Chapitre 7 : Le soleil de Crete


Hyoga

Je m'éveillai. Les brumes du sommeil qui me retenaient encore s'écartèrent progressivement autour de moi et disparurent, me laissant parfaitement conscient, l'esprit clair. Je ne bougeai pas pour autant. Au contraire, je restai allongé, les yeux ouverts, savourant cet instant de bien-être intense entre passé et futur. Mon esprit était vide de tout souvenir et de toute préoccupation, et ne connaissait qu'une sérénité absolue. J'observai ce qui m'entourait, enregistrant chaque détail avec une lenteur délibérée. Le plafond élevé, les murs colorés, le lit où je me trouvais...

Le lit. Je sentais le contact légèrement rugueux du drap contre ma peau nue. Je respirais le parfum doux et fort qui y était encore attaché. Et je me souvins. Cette nuit... Mon coeur se mit à battre plus vite tout à coup. Cette nuit. Je ne pouvais la décrire autrement que par ces deux mots-là. Et je savais que je m'en souviendrais tant que je continuerais à respirer et à vivre. Cette nuit. J'avais ressenti quelque chose que je ne pouvais décrire, une émotion qui m'avait embrasé et consumé. Une émotion non seulement physique, mais aussi morale. J'avais senti mon esprit s'ouvrir dans son intégralité sous ce contact si doux et tous les recoins d'ombre qui s'y abritaient se dissiper. Je me sentais... libéré. Par elle.

Je tournai imperceptiblement la tête et mon coeur frémit quand je la vis. Hermia était sur le balcon et me tournait le dos. Complètement nue, ses cheveux noirs emmêlés, elle regardait l'aurore, et les premiers rayons du soleil venait enflammer sa peau bronzée. Je restais un long moment ainsi, à la regarder, à m'absorber dans la contemplation de son corps immobile. Son corps dont le mien avait gardé le souvenir si parfaitement. Elle était tellement belle, et elle était mienne. Je sentis un flot d'amour et de tendresse me submerger tout à coup pour elle, que je ne connaissais pas une semaine auparavant, et que je ne pourrais plus jamais oublier.

_Tu es réveillé, Hyoga ?

J'ouvris la bouche, mais sans parvenir à rien articuler. Hermia s'était retournée et la simple vision de ses formes douces et savoureuses suffit à m'ôter de l'esprit ce que j'allais répondre. Elle était tellement... superbe. Je ne trouvais pas d'autre mot. Ses cheveux bouclés cascadaient le long de son corps bronzé, soulignant chacune des courbes de sa silhouette. Elle était pratiquement immobile, et pourtant, rien que le soulèvement régulier de sa poitrine au rythme de sa respiration dégageait une sensualité incroyable.

_Et bien ? fit-elle en riant. Après cette nuit, tu devrais commençer à savoir à quoi je ressemble !

De sa démarche souple et gracieuse, à la fois tentatrice et impudique, elle quitta le balcon et vint s'assoir à mes côtés. Je déglutis, toujours incapable de dire quoi que ce soit.

_Hyoga ? dit-elle d'un air mi-moqueur, mi-languissant, tout en me regardant de ses grands yeux noirs. Tu as oublié comment on fait pour parler ? Ou je ne t'ai pas plu ?

_Ce n'est pas ça, je...

Comme j'essayais toujours de trouver mes mots, Hermia esquissa une moue faussement boudeuse, puis entreprit de se pelotonner tout contre moi, aussi près qu'elle le pouvait, sa tête contre ma poitrine. Je m'immobilisai, mon coeur battant à tout rompre, en proie à un désir grandissant. Je voulais la sentir encore plus près de moi, entièrement à moi. Je voulais...

_Alors, on remet ça tout de suite ? demanda Hermia en se redressant à demi et en haussant un sourcil d'un air déluré.

Elle inclina la tête sur le côté et se pencha légèrement en arrière, mettant ses formes en valeur en valeur. Je l'observai, fasciné. Ses cheveux bouclés, son front large, ses yeux noirs et ses lèvres rouges. Son cou gracile, ses seins fermes et ses cuisses musclées. Je ne parvenais pas à m'empêcher de la détailler, trouvant à chaque fois en elle une beauté plus parfaite.

_C'est gentil, fit-elle en minaudant. Mais dis-moi, quelle partie préfères-tu, exactement ?

Je fronçai les sourcils, interloqué.

_Tu lis dans mes pensées ?

Hermia pouffa.

_Un point pour le blondin, dit-elle en m'embrassant sur le front. Tu m'as l'air suffisamment réveillé, après tout.

_Tu lis vraiment dans les pensées ? demandai-je, à demi incrédule.

_Pas parfaitement, répondit Hermia qui s'était relevée et se dirigeait vers une sorte de grand coffre, rangé le long d'un mur. En règle générale, je ne reçois que les émotions, et encore, seulement de près.

Je me levai à mon tour. Le sol de pierre était froid sous mes pieds et je frissonnai brièvement. A l'extérieur, les rayons du soleil commençaient à déferler sur le palais. Mais l'intérieur de la chambre était encore très frais.

_Alors, comment as-tu deviné ce à quoi je pensais ?

Hermia, accroupie en train de fouiller dans le coffre, se retourna brusquement et entreprit de me dévisager de haut en bas, s'attardant avec attention sur chaque partie de mon corps nu. J'eus un mouvement de gêne. Il n'y avait visiblement pas de tabou culturel concernant la nudité en Crète mais, malgré ce qui s'était passé entre nous cette nuit, je ne pouvais m'empêcher de me sentir mal à l'aise. Hermia attarda intentionnellement son regard, me jaugeant d'une façon à la fois impersonnelle et terriblement intime. J'avais l'impression d'être un étalon dont un acheteur potentiel voulait vérifier la virilité.

_Tu vois, dit-elle enfin, riant légèrement. Tu me regardais exactement comme ça. Ce n'était pas très difficile de deviner à quoi tu pensais.

_Je ne te regardais pas de cette façon ! protestai-je.

_D'après tes pensées, c'est pourtant ce qu'on aurait pu croire, riposta Hermia avec une moue exquise.

Je cherchai une réponse à donner, puis renonçai. De toute évidence, dans cette conversation, je partais perdant d'avance.

_Donc tu lis bien dans mon esprit ? observai-je, repartant sur un terrain moins glissant.

_C'est à peu près ça, répondit Hermia en se redressant, un linge blanc au bras. Je n'en suis capable qu'avec les personnes dont je suis très proche.

Elle m'envoya une oeillade séductrice et se serra tout contre moi.

_Et ce que nous avons partagé cette nuit était le meilleur des liens, acheva-t'elle en passant ses doigts fuselés le long de ma poitrine.

Je sentis mes joues s'empourprer comme sous l'effet de la chaleur. Elle était tellement attirante, tellement proche aussi. Je désirais le contact de sa peau avec une intensité incroyable. Je voulais la prendre dans mes bras et embrasser son cou. Je voulais passer mes mains sur ses seins et ses cuisses. Je voulais... Tout à coup, je me souvins de ce qu'elle venait de me dire. Hermia lisait chacune de mes pensées. Cramoisi, je fis un pas en arrière.

_Mais ne te sauve pas ! s'exclama Hermia en riant et en me retenant de la main. Après ce que nous avons fait cette nuit, il est un peu tard pour ressentir de la gêne.

Elle inclina la tête sur le côté d'un air presque enfantin et me regarda dans les yeux. Malgré moi, j'eus le réflexe de détourner mon regard. Chacune de mes pensées, y compris les plus intimes et les plus secrètes, elle les connaissait. Toutes les images, dans mon esprit, où je m'imaginais en train de lui faire l'amour ici, à même le sol de pierre, elle les voyait de la même façon. Je ne pouvais rien lui cacher. Elle connaissait tous les fantasmes que j'avais en ce moment à son sujet, aussi érotiques ou obscènes qu'ils soient. J'aurais voulu pouvoir disparaître sous terre.

_Oh, et c'est cela qui te gêne ? demanda Hermia en souriant. Hyoga, le fait que je partage tes pensées veut dire que je les accepte comme les miennes. Tu peux penser à moi comme tu le veux, aussi indéçent que cela puisse te sembler, et cela ne me fera jamais rougir. J'aime la sensation d'être désirée. Et tu ne dois jamais être gêné par ma présence, Hyoga.

Elle se serra aussi près de moi que possible, sa joue contre la mienne, et passa sa main dans mes cheveux.

_Quand nous nous sommes rencontré, j'ai senti tout de suite le poids des souvenirs que tu traînais derrière toi, reprit-elle d'une voix subitement sérieuse. C'était une sensation terriblement forte et sombre. Ton inconscient était une prison de fer qui t'étouffait. Mais cette nuit, quand nos corps se sont connus, ton esprit s'est ouvert entièrement au mien et s'est enfin libéré de la part d'obscurité qu'il recelait en lui. Tu ne dois plus jamais laisser ton esprit se fermer, Hyoga. Tu as beaucoup à offrir aux autres.

Un instant, rien qu'un instant, je sentis de nouveau cette impression douce et réconfortante. L'impression d'être compris et accepté tel que j'étais. L'impression d'être aimé en moi-même. Je me vidais de tous les remords inavoués et de toutes les pulsions destructrices qui m'habitaient, et je m'en trouvai... renouvellé. Puis Hermia s'écarta et sourit de nouveau en m'ébouriffant les cheveux.

_Mais pour l'instant, il est temps d'aller prendre un bain. Si, bien sûr, tu acceptes de le prendre avec moi.

Je me mis à sourire à mon tour, irrésistiblement.

_Je crois que rien ne me ferait plus envie, pour le moment. Enfin, corrigeai-je en passant une main le long de son dos nu pour m'arrêter juste au-dessus de ses fesses, presque rien.

Hermia éclata de rire, avant de prendre mon bras et de m'emmener vers la porte de la chambre.

_Les bains mettent longtemps à couler, ici. Cela te laissera le temps de satisfaire toutes tes envies.

_Eh, protestai-je, à demi affolé, nous n'allons pas sortir comme ça ! Laisse-moi m'habiller !

_Encore pudique ? interrogea Hermia d'un air moqueur. Allons, s'il faut te réconforter...

Là-dessus, elle déplia le linge qu'elle tenait à la main et s'enroula dedans avec moi.

_Voilà, comme ça, en plus, tu seras forçé de rester tout contre moi. Mais ne t'inquiète pas, les bains ne sont pas très loins.

Puis elle fit un pas en avant, me forçant à la suivre, et ouvrit la porte. Au moment où nous sortîmes de la chambre pour passer dans le vaste couloir, entre la conscience aiguë que j'avais de la peau satinée de Hermia contre la mienne et la gêne intense que j'éprouvais à déambuler ainsi à travers le palais, j'espérais surtout que notre chemin ne croiserait celui d'aucun de mes frères d'ici à ce que nous parvenions aux bains.


Shiryu

Androgée fit une nouvelle pause et regarda ce qui se trouvait devant lui, la main en visière au-dessus de ses yeux pour se protéger du soleil.

_C'est là, fit-il en se retournant vers nous et en tendant le bras.

