévère. Arès allait payer : d'une manière, ou d'une autre.

Shun disparut. Son adversaire eut tôt fait de passer le cap de l'incompréhension en levant les yeux vers les poutres de la salle. Le chevalier Andromède se tenait là, le poing droit enserré dans un gant de flammes. Le sourire narquois avait changé de camp. Avec un hoquet, l'enfant bondit.

- Par le poing d'Andromède !

Il est des circonstances où même le septième sens le plus aiguisé ne peut suffire. Cette idée conquit l'esprit de Shun lorsque sa main vint cogner contre celle d'Arès, aussi vif à la parade qu'Andromède l'était à l'offensive. Peine perdue. Le chevalier divin fut gagné par une glaciale incompréhension. La fureur lui avait pourtant donné une puissance que jamais auparavant il n'avait pu entrevoir en lui ! Et Arès, au fond, n'était "qu'un" dieu ! La rage de Shun prit encore davantage d'ampleur face à ce qu'il considérait comme la pire des injustices. Si la logique même n'était plus de mise, à quoi bon lutter ?

- Hin... et maintenant, persifla le dieu de la Guerre ?

Il écrasa négligemment la paume de sa main droite contre le visage de Shun, et le propulsa contre une colonne adjacente. Avec une lenteur toute calculée, il s'approcha du chevalier de bronze et lui jeta un regard de défi.

- Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ?

***

Croisement : la verticalité contre l'horizontalité. Le dieu, détenteur de la première, surpassait de toute sa superbe le timide gamin soumis à la seconde. La domination se trouve toujours dans le même camp, en fin de compte. Rien ne change.
- Observe bien mon visage, chevalier Andromède, jubila le divin. La dernière image que tes yeux saisiront en ce monde se doit d'être percutante, tu ne crois pas ?

Arès se pencha vers l'enfant grimaçant. Aucun moyen de renverser la situation ? L'évidente supériorité de son adversaire ne laissait guère de doute quant à ses chances de triompher. Peut-être qu'un petit tour de passe-passe...

La lumière rougeoyante, qui nimbait le chevalier de Bronze depuis le début de l'affrontement, explosa soudain. Arès eut un grognement, et dut intimer l'ordre à son corps d'emprunt de fermer les yeux à titre préventif. Lorsqu'il les rouvrit, sa victime s'était volatilisée. Pire.
La voilà derrière lui, en train de s'agripper à ses épaules avec autant d'efficacité qu'une sangsue des marais. Arès sentit le souffle haletant de Shun lui caresser la nuque. Pouah...

- Qu'est-ce que tu espères, gamin ? Tu crois pouvoir tenir longtemps dans une telle posture, s'enflamma le dieu ??

En guise de réponse, les chaînes d'Andromède retrouvèrent la vie qui les avait délaissées pendant quelques instants, et vinrent se serrer contre les membres d'Ikki. Shun et Arès, désormais, ne faisaient qu'un. Pour le meilleur, et surtout pour le pire... quand la compréhension gagna le dieu de la Guerre, son persiflage reprit avec un mépris non dissimulé.

- Crétin de Chevalier Sacré... tu comptes nous pulvériser tous les deux, dans l'espoir d'échapper à la défaite ?

Andromède se tint coi. Arès laissa éclater sa fureur.

- C'est bien ce à quoi tu penses, Shun ? ? ?
- Douterais-tu de mes chances d'aboutir... mon frère, murmura Shun avec ironie ? Me crois-tu donc incapable de déclencher l'apocalypse ?

Dans un laborieux mouvement du menton, Arès parvint à tourner la tête jusqu'à pouvoir croiser le regard de Shun. Ce qu'il y découvrit... sa colère retomba. Son aura décrut. Le vide l'emplit soudain. Après tout, quand la fin s'approche, pourquoi lutter ?

- A très bientôt, Ikki... articula Andromède avec lenteur tant la pression de son propre Cosmos devenait insoutenable. Pour le moment.... MEURS ! ! ! ! !

