Chapitre 6 : Un nouveau matin, un nouveau jour


Shiryu

Un pas chassé en avant. Le bras à demi tendu devant moi, prêt pour une parade éventuelle. Lentement, en un geste parfaitement contrôlé, je le ramenai le long du corps tandis que je levai l'autre au-dessus de ma tête. Un pas glissé en arrière. Coup de pied à la tête. Je me remis en garde. Coup de poing. Parade. Projection. Deux pas en arrière. Garde basse.

Cela me faisait du bien, de me replonger ainsi dans cette succession de gestes totalement synchronisés, qui faisaient tellement partie de moi que je pouvais les exécuter sans le moindre effort conscient. Cela me détendait, tout en m'aidant à me concentrer à un niveau plus profond. Ce kata avait été l'un des premiers que mon maître m'ait appris, peu après que je sois devenu son disciple.

Le bras tendu devant moi, poing fermé. Je pivotai sur moi-même en un long mouvement fluide pour me retrouver de nouveau en garde défensive. Coup de pied balayé. J'accompagnai le mouvement et enchaînai avec une projection. Parade. Un pas en arrière. Bloquage.

Le vent frais du matin venait me rafraîchir le visage. Il était tôt encore. Le soleil n'était pas levé depuis très longtemps. De la terrasse où j'étais, surplombant une partie impressionnante du palais, je pouvais le distinguer, pâle et jaune, qui émergeait lentement à l'est. Tout était silencieux. Je n'avais croisé personne en parvenant jusqu'ici. Shunrei dormait encore, elle aussi. Je n'avais pas voulu la déranger.

Coup de poing à la tête. Deux pas rapides et contrôlés en avant. Coup de poing au ventre. Projection. Je revins en garde.

J'avais les yeux à demi fermés pour exécuter le kata. Le fait d'avoir retrouvé la vue m'avait ravi au-delà de toute description. Mais c'était plutôt une distraction qu'une aide ici. J'avais tant de fois exécuté ces mouvements, tant de fois répété ces gestes, que mon corps, laissé à lui-même, les retrouvait sans aide.

Coup de pied à la tête, suivi de deux coups de poing au corps. Demi-tour et coup de pied balayé au niveau des genoux. Projection. Trois pas glissé en arrière. Bloquage. Projection.

Il m'avait fallu beaucoup de temps, au début, pour comprendre la véritable utilité du kata. Je m'en souvenais encore. Il était arrivé à mon maître de me faire répéter un seul et unique kata pendant des semaines et des semaines, sans jamais m'arrêter, sans jamais m'autoriser à essayer ne serait-ce qu'un seul autre exercice. Toujours les mêmes mouvements, avec la même régularité et la même précision sans faille. Et chaque fois que j'achevais l'enchaînement, c'était pour le recommencer aussitôt, exactement pareil, et encore, et encore, jusqu'à ce que le soleil se couche et que cette nouvelle journée d'entraînement s'achève.

Un pas en arrière. Coup de poing. Je ramenai mes deux bras devant moi, à hauteur des yeux. Puis je pivotai de nouveau sur moi-même. Coup de pied balayé. Coup de poing à la tête. Bloquage.

Il m'avait fallu du temps, oui. Peut-être même que je n'avais pas bien réalisé avant la fin de mon entraînement. Il m'était souvent arrivé en mon for intérieur de me demander quel était le but de ces exercices sans cesse répétés en vue d'une perfection absolue impossible à atteindre. A quoi bon ? Ce n'était qu'une perte de temps inutile. Et pourtant... Vers la fin de mon entraînement, j'avais dû passer des mois et des mois à tenter d'accomplir quelque chose d'impossible. Inverser le courant d'une cascade.

Un bras tendu devant moi, doigts écartés. L'autre le long du corps, prêt à frapper. Coup de pied en arrière. En garde de nouveau. Coup de poing à la tête.