J'entendis Seiyar pousser un soupir de soulagement derrière moi. Cela faisait maintenant plus d'une demi-heure que nous avions quitté la voûte protectrice de la forêt pour entamer l'ascension d'une colline escarpée et la chaleur commençait effectivement à se faire sentir.

_Est-ce qu'il y a de l'ombre, là-bas ? interrogea Seiyar d'un ton plein d'espoir.

_Il y a une petite paroi rocheuse qui fait surplomb, répondit Androgée en hochant la tête. Ca devrait être suffisant pour que nous nous abritions du soleil tous les six.

C'était Miho qui avait suggéré la première d'explorer les environs de Knossos. En ce moment, échevelée, presque haletante, je me demandais si elle ne commençait pas à le regretter. Seiyar avait passé son bras en-dessous de ses épaules et l'aidait à grimper depuis que nous avions quitté la forêt. Il était d'une prévenance et d'une tendresse surprenante avec elle depuis ce matin. Peut-être que Miho ne regrettait pas son idée, après tout.

De mon côté, en tout cas, je ne regrettais rien. Je me sentais d'excellente humeur ce matin, habité par un mélange de bonheur et de bien-être serein. Peut-être que cet état d'esprit était dû à la présence de Shunrei à mes côtés. Elle était tellement jolie, la tête à demi appuyée sur mon épaule comme elle le faisait. J'avais passé un bras autour de sa taille et je la tenais très près de moi. Je ne pouvais réprimer une bouffée d'affection intense chaque fois que mes yeux se portaient sur elle.

_Est-ce qu'il y a de l'eau, là-bas ? demandai-je.

_Il y a un petit ruisseau juste à côté, répondit Procris. Son débit reste toujours assez fort, même en été.

J'avais fait la connaissance de Procris la veille, lorsque Shunrei me l'avait présentée. Elle m'avait tout de suite paru sympathique, avec ses airs calmes et désinvoltes à la fois. D'après ce que j'avais compris, Procris faisait partie des prêtresses de Knossos, tout comme Hermia. En dépit de mes efforts, j'avais été incapable de me souvenir du moindre détail au sujet de la religion crétoise. Les Crétois vénéraient certains des dieux de l'Olympe, d'après ce que Minos lui-même m'avait raconté, mais ils célébraient aussi d'autres cultes, bien plus anciens. Le sujet m'intriguait et j'étais résolu à poser la question dès que j'en aurais l'occasion.

_Eh, Platon, me lança Seiyar, tu fais la course avec moi jusqu'au ruisseau ? Je parie que je te bats !

Je regardai mon frère, qui me décocha son sourire le plus charmeur. Parfois, il m'arrivait de le trouver vraiment gamin, voire infantile. Mais aujourd'hui, je n'étais pas de cette humeur-là.

_Comme tu veux, Seiyar, fis-je, relevant le gant. Mais tu risques de te faire humilier, étant donné le peu de temps que tu as passé à t'entraîner ces temps-ci.

_Ah ! Tu vas voir ! riposta Seiyar qui se mit à sautiller sur place en frappant l'air de ses poings.

_Excuse-moi, Shunrei, fis-je en me tournant vers elle. Je ridiculise Seiyar et je reviens.

Elle me répondit d'un hochement de tête et d'un sourire. Je m'avançai jusqu'à mon frère avec un air de défi. Je me sentais en pleine forme, à la fois physique et mentale, et, par-dessus tout, j'étais incroyablement sûr de moi en ce moment. Et j'avais envie de le démontrer sur-le-champ.

_Prêt ? fit Seiyar. Partez !

Et il se mit aussitôt à courir de toutes ses forces, gagnant cinq mètres avant que je n'ai le réflexe de me lancer à sa poursuite.

_Tu triches, Seiyar ! protestai-je, m'efforçant de revenir à sa hauteur.

_Ce n'est pas de ma faute si tu n'étais pas prêt ! riposta-t'il en riant tandis qu'il poursuivait sa course, bondissant par-dessus les pierres qui lui faisaient obstacle sans ralentir pour autant.

Je ne répondis pas, préférant économiser mon souffle pour l'arrivée. Le terrain était très inégal et je devais faire attention où je posais les pieds si je ne voulais pas tomber. J'étais revenu juste derrière Seiyar mais je ne parvenais pas à le dépasser. Je commençais à distinguer le cours du ruisseau, à moins d'une trentaine de mètres, maintenant. Il fallait que je contourne Seiyar, mais le terrain était trop accidenté, et cela m'aurait fait perdre les dixièmes de seconde dont j'avais besoin. Impossible aussi de simplement le dépasser: il faisait tout ce qu'il pouvait pour me barrer le passage. Dix mètres encore. Seiyar accéléra furieusement. Je n'avais plus le temps de le contourner. Au dernier moment, alors qu'il arrivait presque au ruisseau, je plongeai en avant pour un plaquage et nous roulâmes tous les deux au sol.

_Shiryu ! Tu triches ! s'exclama Seiyar, stupéfait.

_Ce n'est pas de ma faute si tu ne surveillais pas tes arrières ! contrai-je en me dégageant pour me relever.

J'eus à peu près le temps de faire un pas avant que Seiyar ne me fauche les jambes d'un coup de pied et je me retrouvai de nouveau au sol.

_Je ne suis pas le seul... dans ce cas-là, haleta Seiyar en souriant malgré tout.

_Bon, on va ensemble au ruisseau ? proposai-je d'un air conciliant.

Seiyar hocha lentement la tête, sans me perdre des yeux, et nous nous relevâmes en nous appuyant l'un sur l'autre... avant de nous précipiter tous les deux en direction du ruisseau, chacun essayant d'empêcher l'autre de passer.

_Arrête de me retenir, Platon, c'est pas du jeu !

_Lâche mon bras d'abord et on en reparlera !

_C'est toi qui... oooohhh !!!

En essayant de me faire un croche-pied, Seiyar venait de buter contre une pierre et il partait à la renverse, m'entraînant avec lui. Il y eut un grand bruit d'éclaboussement et, l'instant d'après, nous étions tous deux complètement trempés et plongés jusqu'au cou dans le ruisseau.

_Brr, elle est froide, observa Seiyar en faisant la grimace.

Il se releva d'un bond, m'aspergeant d'eau par la même occasion. Il grelottait presque mais ses yeux bruns pétillaient d'amusement.

_Alors, match nul ? interrogea-t'il en m'offrant sa main.

_Match nul, confirmai-je en l'acceptant et en me relevant à mon tour.

Dégoulinant d'eau tous les deux, nous sortîmes du ruisseau, qui nous arrivait à mi-cheville, et nous allâmes nous asseoir sur un rocher proche.

_Bon sang, je gèle sur place ! s'exclama Seiyar qui tapait des pieds pour se réchauffer.

_Enlève ta tunique et mets-là à sécher au soleil, conseillai-je en donnant l'exemple. Sinon tu vas être obligé de passer la semaine qui vient au lit.

Un sourire amusé traversa son visage en un éclair. Un instant, il parut sur le point de faire une remarque. Puis il hésita, et entreprit à son tour de retirer sa tunique trempée.

_Shiryu ? fit-il tandis que nous nous retrouvions tous les deux torse nu.

_Oui ?

_Est-ce que tu as déjà couché avec Shunrei ?

Je le regardai avec surprise, mais il paraissait très sérieux.

_Et bien, répondis-je d'une voix aussi neutre que possible, je préfèrerais attendre un peu avant de l'envisager. Je n'ai jamais eu l'occasion de passer de longues périodes de temps avec elle au cours de ces deux dernières années et j'aimerais... enfin, j'aimerais que nous passions un peu de temps ensemble avant de... avant de songer à autre chose. Shunrei est encore jeune et elle n'a pas tellement l'expérience du monde. Elle a passé presque toute sa vie en Chine et, hormis Oko et moi, elle ne voyait pratiquement personne de son âge. Je ne voudrais pas... je ne voudrais pas qu'elle se croit amoureuse de moi simplement parce que nous avons vécu ensemble pendant plusieurs années.

Seiyar hocha la tête en signe de compréhension, avant d'esquisser un sourire légèrement mélancolique.

_Ce matin, quand je me suis réveillé, Miho était dans mon lit.

J'eus un instant d'étonnement. Je ne m'y attendais pas. Cela expliquait l'attitude étrange qu'ils avaient l'un envers l'autre depuis ce matin. Je ne pouvais m'empêcher de trouver cela un peu précipité mais, après tout, cela ne pouvait qu'aider Seiyar à reprendre le dessus. Après avoir éprouvé la souffrance et la mort, c'était une réaction normale de s'accrocher à la vie, rationnalisai-je en moi-même.

_Le problème, poursuivit Seiyar avec une grimace, c'est que je ne me souviens de rien.

_De rien ? répétai-je, incrédule.

_De rien. De rien du tout. Pour autant que je me souvienne, Miho était déjà aller se coucher dans sa chambre quand je suis retourné à la mienne et que je me suis endormi. Et le lendemain, elle est couché avec moi, ses vêtements en pile à côté du lit, et je ne me rappelle rien.

Seiyar passa une main dans ses cheveux humides, l'air à la fois perplexe et embarrassé.

_Je ne sais même pas comment réagir vis-à-vis de Miho. Je n'ai jamais vraiment pensé à elle de cette façon... Enfin, pas sérieusement... Mais je ne peux pas faire comme s'il ne s'était rien passé non plus. Et puis...

Il s'empourpra visiblement.

_Et puis, il y avait... ce rêve... Ca paraissait tellement réel... Cette nuit-là, j'ai rêvé de...

Il s'interrompit brusquement au moment où le reste du groupe arriva à son tour.

_Qu'est-ce que vous avez fait encore, tous les deux ? s'exclama Miho avec une indignation feinte. On ne peut pas vous laisser seuls deux minutes sans que vous trouviez une bêtise à faire, bande de gamins !

_C'est Shiryu ! répondit Seiyar d'un air innoçent. Il m'a poussé.

Je lui lançai un regard oblique.

_De toutes façons, au soleil, vous sécherez vite, intervint Androgée en s'asseyant à proximité avec Procris. Nous allons faire une pause ici avant de repartir. C'est un bon endroit pour s'arrêter.

Shunrei vint s'asseoir auprès de moi et je passai mon bras autour de sa taille.

_Tu es complètement trempé, Shiryu, protesta-t'elle, mais sans chercher à se dégager.

Je souris. Les gouttes d'eau commençaient déjà à s'évaporer sous le soleil brûlant. Il n'y avait pas un souffle de vent, rien pour atténuer cette chaleur torride. Seul le ruisseau, ombre de fraîcheur argentée, qui s'écoulait parmi les pierres desséchées. Je me sentais pleinement heureux.


Ikki

Je bondis en avant, pressant mon adversaire, lui interdisant toute fuite. Il se déroba, cherchant une échappatoire. Inutile. Je le frappai au visage avec violence, paume ouverte, doigts écartés. Il partit en arrière dans une gerbe de sang, parvint cependant à maintenir son équilibre. Ridicule. Il était déjà à ma merci, complètement désemparé, incapable de riposter. Mon poing le percuta au ventre et il se plia en deux, le souffle coupé. Puis, d'un coup de pied bien appliqué, j'achevai de le déséquilibrer et il s'écroula au sol, haletant, hors d'haleine. Il était à moi, et plus rien ne pouvait le sauver. Je le saisis par les cheveux de la main gauche, le forçant à se redresser à demi, et levai la main droite, doigts serrés et tendus, prêt à frapper. J'allais lui écraser le larynx. C'était un coup simple, mais efficace, mortel à brève échéance. Il suffoquerait en quelques secondes seulement. Je lui tirai la tête en arrière, exposant sa gorge. Un unique coup serait suffisant.