La rage. Rien que la rage.

***

Une terrible déflagration avait d'abord retenti. Le signe d'une explosion de Cosmos aussi puissante que lointaine. Dohko avait poussé une vibrante exclamation, tandis que Shaka, qui venait de pénétrer dans le treizième Temple, ouvrait les yeux de stupeur. Ca avait été si gigantesque... Athéna, plus prompte que ses chevaliers à mettre un nom sur une aura, avait immédiatement perçu que c'était de Shun qu'il s'agissait. Aussitôt après, tout s'était tu, comme s'il y avait eu une sorte de recul. Un silence s'était ensuivi. Après quoi... cette terrible cosmo-énergie s'était installée, incrustée, pour ne plus s'éteindre. Les trois personnes présentes dans le Palais du Pope ne savaient pas exactement ce qui s'était produit. Ils ne devinaient que l'évident, à savoir que quelque chose avait eu lieu. Cette incertitude n'était pas agréable du tout, à plus forte raison pour de puissants chevaliers accoutumés à comprendre sur-le-champ une situation nouvelle.

L'événement, dont on ne connaissait que la gravité, ne manqua pas de susciter le doute chez la déesse. Peut-être n'avait-elle pas pris la bonne décision. Peut-être n'était-il pas trop tard pour rectifier ses directives...

Un gouvernant n'est pas censé se laisser aller à la crainte et à l'indécision : dès lors qu'on est tenu par des responsabilités, on se doit de trancher sans attendre, en évitant surtout de révéler ses propres peurs. Il est néanmoins des circonstances où une alerte franche et claire vaut mieux que de méfiantes impressions. Plutôt que de dissimuler le péril, il est parfois préférable de le pointer du doigt, le dévoiler aux yeux de chacun. Tactique de dernier instant. De toute façon, les autres chevaliers avaient forcément ressenti eux aussi cette aura...

Athéna convoqua la totalité de ses guerriers dans le Temple du Grand Pope. La Vierge et la Balance approuvèrent, non pas parce qu'ils voyaient dans cette décision la solution à choisir, mais surtout parce qu'ils n'en avaient aucune autre à suggérer.

"Et maintenant ?" frémit Saori.

***

Et maintenant ?

Shun se demanda s'il n'avait fait qu'entériner un processus depuis longtemps inéluctable... ou s'il avait réellement commis la bévue la plus terrible de toute l'histoire de la Chevalerie.

Arès était vivant. Cette réalité était certes déplaisante et fort peu encourageante pour la suite des événements, mais loin d'être gravissime. Peu surprenante, de surcroît. Qui avait cru que le dieu de la Guerre serait si facilement mis en échec ?

Arès était indemne. Cela était déjà autrement plus fâcheux. Shun ne s'attendait pas à ce que sa dernière tentative soit, elle aussi, un coup d'épée dans l'eau.
Il n'avait pas l'arrogance de se croire en mesure de terrasser Arès à lui seul, mais de là à imaginer que le dieu en sortirait aussi frais et dispos qu'au petit matin... rien de catastrophique, cependant.

Shun, lui, n'avait pas échappé aux blessures. Sa chair était tailladée de toutes parts, son visage ensanglanté. Peu de choses néanmoins. Voilà déjà bien des années qu'il était rompu à de tels traitements... quelques écorchures ne suffiraient pas à le pousser au désespoir.

Non, c'était autre chose. Un événement dont la gravité ne trouverait sans doute jamais de mesure à sa taille. Il n'y a pas de mots pour qualifier un tel état de fait. Shun eut un regard attristé pour son abdomen. Son abdomen nu... et l'éclat de rire divin lui déchira les tympans.

Arès était debout. Revêtu d'une armure qui, bien qu'inédite, se reconnaissait au premier coup d'oeil. Celle d'Ouranos.

***

Quand survint la déflagration, un typhon s'empara de l'Olympe, la secoua dans tous les sens une éternité durant. Puis céda la place à la consternation devant l'indicible. Zeus et ses alliés n'osaient proférer une parole, par crainte sans doute d'ouvrir la porte à une discussion que personne n'avait envie d'accueillir, mais que tous savaient incontournable. Zeus toutefois réunit sa cour, et décida de rompre ce silence plus pesant encore que la pénible conversation qu'il augurait. Restait à trouver les mots. Zeus regarda ses féaux. Dans un coin sombre, seul, se tenait Héphaïstos. Le roi des dieux le vit parler mais il était trop loin pour distinguer ses paroles. Toutefois, il n'y avait guère à se méprendre… Une conversation, lointaine, vint à ce moment résonner dans la tête du roi des dieux.

- Est-il possible que les armures du Phénix et d'Andromède puissent un jour se réunir sous la forme de celle d'Ouranos ?
- C'est possible, Père, mais hautement improbable.
- Et pourquoi cela ?
- Parce qu'il faudrait tout d'abord que deux personnes étroitement liées par le sang soient chevaliers d'Andromède et du Phénix à la même époque. Il faudrait ensuite qu'un Dieu ait choisi le futur chevalier Phénix pour sa réincarnation mortelle. Ensuite, pour avoir lieu, une fusion des deux armures nécessiterait une cosmo-énergie équivalente à celle d'un Dieu. Enfin, il faudrait que le Dieu en question ait suffisamment de haine et de puissance en lui pour être capable d'absorber le pouvoir de la chaîne d'Andromède.
- Et s'il y parvient ?
- Alors il sera virtuellement le maître de l'univers…



Zeus serra le poing, mais plus en signe d'impuissance que de rage.

- Que dire... murmura-t-il finalement avec dépit.

On ne répondit pas. Difficile de trouver matière à parler quand même le puissant Zeus n'y parvient pas. Son fils pourtant se jeta à l'eau, quitte à n'énoncer que des évidences.

- Nous sommes... commença Hermès avec consternation. Je veux dire... Père, nous sommes...
- Salement dans la merde. Oui, tu as le droit de le dire, Hermès.

Personne ne releva l'écart de langage. Même pour les dieux, la correction peut parfois devenir un luxe.

- Avez-vous une idée, puissant Zeus ?

L'interpellé ricana intérieurement. "Voilà donc à quoi servent les chefs : à résoudre les situations de crise, à rien d'autre. Et quand ils en sont incapables ?" Il expira profondément pour masquer le soupir qui le démangeait.

- Le moment est venu, je crois, de reprendre les armes... dit-il doucement.

Tous se levèrent soudain, prêts à obéir au commandement résigné, lorsqu'une délicate mélodie vint leur caresser les oreilles. Entrèrent un joueur de flûte, suivi d'une divinité dont le charisme imposa à tous un mouvement de recul. L'Ebranleur du sol pénétra la salle avec majesté. S'agenouilla aux pieds du roi des dieux.

- Divin Zeus... je vous demande l'autorisation d'intervenir. Sans vous garantir le succès de façon catégorique, je crois pouvoir régler cette situation.

Son regard empli d'espérance aurait fait fléchir le plus inflexible. Mû par sa propre volonté ou par une subie inspiration, le monarque acquiesça. Désormais, tout reposait sur Poséidon.

***

Shun n'osait pas fermer les yeux, ç'aurait été là une trop conduite indigne. Mais les tenir ouverts lui répugnait davantage encore. Que faire d'autre qu'attendre la mort, et prier pour que la punition soit clémente ? Certainement pas lutter. Arès pouvait tout, désormais.