_Ikki ! A... Arrête !

Je suspendis mon coup une fraction de seconde avant l'impact. Cette voix éveillait un écho en moi. Mon esprit l'associait à quelque chose de fort, un sentiment de tendresse intense, le besoin de protéger. Et pourtant, c'était les lèvres de mon adversaire que j'avais vu remuer. Mais je ne le connaissais pas, pourtant. Je ne l'avais jamais vu auparavant. C'était l'adversaire, l'ennemi. Il essayait certainement de me tromper. Ce devait être ça. Il fallait que je le supprime avant qu'il ne parvienne à semer le doute en moi.

Des détails étaient en train d'apparaître peu à peu à mes yeux, se préçisant lentement, gagnant en substance. On aurait dit une photographie en train d'être développée. Les vêtements sales et froissés. La peau couverte de sueur. Les yeux bleu sombre à l'expression horrifiée. Les cheveux... verts.

Verts ?!! Je lâchai prise, horrifié, et me reculai précipitamment comme si j'avais été mordu par un serpent venimeux. Et, avec un gémissement étranglé et presque inaudible, Shun s'effondra en arrière sur les dalles de pierre froides.

Je restai figé, comme pétrifié, tandis que, dans mon esprit, mes souvenirs se réassemblaient comme les pièces d'un puzzle épars. Notre arrivée en Crète, Hermia. J'avais voulu repartir, mais j'y avais renonçé. Et, ce matin, me voyant abattu, Shun m'avait proposé de nous entraîner ensemble. Et après... C'était comme si un voile noir était descendu sur moi, m'ôtant toute faculté de discernement. J'avais attaqué Shun dans l'intention de le tuer. Athéna ! J'avais voulu tuer Shun ! Comme le frère que je chérissais s'était effaçé devant mes yeux pour être remplaçé par une créature insignifiante et méprisable, que je n'avais qu'à écraser sous mon talon.

Shun gémit de nouveau mais ne bougea pas. Ses bras et sa poitrine étaient couverts de bleus et du sang s'écoulait de son nez, maculant son visage. Je voulais aller l'aider, mais je ne l'osai pas, de peur de perdre à nouveau le contrôle de moi-même. J'avais fait cela ! C'était moi qui l'avait mis dans cet état ! Des images confuses me revinrent. Je l'avais frappé de toutes mes forces, m'acharnant sauvagement contre lui sans lui laisser un instant de répit. J'avais voulu le faire souffrir, et ensuite le tuer.

Et, à ce moment, tandis que je regardais le corps encore inerte de mon frère, la réalité me frappa de plein fouet comme une douche d'eau glaçée. J'étais fou. J'étais complètement dément, comme je l'avais été après avoir quitté l'Ile de la Mort. Le souvenir me fit frissonner intérieurement. Je m'étais laissé diriger par les pulsions destructrices qui m'habitaient, sans pouvoir reprendre le dessus à aucun moment. Cela pouvait se reproduire n'importe quand et je ne pourrais rien faire pour l'empêcher. Il fallait que je m'en aille tout de suite, avant de commettre l'irréparable.

Je fis un pas, puis m'immobilisai. Je ne pouvais pas laisser Shun ainsi. Je ne savais pas à quel point il était blessé, mais, d'une façon ou d'une autre, il avait besoin de soin. Il fallait... Il fallait que je trouve quelqu'un pour l'aider. Quelqu'un... La pensée me paraissait presque étrangère. J'avais tellement l'habitude de faire tout par moi-même, parce que je ne faisais confiance à personne d'autre. Mais aujourd'hui, je n'avais plus confiance en moi-même. Je me sentais à la limite de la panique. Je devais trouver quelqu'un pour aider Shun. L'un de mes frères, ce serait le mieux. Mais où étaient-ils ? Je n'en savais rien. Il fallait que je les trouve au plus vite. J'allais courir jusqu'à leurs chambres et...

_Ikki.

Une main sur mon épaule au moment où je m'apprêtais à partir.

_Reste allongé, Shun, fis-je d'une voix que je m'efforçais de garder calme. Je vais aller chercher quelqu'un pour t'aider.

Je ne voulais pas le regarder. Je ne voulais pas... J'avais peur de croiser ses yeux. Parce qu'ils ne pourraient que me renvoyer le sentiment que j'avais de ma propre culpabilité. Je n'avais pas su me contrôler. J'avais manqué à mon frère, une fois de plus.

_Ikki, regarde-moi.

Sa voix, presque suppliante. Comment pouvait-il ? J'avais trahi la confiance, l'admiration qu'il me portait. J'avais été tellement absorbé par mes propres émotions, mes regrets et ma colère, que j'avais de nouveau perdu pied, oubliant tout le reste. Le remord me tenaillait. Plus terrible encore, cette impression que même cela ne suffirait pas à m'empêcher de recommencer.

_Ikki.

Je me retournai. Hésitant, incertain. Je ne savais pas quoi dire. Mille pensées traversèrent mon esprit en un instant et s'éteignirent aussitôt. J'étais coupable. Shun avait le droit de m'injurier, de me frapper et de m'abandonner s'il le désirait. Je ne réagirais pas. Je ne dirais même pas un mot.

Il me regardait, ses yeux bleu sombre dépourvus de toute colère. En cet instant, il avait l'air bien plus âgé qu'il n'aurait dû l'être. Son visage était tuméfié, mais il ne semblait plus ressentir la douleur.

_Je suis un chevalier comme toi, niisan, me dit-il avec douceur, comme lisant dans mes pensées. Et j'ai déjà reçu des coups autrement plus terribles.

Le remord et le dégoût que j'éprouvais envers moi-même me reprirent tout à coup et je voulus me détourner mais il me retint avec une force surprenante.

_Tu ne peux pas t'en aller maintenant, Ikki. Il faut que nous parlions.

_Parler de quoi ? demandai-je malgré moi, avec un sentiment d'amertume infinie.

Un silence s'ensuivit tandis que nous nous regardions l'un l'autre. Il me tenait toujours le bras mais ce n'était plus utile. Ses yeux me fascinaient. Ils recelaient une telle... compréhension.

_Il faut que nous nous parlions, Ikki, répéta-t'il d'un ton égal. Parce que nous n'avons jamais eu le temps de le faire véritablement auparavant.


Seiyar

Je mordis fermement dans le morçeau de pain aux olives que m'avait tendu Shiryu, prenant mon temps pour mâcher convenablement avant d'avaler. J'avais pris l'habitude de ce genre de nourriture pendant mes six années d'entraînement, et celle d'ici était un cran au-dessus de celle du Sanctuaire. C'était simple, bon et nourrissant, le genre de chose que j'appréçiais.

Je souris intérieurement. Pendant le temps où nous avions vécu à Tokyo, Saori nous avait plusieurs fois emmenés dans des restaurants de luxe. Je la soupçonnais alors, sans doute à raison, de vouloir nous inculquer une parcelle de "savoir-vivre et de bonne éducation, comme il sied aux descendants d'une famille respectée", ainsi qu'elle le disait souvent. Il suffisait de voir la façon impérieuse, presque royale, qu'elle avait de venir s'asseoir à une table et de commander un repas. Chacune des fibres de son être émanait l'autorité, et le personnel du restaurant le ressentait bien, qui accourait au moindre de ses gestes. Saori avait souvent moins de succès avec nous, qui n'admettions pas aussi facilement sa volonté, mais cela ne l'empêchait nullement d'user autant qu'elle le pouvait de son ascendant. Elle avait une façon de nous "conseiller" sur les plats que nous devrions choisir, de l'entrée jusqu'au dessert, qui était inimitable. Et, bien entendu, elle prenait entièrement en main le problème de la boisson, particulièrement pour ce qui était des restaurants européens. Je me souvenais encore de son regard noir lorsque, dans un grand restaurant de Paris, j'avais demandé un soda au serveur venu prendre nos commandes. D'une voix très ferme, sans jamais détourner de moi ses yeux qui lançaient des éclairs, elle avait annonçé que nous prendrions un Château-Belair 1976 avant de renvoyer le garçon d'un geste de la main. Pendant tout le repas, je n'avais pas cessé de sentir le poids de son regard sur moi à chaque fois que je faisais le moindre mouvement.

J'eus une grimace d'amusement tandis que je finissais le pain aux olives et que j'en entamai un second. Les grands air de Saori ne marchaient pas toujours sur moi et il m'était arrivé plus d'une fois de lui dire ce que j'en pensais et quelle opinion cela me donnait d'elle. Saori n'ayant pas un caractère plus facile que le mien, cela dégénérait souvent en dispute et on entendait nos cris dans tout le manoir jusqu'à ce quelqu'un d'autre, généralement Shiryu, intervienne et calme le jeu. Après quoi, Saori se retirait majestueusement dans une pièce quelconque, souvent le salon ou la bibliothèque, et j'allais traîner en ville. Elle boudait toujours plus longtemps que moi, je m'en souvenais très bien.

_Eh, Seiyar, tu rêves ? me demanda Miho, assise à côté de moi, l'air interrogateur.

Je lui souris, ce qui n'était guère facile la bouche pleine, et passai mon bras autour de sa taille.

J'avais fini par accepter la mort de Saori. Je m'en étais rendu compte ce matin, en trouvant Miho allongée à côté de moi. Je la regrettais toujours et je chérissais les souvenirs que j'avais d'elle, mais j'avais surmonté ma douleur. Je ne pouvais pas me contenter de vivre dans le passé. Chaque être humain a son étoile, disait Saori, et je devais encore suivre la mienne, qui ne s'arrêtait pas ici.

Je finis le second pain aux olives et m'attaquai aussitôt à une brochette de viande. Androgée et Procris avait apporté de la nourriture en abondance pour notre petite escapade et j'avais bien l'intention d'en profiter. Je me sentais littéralement affamé après avoir tellement marché.

Nous nous trouvions tous les six assis en cercle au pied d'une petite paroi rocheuse qui nous abritait tout juste du soleil écrasant de midi. Une source en jaillissait avec une force surprenante étant donné la saison, devenant un peu plus bas le ruisseau que nous avions longé pour parvenir jusqu'ici. Il y avait une très belle vue sur le palais et la ville, assez loin en contrebas, ainsi que la végétation environnante. D'après Procris, la frontière que constituait le Voile passait à moins d'une centaine de mètres d'ici.

Nous ne parlions pratiquement pas, absorbés comme nous l'étions tous par le fait de manger. C'était particulièrement agréable de nous délasser ainsi après cette rude montée. Je n'aurais pas cru qu'une simple promenade puisse me fatiguer autant mais c'était pourtant le cas. Il fallait vraiment que je reprenne mon entraînement dès demain, sans quoi cela me prendrait des mois de me remettre à niveau. Je me consolai quelque peu en songeant que Shiryu semblait tout aussi épuisé que moi. Puis je terminai ma brochette et entrepris de m'étirer longuement.

_Est-ce qu'il y a quelque chose à boire ? demandai-je à personne en particulier.

_Il y a le ruisseau, répondit Androgée avec un léger sourire. D'après nos légendes, c'est Poséidon lui-même qui a créé cette source à l'époque où le palais a été construit. Elle ne tarit jamais et son eau est toujours fraîche.

Je me levai et fis quelques pas, quittant l'abri protecteur de la paroi. La chaleur était suffoquante. J'avais l'impression d'être dans un four. Je me hâtai jusqu'au ruisseau. Le soleil tapait comme un gigantesque marteau, m'écrasant de tout son poids. Seul un léger courant d'air, aux relents maritimes presque imperceptibles, venait apporter un tant soit peu de fraîcheur.

J'arrivai au ruisseau et, m'accroupissant à côté, remplis d'eau mes mains en coupe avant de les porter à mon visage. L'eau était effectivement très fraîche, voire froide, comme j'avais d'ailleurs pu m'en rendre compte quand j'y étais tombé. Mais elle avait aussi un goût surprenant, à la fois désaltérant et vivifiant.

_A ta santé, Julian ! fis-je en riant avant de m'asperger le front et les joues.

Petit à petit, les autres vinrent me rejoindre pour boire à leur tour et se rafraîchir, puis nous rejoignîmes tous notre abri contre le soleil.

_C'est généralement à cette heure-ci de la journée que les gens font la sieste, du moins en été, observa Androgée en s'asseyant de nouveau. Une fois que le repas est fini, il n'y a plus grand-chose à faire jusqu'au milieu de l'après-midi. Il fait beaucoup trop chaud à l'extérieur.

_C'est ce que m'avait dit Aldébaran, fis-je en m'étirant. Il avait un souvenir des plus agréables de cette coutume, je crois.

Androgée eut l'air brièvement interloqué, puis son visage s'éclaira.

_Bien sûr, Aldébaran ! Il ne s'appelait pas comme cela à l'époque, mais il a pris ce nom en gagnant son armure. Nous nous sommes entraînés ensemble pendant toute l'année qu'il a passé ici.

_Je croyais qu'il avait suivi son entraînement au Brésil, observai-je, m'efforçant de rassembler mes souvenirs.

_C'est vrai, répondit Androgée en hochant la tête, mais l'armure d'or du Taureau se trouvait ici, près de Knossos, et c'est ici qu'il a achevé son entraînement. Nous avions le même âge et nous nous entendions très bien.

Il eut l'air rêveur un bref instant, plongé dans de vieux souvenirs. Puis il haussa les épaules.

_Il a toujours été un peu meilleur que moi, reconnut-il. Il faudra que je le revoie un de ces jours pour vérifier si c'est toujours vrai. Pour en revenir à cette histoire de sieste, il avait effectivement tendance à dormir une bonne partie de l'après-midi. Il disait que la chaleur était presque pire qu'au Brésil.

_Il n'y a qu'au palais où il fasse toujours à peu près frais, compléta Procris. Mais même ses habitants ont tendance à ne pas trop bouger durant ces heures-là.

_Qui habite au palais, exactement ? demanda Shiryu.

Procris eut un geste évasif.

_Difficile à dire avec précision. La famille royale y habite en permanence, ainsi que tous ceux qui lui sont affiliés. La grande majorité des serviteurs, des gardes et des fonctionnaires y ont leur quartier, ainsi que les prêtresses et les conseillers.

Elle haussa les épaules.

_Mais, en pratique, cela ne fait pas autant qu'on pourrait le croire. La famille royale elle-même se limite au roi Minos et à ses deux enfants, et ils n'ont que quelques rares cousins éloignés. Il y a un certain nombre de serviteurs mais, faute de besoin, les gardes et les fonctionnaires se limitent chacuns à une vingtaine d'hommes, sans plus. Les conseillers sont peut-être une dizaine et Hermia et moi sommes les seules prêtresses habitant au palais.

_Il en existe d'autres ? demanda Miho, intéressée.

_Quatre ou cinq, oui, mais elles ne viennent que rarement à Knossos. Elles sont généralement établies dans des villages en-dehors du Voile et elles ne nous rendent aucun compte.

Je remarquai à part moi, avec un certain amusement, que Shiryu n'avait prêté à la réponse de Procris à sa question qu'une attention toute relative. Shunrei venait de s'asseoir sur ses genoux et était en train de passer sa main dans ses cheveux.

_Excusez-moi de poser cette question, était en train de demander Miho d'un air d'excuse, mais... quelle religion pratiquez-vous ? Je ne m'y connais pas beaucoup en religion grecque.

Je lui adressai une grimace ironique, qu'elle me rendit en pire. J'avais passé beaucoup de temps à lui expliquer les bases de la mythologie grecque, sans grand succès. De toute évidence, je n'avais pas la fibre pédagogue.

_Notre religion est nettement antérieure à celle de la Grèce, répondit Procris, sans paraître remarquer notre échange muet, même si elle a connu quelques évolutions au contact de celle-ci. Nous rendons un culte à la Déesse Mère, source de toute vie. Au fil des siècles et de nos échanges avec les Grecs, notre religion s'est étendue pour accueillir certains des dieux olympiens, notamment Poséïdon l'Ebranleur du Sol. Mais ces divinités n'ont jamais occupé qu'une place secondaire, après la Grande Mère.

_Et Athéna ? demandai-je tout à coup avec curiosité. Est-ce qu'elle reçevait aussi un culte en Crète ?

Je vis avec surprise le visage d'Androgée s'assombrir à cette question.

_Non, répondit-il abruptement à la place de Procris. Athéna n'a jamais été vénérée ici.

Cette affirmation péremptoire m'interloqua quelque peu, mais je raisonna que, après tout, si Poséïdon avait un grand nombre de fidèles en ce lieu, il n'était que logique qu'il ait empêché Athéna de s'y implanter également. Aussi me bornai-je à hocher la tête.

Androgée paraissait cependant toujours irrité et, même si j'en ignorais la raison, je ressentis malgré tout le besoin de changer de sujet. Du coin de l'oeil, je vis que Shiryu avait également remarqué sa réaction étrange.

_Ah, je me demandais si vous ne pourriez pas me dire exactement ce que c'est que ces médaillons qu'on nous a donné, fis-je, saisi d'une inspiration subite.

Je montrais le mien, qu'un serviteur était venu m'apporter ce matin et que j'avais accroché autour de mon cou. C'était une petite pierre en forme d'amande, sur laquelle était gravé un magnifique cheval ailé que j'avais sans peine reconnu comme étant Pégase, ma constellation protectrice.

Androgée parut étonné que je passe ainsi à un sujet totalement différent. Son mouvement d'humeur inexpliqué s'en trouva comme désamorçé et, un instant après, il était redevenu l'homme calme et courtois que j'en étais venu à appréçier au cours de ces derniers jours.

_Et bien, nous avons un nom particulier pour désigner cela, mais c'est du crétois antique et cela ne vous dirait rien, expliqua-t'il d'une voix à présent tout à fait posée. Au mieux, on pourrait traduire cela par "sceau". C'est une très ancienne coutume sociale, peut-être d'origine religieuse...

_Mais il n'y a aucune certitude à ce sujet, intervint Procris.

_C'est vrai, approuva Androgée avec un demi-sourire. Quoi qu'il en soit, tous les adolescents reçoivent un tel "sceau" lors de leur passage à la vie adulte. Cela a donc essentiellement une valeur symbolique. Dans la vie courante, cependant, c'est également un moyen de s'identifier auprès de quelqu'un. Les sceaux sont uniques. Il n'en existe pas deux pareils.

_Une sorte de carte d'identité ? demandai-je.

Androgée eu l'air confus par la référence mais Procris rit.

_C'est un peu ça, répondit-elle. Mais ce n'est pas toujours très pratique. Leur valeur principale est véritablement symbolique. Le sceau signifie que celui qui le porte fait partie intégrante de la communauté, et qu'il dispose de tous les droits et les devoirs d'un adulte responsable. Cela en fait un objet très personnel. En règle générale, on ne s'en sépare jamais. Le fait que le roi Minos ait demandé à ce qu'on vous remette des sceaux prouve qu'il vous considère comme les représentants directs du Sanctuaire. C'est la marque de votre statut d'ambassadeurs.

_Shunrei, lança Miho d'un air faussement sérieux, j'ai le plaisir de t'annonçer que les Crétois nous considèrent toutes les deux comme des gamines. Apparemment, puisque nous ne sommes ni des hommes, ni des chevaliers, nous n'avons pas le droit de reçevoir de sceau.

Je la regardai avec un étonnement amusé tandis que Shunrei pouffait, mais Miho m'opposa un sourire tout à fait innoçent.

_Ce n'est pas exactement pour ça, fit Androgée d'un air d'excuse. En vérité, vous devez également en reçevoir mais l'artisan qui a été chargé de la tâche ne connait pas encore les motifs qui devront aller à vos sceaux.

_Qui est-ce qui doit décider du motif ? interrogea Shunrei.

Androgée haussa les épaules.

_Cela dépend des circonstances. Le motif est censé représenter l'essence même du porteur du sceau, ce qui fait que son choix prend souvent beaucoup de temps. Les parents de l'enfant jouent un rôle important dans ce choix, mais aussi le restant de la famille, l'enfant lui-même, ses proches, l'artisan qui réalise le sceau et, possiblement, la prêtresse.

_Le fait de pouvoir déterminer quel sera le motif du sceau d'un enfant donné nécessite évidemment de très bien le connaître, poursuivit Procris. Mais, dans votre cas, nous avons bien entendu été obligé de précipiter un peu la chose. C'est pour cela que nous avons repris le motif de vos constellations protectrices. Nous pensions que c'était ce qui vous représentait le mieux.

_Et pour nous, alors ? demanda Miho. Qui va prendre la décision ?

Avec un sourire narquois, Androgée indiqua Procris d'un signe du menton.

_La coutume dit que, en cas de difficulté particulière, la décision revient aux prêtresses, et je ne pense pas que Hermia s'intéresse beaucoup à la question, expliqua-t'il d'un air amusé. Ce qui signifie qu'il y a onze chances sur dix pour que ce soit Procris qui choisisse. Et, méfiez-vous, elle a parfois des accès d'inspiration assez incontrôlables.

L'intéressée lui expédia un solide coup de poing dans l'épaule tandis qu'il riait.

_Tu n'as jamais rien compris à l'art, inculte ! Si tu étais à ma place, la moitié de Knossos aurait exactement le même sceau !

_Les sceaux doivent vraiment être toujours tout à fait différents ? demanda Shiryu, qui avait passé les dernières minutes totalement plongé dans l'univers parfumé de la chevelure de Shunrei.

_Oui, répondit Procris avec plus de sérieux. C'est important, étant donné que cela symbolise la personnalité de l'individu. Mais, en pratique, il est courant de retrouver plusieurs sceaux ayant un motif assez similaire, tant qu'il y a suffisamment de différences pour les distinguer clairement. D'autre part, une fois que le porteur d'un sceau est mort, le motif peut être réutilisé. C'est notamment le cas pour les chefs de familles ayant une longue histoire, ou pour les détenteurs d'un poste ayant une importance religieuse ou sacrée. Dans ces cas-là, à la mort de celui qui occupait la place, son successeur reprend son sceau, abandonnant par la même occasion celui qu'il portait jusqu'alors.