Arès... Les dés lui étaient si favorables qu'il hésitait encore à s'y fier. Etait-ce seulement possible ? Mieux valait d'abord dédaigner l'apparence, et chercher la preuve dans les faits. Inutile pour cela de tuer aussitôt son jeune adversaire. Le dieu de la guerre avait autre chose en tête qu'une de ces raclées dont il avait le secret.
Non, mieux valait effectuer une cinglante démonstration de ses nouvelles potentialités, et soumettre ainsi Andromède par l'effroi plutôt que par la douleur.

Un éclair. Le décor mua.

- En tant que porteur de cette armure, annonça le dieu avec grandiloquence, je suis maître de l'espace...

La caverne s'effaça. D'une immédiate pensée, le dieu avait métamorphosé une salle taillée dans le roc en paisible clairière. Shun sursauta. S'il n'avait aucune certitude quant au lieu où il se tenait, il se devinait cependant loin, très loin de l'Atlantide. Les corps inanimés de Saga, de Kanon et d'Eileen s'étaient volatilisés : autour de lui ne demeurait qu'une large étendue d'herbe, cerclée de platanes. Arès, les mains sur les hanches, inspectait les environs avec le regard de l'artiste qui jauge une tentative. Après un instant, l'insatisfaction gagna son visage. Tel un enfant à qui l'on vient d'offrir le plus fabuleux des jouets, l'émerveillement se dissipa très vite devant la déception. Il pouvait tellement plus avec cette armure...

Shun eut un frémissement, comprit qu'une nouvelle transformation était imminente. Il avait encore du mal à déterminer si tout cela n'était qu'illusion, ou bel et bien téléportation. Il eût sans conteste choisi la première solution, mais la réalité penchait plutôt vers la seconde. Shun avait peine à en croire ses sens : il n'ignorait pas que Mû possédait une grande maîtrise dans cette discipline, mais le Bélier aurait-il été capable d'effectuer un tel voyage sur une si longue distance ? La réponse tendait vers la négative, lorsque la clairière s'effondra sur elle-même. Les couleurs se fondirent les unes aux autres, avant de se stabiliser selon un schéma inédit. Le nouveau décor était tout aussi inconnu, mais autrement plus agité. Une féroce bataille s'était engagée, au milieu de laquelle Arès avait cru bon de les transporter. Ce n'était toutefois pas là que résidait le plus déconcertant. Shun laissa planer son regard sur ces hommes en armes qui se livraient combat de tous côtés, sur cette muraille grisâtre qui semblait faire office d'objectif pour les assaillants, sur ces machines de guerre qui propulsaient d'énormes rochers incandescents... le commentaire du dieu de la guerre concrétisa ses craintes. Frisson.

- … Mais je suis également maître du Temps ! s'exclama Arès dans un mouvement de triomphe dément.

Rendu soudain immobile par le divin Cosmos, Shun devint livide. Jamais un combattant, d'un Ordre ou d'un Autre, n'avait pu atteindre un tel degré de maîtrise de son Cosmos. Le voyage dans le temps : était-ce là le dixième sens ? Ou le onzième ? Qu'importe... Arès était omnipotent, désormais. Shun maudit sa propre inconscience. Aucun mot n'avait assez de force pour qualifier sa bévue de tout à l'heure. Tout ce qu'il pouvait espérer désormais, c'était de mourir assez vite pour n'avoir pas le temps d'en commettre une seconde.