_Pour vous donner un exemple, reprit Androgée, le sceau que porte le roi Minos, au motif de la double hache, date de plus de quatre mille ans. Il a passé de souverain en souverain depuis l'origine de Knossos. Ou du moins, à ce qu'il paraît. Il est toujours difficile de faire la part entre légende et histoire, ici plus encore qu'ailleurs.

_Et les vôtres ? demandai-je précipitamment. Vos sceaux, je veux dire. A quoi ressemblent-ils ?

Pour toute réponse, Androgée referma la main sur le sien, passa la lanière de cuir par-dessus sa tête et me le tendit. Je le pris, réalisant en même temps qu'il s'agissait là d'une marque de grande confiance qu'il me témoignait. Le sceau d'Androgée avait la même forme en amande que le mien, mais il paraissait beaucoup plus ancien. Le motif, usé et aplani, était une tête de taureau aux cornes recourbées.

Je rendis son sceau à Androgée. Procris était en train de montrer le sien à Shiryu, Shunrei et Miho et je m'approchais à mon tour pour voir. Le motif représentait trois grands arbres élançés pliant sous le vent. Le travail de précision était remarquable, rendant pratiquement l'impression de mouvement. Le sceau ne paraissait pas très vieux.

_C'est l'ancienne grande prêtresse de Knossos qui a choisi le motif, expliqua Procris tandis que nous retournions à nos places. Quelques années avant de céder son titre et son sceau à Hermia.

Elle parut vaguement triste à cette évocation, mais cette impression passa vite.

_Quel est le motif du sceau de Hermia, alors ? demandai-je, tandis que mes pensées revenait vers Hyoga.

_Le ssserpent, fit Procris d'une voix exagérément sifflante.

Je me mordis les lèvres pour ne pas rire.

_A l'origine, dit Procris, continuant sur sa lançée, le serpent est l'un des animaux sacrés de la Déesse. Mais Hermia a d'autres points communs avec lui. Comme le serpent, elle change de peau, ou plutôt de vêtements, en permanence, elle hypnotise sa proie rien qu'en la regardant, elle a une langue fourchue et son venin va droit au coeur.

Nous éclatâmes tous les quatre de rire, malgré l'air réprobateur d'Androgée.

_Tu ne devrais pas dire cela, ce n'est pas vrai, protesta-t'il.

_Comment peux-tu prétendre cela, toi, Androgée ? demanda Procris en haussant un sourcil.

_Je comprends pourquoi elle agit ainsi, répondit Androgée, mais seulement à mi-voix.

Je finis par me contrôler, mais sans pouvoir m'empêcher de sourire. Ce pauvre Hyoga... J'appuyais ma tête contre l'épaule de Miho, qui ne protesta pas. Je me demandais ce qu'il faisait en ce moment. Je ne l'avais pas vu depuis la "corrida" du jour préçédent. Lentement, une image se forma dans mon esprit de ce à quoi il pouvait bien être en train de s'occuper. Et, tout à coup, je me demandais s'il était réellement tellement à plaindre que cela.


Hyoga

Je fis la grimace en plongeant le bout du pied dans l'eau.

_C'est brûlant ! protestai-je en me reculant précipitamment.

_Quel douillet ! rit Hermia, entreprenant de se glisser dans le bain centimètre par centimètre. Ne me dit pas qu'un courageux chevalier comme toi a peur de se brûler dans une baignoire !

Une baignoire... Cela ressemblait plutôt à une petite piscine. Quatre mètres de long sur trois de large, à peu près. J'avais déjà eu l'occasion de visiter des thermes en Grèce, mais je ne me doutais pas que je retrouverais quelque chose de similaire ici. Ce qui était certain, en tout cas, c'était qu'il lui avait fallu tout juste un peu moins de la moitié de l'éternité pour se remplir.

_Alors, tu viens ? demanda Hermia, qui s'était plongée dans l'eau jusqu'au cou. Ou est-ce qu'il faut que je vienne te chercher ?

_Je suis plus habitué à l'eau froide, même glaciale, remarquai-je en m'approchant prudemment du rebord.

Je remarquai trop tard l'expression de concentration de Hermia. L'instant d'après, une violente poussée me déséquilibrait, m'envoyant dans le bain bouillant la tête la première.

_Ouaah, c'est chaud ! hurlai-je quand je parvins enfin à reprendre pied.

_Mais non, mais non, fit Hermia d'une voix apaisante en passant ses bras autour de mon cou et en pressant sa bouche contre la mienne.

Je me calmai aussitôt. Hermia avait une façon des plus agréables de faire oublier la douleur, morale comme physique. Au bout de quelques secondes, le bain me paraissait déjà moins brûlant qu'agréablement chaud.

_Alors, tu vois, ce n'était pas si terrible, susurra Hermia d'un air à demi moqueur en écartant une mèche de cheveux blonds plaquée contre mon front.

_C'est vrai, reconnus-je en souriant malgré moi. Mais tu ne m'avais pas dit que tu disposais de pouvoirs de psychokinésie.

Hermia recula d'un pas, les yeux écarquillés d'une épouvante feinte.

_Grande Mère ! D'où est-ce que tu sors ce mot-là ? Je suis sûre que ne l'ai jamais prononçé de ma vie ! Psychoquoi ?

_Psychokinésie, répétai-je en m'enfonçant dans l'eau jusqu'au menton, amusé. L'art de déplacer des objets par la force de l'esprit. C'est mon maître qui me l'a appris.

_Je n'ai jamais rencontré un mot aussi compliqué à retenir et à prononçer, répliqua Hermia. Pour moi, comme pour toutes les prêtresses de Knossos, cela fait partie du don.

_Le don ?

_C'est comme ça qu'on appelle le pouvoir particulier dont nous disposons toutes. Chaque novice doit le maîtriser avant de pouvoir devenir prêtresse.

Elle ramena une partie de ses cheveux sur son visage et fit la moue.

_Enfin, de toutes façons, il n'y a pas de novices au palais pour le moment. Et, pour ce qui est des prêtresses, il n'y a que moi et cette mijaurée de Procris.

_Il y en a plus, d'habitude ? demandai-je, curieux.

_Et bien, le palais n'est pas achevé depuis très longtemps, fit-elle en haussant les épaules, donc, c'est assez difficile de faire des généralisation. Pour te donner une idée, quand j'étais novice, il y avait à Knossos une bonne demi-douzaine de prêtresses et deux fois plus de postulantes.

_Qu'est-ce qui s'est passé depuis ?

_Rien. Simplement, les prêtresses, qui étaient déjà assez âgées, sont mortes ou se sont retirées hors de Knossos. Et, parmi toutes les novices, j'étais la seule à avoir les capacités requises.

_Et Procris ?

_C'est un cas particulier, répondit Hermia d'un air évasif. Elle n'est pas née en Crète, mais du côté d'Athènes. Elle a été abandonnée très jeune et l'un des nôtres l'a recueillie.

Je remarquai avec un certain intérêt l'expression qu'elle avait employé. L'un des nôtres. De toute évidence, la communauté crétoise de Knossos était très unie. Ce n'était que compréhensible, si vraiment ils avaient vécu à peu près isolés du monde extérieur pendant tant de siècles et de millénaires.

_La grande prêtresse de l'époque l'a entraînée elle-même, poursuivit Hermia avec une semi-indifférence. Procris a eu du mal à s'intégrer, comme elle était visiblement différente. Même en grandissant, il lui est fréquemment arrivé de s'absenter de Knossos pendant des périodes plus ou moins longues. Tout le monde ne l'aime pas, mais, au fond, c'est une chance qu'elle soit là. Sans cela, je serais la seule et unique prêtresse de Knossos. Elle est assez douée...

Hermia me regarda du coin de l'oeil avec un sourire.

_...mais elle ne m'arrive pas à la cheville et, en plus, elle n'a aucune force de caractère.

J'éclatai de rire. Ce fut plus fort que moi.

_Je te trouve bien médisante, plaisantai-je en la taquinant.

_Médisante, moi ? s'exclama Hermia d'un air offensé. Je suis l'innocence même !

Elle étendit le bras pour attraper un morçeau de savon posé sur le rebord de pierre, qu'elle me lança. Je l'attrapai d'une seule main.

_Tiens, me dit-elle, si tu veux que je t'en raconte plus, tu peux bien faire un petit effort, hmm ?

Et elle alla tranquillement s'accouder au rebord, ses cheveux trempés rejetés sur une épaule. Je la regardai un instant, interloqué, puis je la rejoignis. J'enduisis mes mains de savon avant d'entreprendre de les passer le long de son corps. Son dos, ses bras, ses épaules, son cou et ses seins. Hermia se laissait faire avec une passivité totale, se contentant d'appréçier mes attentions.

_Hmm, tu fais ça bien, tu sais, me dit-elle après un moment, ronronnant presque de plaisir.

_Je croyais que tu devais me parler du don, observai-je, pris entre ma curiosité et la fascination qu'exerçait sur moi le contact satiné de sa peau.

_Si tu veux, répondit-elle simplement. Le don est en fait une technique, que tout le monde a la capacité d'apprendre. Son utilisation est basée sur l'énergie vitale que contient chaque être vivant, animal ou plante. Quelqu'un qui a été entraîné correctement... Ne t'arrêtes pas, continue !

Je repris aussitôt. Mes mains avaient comme une tendance à se concentrer sur la poitrine de Hermia et je ne parvenais pas à les en empêcher.

_Quelqu'un qui a été entraîné correctement, reprit-elle, peut utiliser cette énergie vitale telle quelle, simplement en la canalisant. Cela permet notamment, et c'est l'utilisation la plus courante, de guérir les blessures et les maladies, voire même de régénérer une partie du corps.

Je repensai brièvement à mon oeil perdu. Saori m'avait envoyé voir des médecins, après notre bataille contre Poséïdon, et ils avaient tous dit que je n'avais aucune chance d'en recouvrer l'usage un jour.

_Mais on peut également utiliser l'énergie vitale d'une autre façon, en la transformant, poursuivit Hermia. On peut par exemple déplaçer des objets plus ou moins lourds, en la changeant en énergie psychokinétique.

Je remarquai avec amusement qu'elle n'avait pas hésité un instant en prononçant le mot.

_C'est l'une des choses qui nous a permis de reconstruire le palais en si peu de temps. Quand à notre pouvoir de lire les émotions, et parfois les pensées, c'est une conséquence naturelle de l'usage du don.

_Et, dans ce cas, fis-je, mes deux mains sur ses épaules, peux-tu me dire à quoi je suis en train de penser en ce moment ?

Elle eut de nouveau son sourire adorable, qui acheva d'embraser mon coeur et, inclinant sa tête en arrière, me le murmura à l'oreille.

Après cela, nous ne parlâmes plus pendant un long moment.


Shun

Je m'assis, ou plutôt me laissai tomber, contre une colonne. De là où je me trouvais, sur une sorte de balcon, quelque part dans les étages supérieurs du palais, j'avais une vue véritablement magnifique sur les environs, sauf que je n'avais pas le coeur à l'appréçier. Le soleil, à ma gauche, commençait déjà à décliner. Nous devions déjà être en milieu d'après-midi. Je n'avais pas vu le temps passer.