Arès, lui, avait visiblement oublié son petit protégé. Avec une jouissance évidente, il propulsait à tour de bras d'énormes tronçons d'énergie brute sur les corps d'armée qui parcouraient la plaine boisée. A chaque instant, des soldats par centaines venaient rejoindre les rangs de ses victimes avec des plaintes déchirantes. Ecorchés, transpercés, brûlés, concassés, quelle importance ? Chaque vie qui s'éteignait remplissait le dieu de la guerre d'un indicible sentiment de puissance, qui le poussait à faire encore plus. Plus fort, plus vite, plus sauvage. Quel formidable pouvoir que celui de cette armure ! Le sourire aux lèvres, Arès déchaînait tempêtes et raz-de-marée sur quiconque pénétrait son champ de vision. Aux boulets enflammés, il répondait par un déluge de poussière d'étoiles. Aux carreaux d'arbalète, il opposait la simple force de sa volonté, et décimait les tireurs par paquets entiers. Le bruit sonore du membre que l'on arrache venait lui chatouiller les oreilles de temps à autre, lui faisait décocher un sourire à l'adresse du malheureux. Chair tuméfiée, grillée, broyée, tout lui était savoureux : Arès ne faisait pas le difficile. Nulle distinction entre défenseurs et attaquants, nulle pitié pour un camp ou pour l'autre. L'égalité dans le trépas, voilà le principe qui guidait la main du dieu. Riche ou misérable, après tout, le cri d'agonie était le même... carnage, carnage, et carnage. Quand de trop longues minutes se furent écoulées, que la plaine, de vert pimpant, fut devenue écarlate, et que le seul silence fit écho à ses grognements de plaisir, le dieu mit fin au massacre. Repu. Bosquets, collines, murailles : tout avait été rasé par la divine colère. Et sur le champ de bataille, des cadavres. Par milliers.

- Ahh, soupira-t-il comme un goinfre après s'être empiffré. Je ferai ça plus souvent, désormais. Tu n'imagines pas quel plaisir la fête procure !

Shun, agenouillé, ne prit pas la peine de répondre. Ses yeux étaient aussi rouges que la terre contre laquelle il appuyait ses poings, dans laquelle il aurait voulu s'enfoncer, s'enfoncer encore, s'enfoncer toujours pour n'en jamais remonter...

- Allons, petit, lança le dieu à la cantonade. Relève-toi ! J'ai encore une petite surprise pour toi, avant de te donner la mort. Tu ne veux pas la découvrir ?

Le regard gourmand, Arès claqua des doigts, et un nouveau décor parut. Le chevalier de Bronze, quand il reconnut les lieux, laissa échapper un hoquet de surprise. Arès les avait téléportés dans l'arène du Sanctuaire d'Athéna !

Hyoga et Shiryu s'apprêtaient justement à grimper les marches menant à la première Maison. Quand leur frère parut en compagnie du dieu de la Guerre, un silence interloqué s'installa. Lorsque l'incompréhension enfin se fut dissipée, les deux chevaliers de Bronze se ruèrent en direction de celui qui avait emprunté le corps d'Ikki. Lorsque l'ennemi est désigné, inutile de s'embarrasser de protocole.

- ROZAN SHO RYU HA ! !
- AURORA EXECUTION ! !

Arès arbora la figure rieuse d'un enfant à l'approche d'un nouveau terrain de jeu. Détendu, il tendit la main vers ses deux adversaires. Ouvrit la main. Trois chevaliers de bronze pour le prix d'un ! C'était presque trop. Arès émit un ricanement à cette pensée, pendant qu'il opposait sa propre force à celle de ses deux adversaires. Un divin coup de balai plus tard, les armures divines du Dragon et du Cygne étaient en miettes, et leurs propriétaires, à peine plus vaillants. Morts ? Pas encore... à quoi bon se presser ? Le temps lui appartenait, désormais. C'est un Arès malicieux qui se tourna en direction d'Andromède.

- Alors, gamin ? Tu m'attaques, défia-t-il ? Ou préfères-tu que je tranche la tête à tes frères ?

Sans prononcer un mot, Shun obtempéra. La violence l'avait conduit jusqu'ici, elle seule pourrait l'en sortir. Les yeux hagards, la bouche sanguinolente et le front abattu, il concentra autour de lui la fragile aura qu'il parvenait encore à dégager et à maintenir. Il était limpide que cela ne représentait pas grand-chose. "On ne gagne pas une victoire uniquement avec du courage", avait dit un jour un guerrier parmi les plus vaillants. La figure de Shun se courba un temps, soumise à un relatif désespoir, jusqu'à ce que Shun se souvienne de ce qui était advenu à ce fameux guerrier. Atlas avait été vaincu, comme les autres : Arès serait le prochain, voilà ce qu'il suffisait de penser. De croire, une fois encore, en la capacité destructrice de sa Tornade. Néanmoins, à l'instant même où la tempête allait se déverser sur le dieu, celui-ci tapa dans ses mains. Le réveil fut rude. En guise de panorama, le Temple souterrain où gisaient toujours inanimés Eileen, ainsi que les Gémeaux. Le cycle s'achevait ici comme un retour au point de départ. En face d'un Arès toujours plus triomphant, dont le résonant rire se répercutait à l'infini sur les parois.

***

Beaucoup plus haut. L'Empereur des Mers ayant quitté les lieux pour vaquer à quelque mystérieux projet, on méditait sur ses intentions. Nul ne savait exactement ce que Poséidon avaient en tête. Tous avaient été surpris de son initiative : certains rassurés, mais beaucoup sceptiques. Voire inquiets. Que pourrait le Dieu des Océans face à un Arès devenu presque omnipotent ? On doutait de sa capacité à inverser le cours des choses. Quelques-uns préconisaient même un assaut immédiat et général sur l'Atlantide. Mais le grand Zeus fit taire les plus belliqueux, et tâcha de convaincre chacun que l'attente était pour l'instant la moins mauvaise des solutions.

- Après tout, disait-il calmement... Poséidon semble avoir confiance.

C'était moins que peu. Se pouvait-il que cela suffise ?

***

Une seconde se tendit. Les yeux du chevalier Andromède s'embuèrent de larmes. Se fondirent dans un océan cristallin.

Loin d'ici, très loin, s'étend une terre chérie par tous les dieux. Voilà des siècles que Soleil et Lune en alternent la garde avec une bienveillance millénaire. La Plénitude, en sage nourrice de cet Enfant divin, a déposé sur l'île son voile délicat. Jamais on n'y pleure, jamais on n'y souffre. Atlantide depuis toujours veille sur ses chérubins.

Shun plane doucement au-dessus des nuages, la nuque chatouillée par un rayon de soleil, tandis qu'un souffle léger va et vient sur sa souriante figure. Ferme les yeux. Shun est bien. Si seulement l'éternité pouvait tenir dans ce seul instant...

Rouvre les paupières. On l'attend, plus bas. L'oeil exalté, Shun prend de la vitesse et perce les nuages avec ferveur. L'infini lui tend les bras, il lui suffirait d'accélérer sa descente en direction des flots délicatement teintés. Au dernier instant pourtant, Shun redresse la tête. Devant lui, l'île. Shun stabilise son avancée. L'air n'a pas tout à fait la même saveur, ici.

Une plage. Cà et là, des enfants, des jeux, des rires. La jeunesse est belle, en ce monde, qui regarde défiler les heures sous la caresse de l'astre paternel. Shun est grisé un instant, puis dépasse la rive, s'éloigne. Plus loin réside sa destinée.

Les champs. Andromède survole une mosaïque à l'échelle divine. Les couleurs chatoyantes attirent le regard, les effluves insistent pour le retenir, mais rien n'y fait. Shun est attendu ailleurs. Une autre fois, peut-être...

Les édifices prennent à l'horizon des dimensions grandissantes. De points indiscernables, ils deviennent colosses gigantesques. Pas de muraille en ces lieux : contre quel ennemi se protéger ? La cité en revanche est constellée de mille splendeurs architecturales. Les demeures les plus sobres rempliraient de honte les plus adroits bâtisseurs antiques. Ici, tout est construit à la mesure des dieux. A l'entrée du port se dresse une tour aux proportions démentielles. Shun ne parvient à en apercevoir le sommet. Peut-être touche-t-il le Soleil... La capitale toute entière n'est que marbre, dorures, joyaux. Même les discrets mausolées sont sertis d'émeraudes.