Nous avions beaucoup parlé, Ikki et moi. Cela faisait longtemps que nous aurions dû prendre le temps de le faire, mais l'occasion ne semblait jamais s'être présenté. Ikki n'aimait pas se confier et je n'avais jamais eu le cran de le lui demander. Quand il était revenu de son entraînement, il avait voulu me tuer. Plus tard, il avait retrouvé ses esprits et, à travers ce qu'il nous avait dit, j'avais entrevu un peu de ce qui lui était arrivé au cours de ces six dernières années. Mais Docrates était alors intervenu et mon frère s'était sacrifié pour nous protéger. Il s'était pourtant montré plusieurs fois encore, intervenant chaque fois à des moments critiques, jusqu'à la bataille du Sanctuaire. Après cela, nous avions passé plusieurs mois sans nous battre et j'avais eu l'occasion d'être avec lui. Mais, même alors, je me sentais tellement heureux de l'avoir retrouvé que je ne cherchais jamais à en savoir plus. Et, par la suite, je n'en eus plus l'occasion.

Et ce n'était que maintenant que je me rendais compte à quel point mon frère était devenu un inconnu pour moi. Quand je l'avais retrouvé, j'avais voulu croire qu'il n'avait pas changé, qu'il était toujours le frère dévoué et protecteur que j'avais connu. Et il avait agi ainsi, effectivement. Mais ce n'était qu'une apparence de surface, que je n'avais jamais cherché à creuser. Jusqu'à maintenant.

Ikki s'était ouvert relativement facilement, quand je le lui avais demandé. Sans doute le choc de réaliser qu'il s'en était pris à moi l'avait-il privé de sa froide réserve habituelle. Il m'avait tout raconté. Tout, aussi loin que remontaient ses souvenirs. Guère étonnant que j'ai perdu le sens du temps. Son enfance, notre mère, ma naissance, notre errance sur les routes, Mitsumata Kido et la fondation Graade, l'Ile de la Mort, Esmeralda, la haine, les chevaliers noirs... J'en avais mal à la tête. Tant de choses qu'il avait gardé en lui pendant tellement de temps. Toutes ses pensées, toutes ses envies, tous ses regrets.

Non, je ne répéterai ce qu'il m'a confié à personne, pas même à l'un de mes frères. Ces secrets ne m'appartiennent pas et, du reste, je préfère en porter seul le poids. Pour la première fois, j'ai véritablement compris mon niisan et, pour la première fois, j'ai réellement vu le monde à travers ses propres yeux.

Je frissonnais sans parvenir à me contrôler. Cela avait été tellement... étrange, d'être assis là et de l'entendre parler d'une voix monocorde, presque atone, s'efforçant de m'expliquer ce qui traversait son esprit chaque fois qu'il portait les yeux sur l'un d'entre nous. Ce mélange de vague mépris et d'envie intense et impossible à concrétiser. Et moi, son frère... Il m'aimait, oui, je n'avais aucun doute là-dessus. Mais ce n'était pas tout. J'étais la seule chose qui le rattache vraiment encore au monde extérieur. Ikki m'avait donné tout ce qu'il avait, toutes les émotions dont il était capable. Notre mère était morte, Esméralda était morte, Pandore était morte. J'étais la seule personne sur laquelle il puisse encore concentrer son affection. Même Seiyar, Shiryu et Hyoga étaient trop distants. Nous étions tous frères, mais nous n'en avions conscience que depuis moins de deux années. Je savais que Ikki tenait aussi à eux, de sa façon si particulière, mais ces liens étaient encore trop fragiles et il n'osait pas s'y fier. C'était différent pour moi: j'étais et j'avais toujours été son "petit frère".

Ce n'était pas tout, pourtant. Ikki ne m'avait rien caché, me dévoilant tout ce qui habitait son esprit de la même voix. Et, depuis que nous étions arrivés à Knossos, son esprit était consumé de désir pour Hermia.

Cela me paraissait étrange, d'imaginer mon frère amoureux, et plus encore, d'imaginer qu'il puisse se confier à moi à ce sujet. C'était pourtant le cas. Hermia hantait ses pensées. Je ne parvenais pas à comprendre pourquoi, étant donné qu'ils n'avaient pas dû échanger plus de quelques mots. Mais, à travers ses paroles, j'avais pu deviner, quelque peu. Deviner le vide béant et froid qui habitait son coeur et qu'il s'efforçait de combler avec tout ce qu'il pouvait. Deviner son envie maladive et dévorante de pouvoir aimer librement, en laissant derrière lui la méfiance qu'il éprouvait envers lui-même et le reste du monde. Et Hermia était belle...

Mais elle ne s'intéressait qu'à Hyoga depuis notre arrivée. Ikki s'en rendait compte, mais il tentait désespérément de l'ignorer. Et je ne savais pas quoi faire pour l'aider. Je me sentais plus vieux que je n'étais, c'était exact, mais, par certains côtés, j'étais encore un enfant et je manquais terriblement d'expérience. Je ne savais pas quoi faire...

_Shun ? Pourquoi est-ce que tu pleures ?

Je me retournai pour découvrir Ariane à côté de moi, vêtue d'une robe jaune claire, ses cheveux noirs attachés en deux tresses. Elle me regardait d'un air sérieux et quelque peu anxieux.

_Je ne pleure pas.

Puis je me rendis compte que si, et j'essuyais hâtivement les larmes qui coulaient le long de mes joues.

_Tu es triste ? me demanda Ariane en venant s'accroupir devant moi.

Un instant, je voulus répondre d'un geste évasif, lui dire que ce n'était rien, que je n'avais rien. Mais pourquoi mentir à cette enfant qui s'inquiétait pour moi ?

_C'est mon frère. Je me fais du souçi pour lui.

Le front d'Ariane se plissa de perplexité.

_Ton frère ? Mais vous êtes tous les cinq frères, ce n'est pas ce que tu m'avais dit ?

J'eus un faible sourire.

_Je parle de Ikki. Seiyar, Shiryu et Hyoga ne sont que mes demi-frères.

Elle hocha gravement la tête, comme si elle comprenait.

_C'est à cause de Hermia ?

_En partie, peut-être, répondis-je en haussant les épaules. Peut-être que si... que si elle s'était intéressée à lui, cela aurait pu lui apporter un peu de bonheur. Mais à présent...

Ariane parut sur le point de dire quelque chose mais elle se ravisa. Un bref silence s'écoula.

_Tu veux faire une partie d'échecs ? me demanda-t'elle tout à coup. Je n'ai personne avec qui jouer.

Je la regardai, interloqué. Je ne l'avais pas remarqué jusqu'à présent, mais elle avait effectivement avec elle un jeu d'échec en bois, ainsi que les pièces, toutes finement travaillées. Ariane me regardait avec un sourire légèrement hésitant, dans l'intention visible de me changer les idées.

_D'accord, pourquoi pas ?

Après tout, inutile de broyer du noir sur des choses auxquelles je ne pouvais rien faire.

_C'est super ! s'exclama Ariane. Je prends les blancs.

Et, joignant le geste à la parole, elle entreprit de mettre ses pièces en ordre de bataille. Je fis de même avec les figurines noires, légèrement amusé. Dès que tout fut en place, Ariane ouvrit le jeu, déplaçant ses pions d'un air assuré. Je ripostai de mon mieux.

C'était agréable, de pouvoir enfin se concentrer sur quelque chose qui nécessitait toute mon attention, quelque chose qui n'avait pas d'importance en-dehors d'elle même. Dès le quatrième coup, je commençais à retrouver l'état d'esprit propre aux échecs, ce mélange constant de prévisions et de suppositions, de stratégie et d'improvisation, sans cesse renouvelé, sans cesse modifié. Je choisis de laisser Ariane occuper le centre de l'échiquier, préférant déployer mes pièces à bon escient, de façon à pouvoir rapidement utiliser ma dame et mes deux tours.

Cela faisait longtemps que je n'avais pas eu l'occasion de jouer aux échecs. C'était mon maître, Albior, qui m'avait enseigné les règles au cours de ma deuxième année d'entraînement. Il considérait que c'était un bon moyen de développer l'esprit et le sens tactique. Voyant que je m'y intéressais, il m'avait prêté quelques livres assez âgés sur le sujet, et il avait même accepté de jouer contre moi à quelques occasions. June y jouait aussi, quand elle était d'humeur. Elle avait le chic pour mettre sur pied des stratégies inextricables, lesquelles, d'ailleurs, ne fonctionnaient pas toujours, loin s'en fallait.

J'avais gardé un certain goût pour les échecs après mon entraînement. Mais Ikki n'aimait pas y jouer et Seiyar n'en avait pas la patience. Et, si Hyoga ou Saori acceptaient occasionnellement, c'était le plus souvent Shiryu qui me servait de partenaire. Shiryu avait une véritable passion pour les échecs, bien qu'il ne le montrât que rarement, comme pour tout ce qui lui tenait à coeur. Il avait une façon de s'absorber complètement dans le jeu, immobile face à moi, ne bougeant que pour déplacer une de ses pièces, les yeux brillant d'excitation. Au cours de toutes les parties que nous avions fait ensemble, je n'avais gagné que deux fois, et j'en éprouvais encore une certaine fierté.

Ariane me prit un fou et je ripostai en prenant son cavalier. Echange standart en apparence, mais je le considérais comme plutôt avantageux de mon point de vue, à long terme. Décidant de pousser un peu ma chance, je sacrifiai mon autre fou pour plaçer l'un de mes pions au centre de l'échiquier.

_Je vais gagner, chantonna Ariane d'un air moqueur en brandissant le fou.

_La partie ne se termine pas avant la fin, répondis-je en souriant. Surtout aux échecs.

_C'est ce que me dit toujours Procris, fit Ariane, songeuse. C'est elle qui joue avec moi, d'habitude, mais elle n'est pas là aujourd'hui.

_Et tu gagnes toujours contre elle ? demandais-je.

_Je gagne presque une fois sur deux, répondit Ariane d'un air altier.

Je mis une main devant ma bouche pour cacher mon amusement.

_Qui d'autre joue avec toi ?

_Androgée, parfois. Et mon père, aussi, mais il n'a jamais le temps, ces jours-ci, il est toujours en réunion avec ses conseillers et je ne le voie pratiquement jamais. Je ne sais pas du tout ce qu'il fait.

Ariane eut une petite moue pensive, et j'en profitai pour revenir à la stratégie que j'avais élaborée. Les coups se succédèrent, dépeuplant petit à petit l'échiquier. Mes pièces commençaient à être en infériorité numérique assez nette. Ariane jouait assez bien, de fait, mais elle semblait avoir du mal a faire des calculs à long terme. Je la laissai encore me prendre un pion sans chercher à le défendre, préférant avancer ma tour de deux cases. Ariane riposta aussitôt, déplaçant sa dame de façon à menacer à la fois la tour et le roi. Je dégageai le roi et elle prit la tour.

_Aux échecs, quand on ne peut plus gagner, fit Ariane très sérieusement, mon père dit toujours qu'il vaut mieux savoir abandonner. Il dit aussi que ce n'est vrai qu'aux échecs.

_Mais je n'ai pas perdu, répondis-je en rejettant en arrière les cheveux qui me tombaient sur les yeux et en lui souriant. C'est toi qui a perdu.

Ses yeux s'arrondirent d'incrédulité, puis de stupéfaction, quand je fis traverser tout l'échiquier à ma dame pour la placer juste devant son roi.

_Comme tu vois, continuai-je du même ton, ma dame met ton roi en échec. Ton roi ne peut pas fuir et aucune de tes autres pièces ne peut s'interposer ou prendre ma dame. Il n'y a que ton roi lui-même qui le pourrait, mais ma dame est protégé par mon cavalier. Donc, tu ne peux rien faire. Echec et mat.

Les joues d'Ariane s'empourprèrent tandis qu'elle mordillait l'une de ses tresses, cherchant des yeux ce qui lui permettrait de sauver son roi.

_Ooooh, fit-elle en réalisant qu'il ne lui restait vraiment aucune échappatoire.

Puis elle éclata de rire.

_D'accord, j'ai perdu. La prochaine fois, j'attendrai un peu plus pour me vanter.

Ariane se leva d'un seul mouvement gracieux et me fit une révérence appuyée.

_J'ai oublié de fixer un enjeu à la partie alors, comme j'ai perdu, je vais danser pour toi, si tu es d'accord.

Elle n'attendit d'ailleurs pas mon consentement. Le temps de retirer les sandales qu'elle portait aux pieds et elle se mettait déjà à danser. Un peu étonné, mais agréablement, je restais assis à la regarder. Elle virevoltait autour de moi comme une feuille emportée par le vent, piétinant le sol de pierre froide de ses petits pieds nus, légère et vive. Elle riait. Moi aussi, emporté au fil de son exhubérance. J'étais pris au milieu d'un tourbillon de jaune qui allait en s'étrécissant et je ne faisais rien pour m'en échapper. La vie était aussi jolie et agréable qu'Ariane.

Plus aucune pensée sombre ne vint me troubler jusqu'au soir.


Seika

Assise sur les marches d'un escalier menant sur une cour extérieure déserte, je pensais à tout ce qui m'était arrivé depuis une semaine. J'avais retrouvé mon frère, que j'avais cru perdu à jamais. Mais l'avais-je bien retrouvé ? Il était différent de ce dont je me souvenais. Volontaire et remuant, comme il l'avait toujours été, mais avec une certaine maturité, et les souvenirs de tout ce qu'il avait vécu. Il avait changé, oui, et je n'avais pas été là pour le voir. Il avait des amis, avec lesquels il avait trouvé la voie qu'il voulait suivre. Oh, il m'aimait toujours beaucoup. J'étais sa grande soeur. Mais il me voyait comme j'avais été près de neuf ans auparavant, comme un symbole de tendresse et d'affection. Du moins, c'était ce que je pensais, et je ne croyais pas me tromper. Il faudrait beaucoup de temps pour que nous puissions nous retrouver définitivement. Et, avant tout, il me faudrait me retrouver moi-même. J'avais été privée de mes souvenirs pendant tellement longtemps...

Etrangement, au cours des quelques derniers mois, j'avais pratiquement oublié tout ce qui s'était passé durant la période où je ne me souvenais plus de mon identité. Le premier souvenir clair que j'avais, en-dehors de mon enfance, c'était la voix de Seiyar qui m'appelait. Ou était-ce simplement sa présence ? Je l'avais senti, avec une intensité incroyable, et cela m'avait terrifié car je ne comprenais pas ce que cela signifiait. Et puis, tout à coup, le souvenir m'était revenu, comme s'il avait toujours été là, devant moi, mais que je n'avais jamais pensé à le regarder. J'avais un frère qui s'appelait Seiyar. Je l'avais perdu pendant des années et je venais de le retrouver.

Et je l'avais reperdu aussitôt. J'avais ressenti cette douleur horrible et froide me traverser le coeur au moment où il mourait. Et j'avais su, avec une certitude absolue, alors même que ma mémoire ne revenait que lentement, que ce que j'avais cherché si longtemps m'échappait de nouveau, et pour toujours.

J'ai dû m'évanouir. Quand je me suis réveillé, je me trouvais dans ce lieu étrange qu'ils appellent le Sanctuaire, et une femme non moins étrange, du nom de Marine, veillait sur moi. Tous les souvenirs de mon enfance que j'avais occulté m'étaient revenus au cours des jours qui avaient suivi. Une sensation étrange. Il me suffisait de voir quelques brins d'herbes poussant tant bien que mal entre deux pierres et, tout à coup, je revoyais Seiyar qui courait en riant devant moi à travers une vaste étendue herbeuse. J'avais cru devenir folle en réalisant peu à peu l'ampleur de ce que j'avais perdu. Je m'étais enfuie, j'avais quitté le Sanctuaire et les déments qui y habitaient.

Mais Marine m'avait retrouvé. Elle m'avait convaincu de revenir. Je l'avais suivie... Et j'avais retrouvé Seiyar.

Un sourire me vint aux lèvres à cette évocation. Oui, tout cela avait valu la peine, puisque, en fin de compte, nous nous étions retrouvés. Nous étions tous deux différents, et nos chemins n'étaient plus les mêmes, mais il était toujours mon petit frère. J'eus un soupir mi-résigné mi-amusé. A chacun son destin.

Au-dessus de ma tête, le ciel se partageait entre l'orange flamboyant qui entourait le soleil en train de disparaître et le bleu sombre qui étendait ses ailes nocturnes de l'est. Il commençait déjà à se faire tard. Je n'avais pas fait grand-chose de ma journée. J'avais décliné l'invitation de Seiyar quand il m'avait proposé de les accompagner. Je préférais profiter de l'occasion pour visiter le palais et réfléchir un peu. Maintenant que les deux étaient faits...

_Excusez-moi...

Je tournais la tête. Un homme musclé, vêtu de noir, était parvenu à côté de moi sans que je l'entende. Il inclina légèrement la tête à mon attention tandis que je me levai.

_Vous devez être Seika, n'est-ce pas ? demanda-t'il d'un air interrogateur.

Je confirmai d'un hochement de tête et ses lèvres s'étirèrent en ce qui ressemblait à un sourire.

_Je m'appelle Idoménée. C'est Androgée qui m'a demandé de vous trouver. Il se fait tard et, étant donné qu'aucun banquet n'est prévu ce soir, il voulait savoir si vous acceptiez de vous joindre à nous pour le souper.

Je me souvenais de lui, à présent, je l'avais effectivement aperçu lors du festin qui avait marqué notre arrivée. J'hésitai un bref instant quand à ma réponse. Seiyar voudrait peut-être me voir ce soir, comme je ne l'avais pas accompagné aujourd'hui. D'un autre côté, lors des quelques occasions où nous avions parlé ensemble, j'avais trouvé Androgée très agréable, charmant même. Oui, il me plaisait assez, pour être honnête. Rien de sérieux, très probablement, mais, après tout ce temps de gâché, j'avais bien le droit de me distraire un peu. Je verrais Seiyar le jour suivant.

Quelques instants plus tard seulement, je me retrouvais attablée façe à un repas des plus consistants, dont la seule vue suffit à me faire monter l'eau à la bouche, tout en me rappelant fermement tout le temps qui s'était écoulé depuis que j'avais mangé pour la dernière fois.

Je me trouvais quelque part à l'intérieur du palais, dans une pièce plutôt étrange, assez vaste et délimitée par des colonnes épaisses. Une demi-douzaine de torches grésillantes nous éclairaient. J'étais assise sur une chaise basse d'un côté de la table, avec Androgée en façe de moi et Idoménée sur ma droite. Posé sur le sol à proximité, ce qui devait être un brûle-parfum diffusait dans l'air une senteur aromatique.

_Et il n'y a jamais personne d'autre qui vient manger ici ? demandai-je à Androgée qui me tendait le plat d'entrée, une gigantesque salade.

_En fait, cette pièce, comme beaucoup d'autres au palais, est pratiquement déserte la plupart du temps, répondit-il avec un sourire d'excuse. En été, surtout, la plupart des gens préfèrent manger à l'extérieur, ou dans des pièces mieux aérées. Mais comme il fait un peu lourd, ce soir, j'ai pensé que ce serait mieux ici.

Il faisait effectivement assez lourd, et je me demandais vaguement si un orage allait éclater pendant la nuit. Puis j'entamai ma salade et je n'y pensais plus.

_Est-ce que votre promenade était agréable ? demandai-je, la bouche à moitié pleine.

Sur le chemin, j'avais entraperçu Seiyar et le reste du groupe à proximité de la cour centrale, tous en train de manger avec appétit.

_Assez, oui, répondit-il en hochant la tête. Tu aurais dû venir avec nous.

_Vous avez mis du temps à revenir, observa Idoménée, sortant de son silence. Ne me dis pas que tu t'es perdu ?

Androgée sourit de toutes ses dents.

_Nous avons fait plusieurs pauses au cours de la journée. Mais toi, pourquoi n'es-tu pas venu ? Tu avais peur de te fatiguer ?

_Le roi Minos m'a retenu pendant presque toute la journée, répliqua Idoménée avec un geste évasif. J'ai été très occupé.

Androgée fit signe qu'il comprenait et n'insista pas, mais, un bref instant, sa belle humeur sembla se ternir. Puis l'impression disparut et le repas se poursuivit. La salade achevée, Idoménée alla chercher le plat principal, du poisson grillé entouré de crustacés.

_De l'espadon, dit-il en le posant au milieu de la table.

Je haussai un sourcil, incrédule.

_Un petit espadon, alors...

Androgée rit.

_Nous n'avions pas droit à l'ensemble de la bête. Les cuisiniers du palais attachent une grande importance à la bonne répartition de la nourriture et ils ont tendance à être intraitables sur ce point-là. J'ai notamment dû en céder un morçeau consistant à Hermia et à ton... demi-frère.

Mon demi-frère... Un instant, je ne vis pas de qui il voulait parler. Puis cela me revint. Hyoga, bien entendu. Je l'avais vu à quelques reprises au cours de la journée, toujours en compagnie de Hermia. Et il était effectivement mon demi-frère, même si je ne parvenais pas à me faire à cette idée. Tout comme Shiryu, Ikki, Shun et beaucoup d'autres. Je faisais partie d'une famille plutôt étendue, en y réfléchissant.

_Il ne mange pas avec les autres ? demandai-je, légèrement surprise.

_Non, répondit Idoménée avec l'un de ses rares sourires. Apparemment, Hermia s'est enfermée dans sa chambre avec lui. Je ne sais pas ce qui...

Il se tut précipitamment sous le regard d'Androgée et parut brusquement absorbé par le contenu de son assiette. Je me mordis les lèvres pour ne pas rire. Androgée avait-il eu une liaison avec Hermia ? Je n'avais rien remarqué de particulier entre eux.

_Pour en revenir à ce poisson, repris-je après un temps, l'espadon est à ma connaissance un poisson d'eau salée. Et la mer n'est pas toute proche.

_Certains des nôtres passent une partie de leur temps dans les villes côtières de Crète, expliqua Androgée. De temps en temps, ils nous rapportent du poisson. Ca change un peu de l'ordinaire. Tiens, goûte donc au vin, il est excellent.