Shun ralentit pour admirer les ruelles joyeuses et animées. Chacun s'y presse, pour retrouver un ami ou simplement pour profiter de l'enthousiasme ambiant. Les vêtements sont colorés, lumineux, sans pour autant agresser le regard. Chacun ici se trouve chez lui, où qu'il soit. Shun sourit.

Une colline... la colline. A son sommet se tient la cérémonie. Shun s'élève en direction de l'objectif, sans se presser plus qu'il ne faudrait. Tous les dignitaires du pays sont présents, les yeux rivés sur l'Invité. Shun s'approche lentement du cercle, se pose en son centre avec élégance. Se tourne vers Elle. Alana.

- Vous êtes venu... fait-elle avec une esquisse de sourire. Je vous remercie.

Shun, sans mot dire, vient se poster devant la Grande Prêtresse. Sa main vient se poser dans celle, plus rigide, d'Alana. Autour d'eux réunis naît quelque aura pure et blanche.

- Vous l'êtes, murmure Alana, sibylline, et son sourire s'élargit.

Elle abandonne un instant le masque grave et sévère de la Grande Prêtresse, devient petite fille face au chevalier divin. Puis elle recule, comme soulagée.

- Il vous reconnaîtra, dit-elle simplement.

Elle s'écarte, et Shun découvre derrière elle la présence de celui qui porte tous les noms. Sur sa toge, le traditionnel trident doré, identique à celui qu'il porte dans la main droite.

Mû par quelque soudaine intuition, Shun se rapproche du dieu. S'agenouille et baisse le regard en signe de vénération. L'Empereur des Mers pose sa main gauche sur la tête de l'enfant, semble la soupeser, pour enfin hausser un sourcil.

- Jeune chevalier d'Athéna... es-tu prêt à accomplir ce qui doit être accompli ?

Cette fois, Shun ose plonger ses yeux dans ceux de l'Ebranleur du Sol. Il acquiesce silencieusement. Après une seconde d'oscillation, Poséidon sourit à son tour.
Le dieu plonge sa main gauche dans le bassin de l'autel, et trace un symbole ruisselant sur le front de l'enfant. Le Trident.

- Alors va, Andromède. Que ton destin soit grand.

Avant de passer sous l'arche de lumière, Shun a un dernier regard pour ce monde dont il connaît la destinée. Le voile de la Plénitude, un jour, linceul deviendra... il en est ainsi. Ce qui doit avoir lieu... doit avoir lieu, justement. Pourquoi regretter l'inéluctable ?

Baissant le regard, Shun traverse l'arche. Un destin l'attend.


***

- As-tu bien conscience du cadeau que tu viens de m'offrir, gamin ?

Après une seconde d'évasion, de sérénité, le retour à la normale est toujours douloureux. Ici, plus encore. Shun eut mal au coeur en réintégrant la réalité. Mais c'était la réalité, après tout. Elle valait finalement mieux que le plus fabuleux des songes.

- J'ai encore peine à le croire, monologua le dieu qui ne semblait pas avoir remarqué le Trident qui ornait désormais le front de son jeune Ennemi.

Pourquoi manifester de l'intérêt à un morveux qui souffre ses derniers instants ? La jouissance et le triomphe sont tellement plus exaltants...
Arès marchait de long en large dans la pièce, inspectant chaque parcelle de sa nouvelle armure avec autant de candeur qu'un Chevalier Sacré nouvellement promu. Comment croire à un tel miracle ? Jamais il n'avait tant espéré ! Rêves de gloire, de conquête, de richesse, et de pouvoir infini... Tout lui était désormais permis. Il allait détrôner tout l'Olympe. Soumettre Zeus à ses caprices. Et qui sait ? Peut-être que Dieu lui-même, tout là-haut, ne pourrait lui résister...

- Encore faut-il que tu viennes à bout de moi, Arès, défia Shun qui s'était relevé.