Il remplit mon verre avant de me le tendre. J'en bus une gorgée, avec prudence, puis une autre. Je n'avais guère l'habitude de l'alcool. Visiblement, il s'agissait d'un vin rouge, un peu lourd, mais au goût chaud et sucré. De fait, il n'était pas mauvais du tout. Je finis mon verre sans m'en rendre compte.

_Il vient d'une vigne voisine, expliqua Androgée en me resservant. On appelle ça du vin mavro. Ce sont des habitants de Knossos qui s'en occupe.

Je pouffai avant de vider mon verre de nouveau et de le remplir moi-même. Je commençais à me sentir la tête étonnament légère.

_Au moins quelques personnes qui se rendent véritablement utiles ici, observai-je d'une voix quelque peu pâteuse. Et vous, tous les deux, qu'est-ce que vous faites de votre temps ?

_Je suis le chef de la garde du palais, répondit Idoménée avec superbe, alors qu'il entamait déjà son quatrième ou cinquième verre.

_Et il commande en permanence une douzaine d'hommes, compléta Androgée, pince-sans-rire. Sauf quand l'un d'entre eux se fait porter pâle.

Idoménée lui envoya un solide coup de poing et je gloussai en reposant mon verre, vide de nouveau. Combien de fois l'avais-je rempli, déjà ? Je voulus me resservir, mais il ne restait plus qu'un fond insignifiant dans la carafe.

_Ne t'inquiète pas, j'en ai apporté une autre, fit Androgée en se penchant en arrière.

Il saisit une nouvelle carafe, pleine à ras bord du vin capiteux et entreprit de me remplir mon verre, ce qu'il parvint finalement à accomplir presque sans rien renverser à côté. Je pouffai de nouveau. Cela faisait vraiment étrange. J'avais l'impression curieuse d'être enveloppée dans du coton et, en même temps, je me sentais d'une gaieté irrépressible.

_Toi, toi, ne me dis rien, je sais, fis-je en regardant Androgée. Je sais ce que tu fais de tes journées. Tu passes ton temps à t'entraîner pour pouvoir impressionner les filles.

Idoménée se rejeta en arrière dans sa chaise et éclata de rire. Androgée le foudroya du regard, puis se versa un nouveau verre et le vida d'un trait.

_J'ai de très grandes responsabilités, fit-il d'un air qui se voulait digne.

_Tu as rendu enceinte toutes les jeunes filles de la ville ? demandai-je en bafouillant presque.

Idoménée faillit tomber de sa chaise tant il riait. Androgée voulut répondre quelque chose, mais dût renonçer, incapable d'articuler quoi que ce soit de cohérent.

_Oooh, j'ai dû boire un peu trop, fit-il finalement en posant sa tête entre ses deux mains.

_C'est ce vin, il est traître, observa Idoménée avant de vider d'autorité ce qui restait dans la cruche.

J'eus un grand sourire, consciente du fait que je devais avoir l'air complètement idiote. Mais puisqu'il semblait que je soit résolument soûle, pourquoi ne pas en profiter ?

_Allez les gars, lançai-je avec entrain, vous devez bien connaître une chanson ou deux, non ?


Shunrei

Je frissonnai. Ce n'était pas le froid, non. Alors... La crainte ? L'excitation ?

La chambre était complètement plongée dans l'obscurité et je n'y voyais rien. Mais cette cécité semblait stimuler mes autres sens, comme par compensation. J'étais allongée sur le lit, et je sentais contre ma peau le contact du drap rêche. Il planait ici une odeur légère, presque imperceptible, mais que j'assoçiais néanmoins à Shiryu. Je la respirais profondément, les narines dilatées, m'efforçant d'apaiser mon coeur qui cognait furieusement contre ma poitrine.

J'avais retiré tout mes vêtements et j'avais dénoué mes cheveux, les laissant reposer pêle-mêle sur mes épaules. Et maintenant, j'attendais, partagée entre l'expectative et la tension. Et ces frissons convulsifs que je ne parvenais pas à calmer. Le temps semblait s'étirer sans fin.

Il fallait que je me calme. Tentant de rassembler le peu de volonté dont je disposais encore, je me forçais à respirer plus lentement et à cesser de trembler. Lentement, lentement... Calme... Le vent sifflant dans les feuilles de bambou, la bouilloire qui chantait sur le feu à l'heure du thé, et, en arrière-plan perpétuel, la grande cascade de Rozan qui déversait éternellement ses eaux rugissantes. Voilà... Il fallait que je garde ce calme jusqu'à ce qu'il arrive, ou je savais que j'allais attraper mes vêtements et m'enfuir en courant.

J'étais en train d'attendre Shiryu, nue, allongée sur son lit, dans sa chambre. Je faillis de nouveau paniquer rien qu'en formulant cette pensée dans mon esprit, mais je me contins. Je devais rester calme. Ne penser à rien de préçis, et surtout pas à ce qui arriverait quand il regagnerait sa chambre.

J'avais beaucoup parlé avec Miho depuis que nous étions arrivés en Crète, et nous nous étions facilement entendues. Sans doute parce que nous avions tant de chose en commun. Elle m'avait confié tout ce qui s'était passé entre elle et Seiyar la nuit précédente. J'avais ressenti de la peine pour elle, qui avait l'impression de servir de substitut à Saori et qui acceptait néanmoins ce rôle par amour. Mais son réçit avait éveillé quelque chose d'autre en moi, quelque chose que j'avais déjà ressenti, sans jamais le comprendre vraiment.

J'aimais Shiryu et il m'aimait, j'en étais sûre. Mais cela ne me suffisait pas. Je le désirais, je voulais le sentir tout contre moi, je voulais... Mes joues s'enflammèrent dans l'obscurité de la chambre. J'avais pris ma décision en fin d'après-midi. Cela me paraissait tellement facile à ce moment-là. Pendant le repas du soir, j'avais commençé à ressentir de l'appréhension. J'avais passé mon temps à éviter de croiser le regard de Shiryu, comme si je craignais qu'il puisse lire dans mes pensées. J'avais beaucoup bu, dans l'espoir que cela me donnerait du courage le moment venu, puis, vers la fin du repas, je m'étais levé, prétextant la fatigue, et j'étais partie. Mon coeur s'était mis à battre à un rythme accéléré tandis que je déambulais à travers les couloirs déserts. Puis j'étais enfin arrivé devant la porte de sa chambre. J'avais hésité avant d'entrer. L'intérieur était remarquablement propre et bien rangé, et j'avais l'impression que ma présence ici était terriblement déplaçée. J'avais pourtant entrepris de défaire ma natte et de retirer mes habits, ignorant tant bien que mal les pulsions qui me disaient de m'en aller d'ici aussi vite que possible. Et maintenant, j'attendais...

J'étais allongée sur le lit, les yeux grands ouverts sur les ténêbres de la chambre, et ma poitrine se soulevait à intervalles réguliers tandis que je m'efforçais de garder mon calme.

Un bruit. Mon calme vola en éclat et je me mis à trembler comme une feuille. Non, non, ce n'était rien... Le bruit avait disparu, ce n'était rien. Je me sentais presque fiévreuse à force d'appréhension. Quand Shiryu allait-il enfin venir dans sa chambre ? Et que dirait-il en me voyant ainsi ? J'avais peur, peur qu'il me dise de m'en aller, qu'il me traite comme une gamine impudique et écervelée qui se jetait à son cou. Qu'est-ce qui pouvait bien l'attirer chez moi ? Il avait certainement déjà rencontré des filles plus belles et plus intelligentes. Il avait tellement voyagé et moi, j'avais passé presque toute ma vie dans un lieu perdu au fin fond de la Chine.

Ma respiration se fit oppressante. Je pouvais encore fuir, j'avais encore le temps de quitter sa chambre, et il ne saurait jamais que j'étais venue. Je le pouvais encore... Mon angoisse était devenu telle que je faillis le faire. Je me redressai à demi, posai un pied sur le sol...

Un bruit de pas dans le couloir. Je connaissais ces pas. Ils m'étaient aussi familiers que les battements de mon propre coeur. Et, soudainement, je me sentis très calme. Je m'allongeai de nouveau et je réarrangeai mes cheveux en désordre. Il n'était plus temps de fuir.

Je respirais lentement et profondément tandis que les pas se rapprochaient. Calmes, sans précipitation. Rien qu'en les entendant, je pouvais imaginer Shiryu tel qu'il était en ce moment en train de remonter le couloir pour venir ici. J'avais l'impression que mon ventre me brûlait.

Les pas s'arrêtèrent. Il était juste devant la porte. Je fermai les yeux. Il y eut un léger grincement quand la porte s'ouvrit et se referma. Shiryu s'avança dans la pièce, se dirigeant vers son lit. Je réprimai un violent frisson.

Les pas s'arrêtèrent. Un bruit, presque inaudible. Puis le silence. Je ne l'entendais même plus respirer. Mon coeur battait la chamade. Il m'avait vu, il m'avait forçément vu. Qu'attendait-il ?

J'ouvris les yeux, presque malgré moi. Il se tenait debout, juste à côté du lit, la tête penchée sur moi, comme une ombre se découpant à peine sur les ténêbres de la pièce. Ma respiration s'étrangla tandis que la crainte m'étreignait le coeur. Une fraction d'éternité s'écoula, puis une autre. Et, tout à coup, je sentis ses mains tendres et fortes qui m'enserraient avec une infinie douceur. Je sentis ses lèvres contre ma gorge, sur mon visage, tandis qu'il se dévêtait à la hâte. A présent, il était allongé auprès de moi, son corps chaud tout contre le mien qu'il couvrait de caresses. Je refermai mes bras autour de lui pour l'attirer encore plus près. Ses longs cheveux noirs me tombaient sur le visage comme une douce pluie. Et je ris, et je pleurai en même temps, emplie d'un bonheur démesuré.

Tard dans la nuit, alors que tous étaient partis se coucher depuis longtemps et que le grand palais était silencieux, tel un titan assoupi, Seiyar remontait le couloir menant à sa chambre, Miho endormie entre ses bras.

Elle était tellement jolie comme cela, songeait-il en la regardant avec affection. Au fond de lui, Seiyar avait conscience du fait que ses problèmes affectifs ne se résoudraient pas aussi facilement, et que les bras de Miho autour de son cou ne suffirait pas à lui faire oublier tout le reste. Mais, pour le moment, il se contentait d'appréçier l'instant présent, et la tiédeur de son corps inerte contre sa poitrine.

Seiyar avait beaucoup bu, et il n'aspirait plus à présent qu'à aller se coucher le plus vite possible. Mais il ralentit cependant, puis s'arrêta devant la porte d'une chambre proche de la sienne. Un bruit en provenait, comme un halètement rauque, à demi-étouffé. Le bruit se précipita, se fit plus fort. Puis un long cri de plaisir, qui déchira le silence des couloirs du palais.

_Shiryu !!

Puis plus rien. Un sourire complice traversa le visage de Seiyar, révélant brièvement la blancheur de ses dents. Puis, il se détourna, et, Miho toujours entre ses bras, entreprit de franchir les derniers mètres qui le séparaient encore de sa propre chambre.

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Cette fiction est copyright Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.