Le dieu crut s'étrangler de rire.

- Pas mal du tout ! Finalement, peut-être vais-je te laisser la vie, et faire de toi mon bouffon.... qu'en penses-tu ?
- J'en pense... se concentra Shun dont le front étincelait de plus en plus. J'en pense que tu vas perdre !

Cette fois-ci, Arès conserva un calme qui n'avait rien d'habituel. Au lieu de renvoyer la balle à son destinataire par quelques mots chargés de colère, il resta coi. Un froncement de sourcils rembrunit le visage d'Ikki. Il était temps désormais de mettre un point final à cette mascarade. Avec la figure de celui qui s'apprête à fournir quelque effort démesuré, Arès échauffa ses poignets d'emprunt. Ses mains encore ensanglantées n'attendaient qu'un ordre, qu'une pensée. Qui tardait à venir : le propos, une fois de plus, différa le passage à l'acte.

- Chevalier Andromède ! Tu n'es désormais plus. Je me charge de récompenser ta bravoure par une mort digne et sans souffrances. Ce n'est que justice, après tout ce que tu as fait pour moi... acheva-t-il avec délectation, à l'adresse d'un Shun encore vaillant.

L'assaut succéda aux paroles, une fois de plus. Mais la seule chose que perçut Arès avant que tout ne sombre dans un flou indescriptible, ce fut l'aura d'Andromède. En un instant, elle vira au doré le plus éblouissant. Au lieu de s'en alerter, le dieu poursuivit son offensive. Voulut frapper.

- Meurs...
- ... et que soit prononcée la Sentence Divine, compléta Shun sans chercher d'esquive !

Le sol s'ébranla. Lumière, épaisse et profonde Lumière...

***

L'impact frappa aussitôt.

Une minute durant, le soleil cessa de luire, et s'éteignit comme si quelque entité supérieure en avait désactivé le mécanisme.

Assise sur l'autel de son temple, Athéna s'évanouit, et sa silhouette se nimba d'une aura lumineuse qui n'était pas la sienne. Après quoi, en un instant, une fulgurante lueur parcourut la Terre entière, traversa chaque être pour s'en éloigner sur-le-champ.

Puis le jour revint, le tumulte s'apaisa. Au Sanctuaire, les chevaliers survivants se demandèrent ce qu'il était advenu de leur compagnon aux cheveux verts, et au regard mélancolique.

***

Cette fois-ci, point de silence en l'Olympe. De tous côtés fusèrent impatience et incompréhension. Instantanément, le Grand Zeus fit taire les exclamations d'un geste furtif de la main droite.

- Hermès, va me chercher Poséidon, ordonna-t-il simplement.

***

Un oeil, puis l'autre. Puis les deux en même temps. Un effort aussi indispensable que pénible. Lorsque enfin ses yeux se furent accoutumés à la pénombre, le chevalier de Bronze s'assit par terre. Etait-ce à un cauchemar qu'il venait d'assister ? Ou à pire encore ? Un étau lui vrillait le crâne. Et toutes ces images de mort et de sang... le jeune garçon cracha par terre, mais le goût demeurait. Après quelques soupirs, il examina quel décor l'entourait. A l'autre bout de la salle, trois formes inanimées, allongées sur le sol : il reconnut sans peine les contours des armures des Gémeaux. La troisième devait être Eileen. Ils ne tarderaient pas à se réveiller.

Le chevalier se retourna en grimaçant. Et ce qui aurait dû le remplir de soulagement lui arracha une plainte informe, à mi-chemin entre le refus et la douleur.

Deux armures, celles du Phénix et d'Andromède, luisaient dans la pénombre. Entre elles, un corps supplicié. Celui de Shun d'Andromède. Sans qu'il en prenne vraiment conscience, des larmes inondèrent la figure d'Ikki.

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Cette fiction est copyright Emmanuel Axelrad et Clément Baudot.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.