J'y avais passé toutes mes journées. Le matin, je me levais alors qu'il faisait encore noir, et le soir, je n'allais enfin me coucher qu'à bout de force, complètement épuisé. Toutes ces heures où je me tenais seul, face à la cascade que je frappais de mes poings pour accomplir ce qui ne pouvait être accompli. Combien de fois avais-je essayé ? Je n'aurais su le dire. A chaque fois, mon poing traversait l'eau, sans plus d'effet qu'une pierre qui aurait été jetée dans le courant. Et je recommençais, et encore, et encore. Une année s'était écoulée, au cours de laquelle je n'avais rien fait d'autre que frapper sans cesse de mes poings la grande cascade de Rozan. Parfois avec application, m'efforçant de trouver le secret qui me permettrait de réussir. Parfois avec fureur et violence. Parfois presque mécaniquement. Toujours sans succès. Toujours la cascade continuait à s'écouler vers le bas, sans être troublée le moins du monde par mes coups futiles. A quoi bon frapper un cours d'eau ? J'avais continué. Et, un jour, où j'avais dépassé la fatigue, la lassitude, la rage et le découragement, j'y étais parvenu.

Deux pas en arrière. Coup de pied à la tête. Coup de poing au corps. Un pas glissé en arrière, le bras replié devant moi pour me protéger. Projection.

C'était cela que j'avais appris en pratiquant ces katas si anciens que des hommes les répétaient déjà plus de deux mille ans avant ma naissance. La patience, la résolution, la volonté. Et le fait de savoir qu'au travers de ces mouvements, si simples en apparence, il était possible de dépasser toutes les limites que l'on croyait avoir. Qu'il était possible de se transcender soi-même.

Un bras tendu devant moi, la main à plat. L'autre replié au-dessus de ma tête. Coup de poing, aussitôt enchaîné avec un coup de pied pour faucher les jambes de l'adversaire. Je me replaçai aussitôt en garde. Coup de pied balayé vers l'arrière. Demi-tour. Coup de poing et projection.

Il y avait quelqu'un qui m'observait. Je ne m'en étais pas rendu compte immédiatement, mais c'était pourtant le cas. J'avais sans doute été trop absorbé dans mes pensées et dans mes mouvements pour y prêter attention. Je ne savais pas de qui il s'agissait, mais, quoi qu'il en soit, il ne fallait pas que je laisse cette présence interférer avec ma concentration. De toutes façons, le kata était presque terminé.

Avec une sérénité parfaite, j'accomplis les derniers mouvements de l'enchaînement, sans jamais rompre le rythme, jusqu'au salut rituel qui marquait la fin du kata. Alors seulement, je m'autorisai à regarder qui était là.

Ils étaient deux, en fait, qui me regardaient avec intérêt depuis la porte que j'avais empruntée pour parvenir ici. Il y avait Androgée, vêtu d'une sorte de tenue d'entraînement, et un autre homme, que je ne reconnus pas.

_C'était impressionnant, me lança Androgée. Je n'avais jamais observé une telle façon de s'entraîner. Est-ce que c'est japonais ?

_Chinois, répondis-je simplement. C'est très ancien.

Androgée hocha la tête, intéressé.

_Au fait, maintenant que tu as terminé, est-ce que tu aurais envie de venir t'entraîner en bas avec Idoménée et moi ?

Il fit un geste de la main pour inclure l'autre homme, qui n'avait toujours pas bougé.

_J'ai l'impression que tout le monde dort encore après le banquet d'hier soir, poursuivit-il. Mais nous avons tous les deux l'habitude de venir nous exercer tôt le matin. Aujourd'hui surtout, il ne devrait pas y avoir beaucoup de monde. Tu pourrais venir, ce serait plus intéressant.

_Entendu, allons-y.

De toutes façons, j'avais effectivement besoin de me remettre à niveau. Ce serait certainement plus rapide si j'avais quelqu'un avec qui m'entraîner. Je suivis donc Androgée et Idoménée dans le dédale des couloirs, où il n'y avait toujours aucun autre son que le bruit de nos pas, et, très rapidement, nous arrivâmes à la grande cour centrale du palais.

Il faisait assez frais. La cour était à ciel ouvert, mais il était si tôt qu'elle était encore toute entière plongée dans l'ombre, malgré sa taille démesurée. Toute cette disposition était vraiment surprenante, mais je devais reconnaître que je n'étais guère familier avec l'architecture crétoise.

Je suivis Androgée et Idoménée jusqu'au beau milieu de la cour déserte. Il n'y avait pas un son. Seul le vent venait troubler le silence pesant, faisant voler le sable dont était recouvert le sol. Les deux Crétois entamèrent quelques exercices d'échauffement et je les imitais. Même si la maîtrise du cosmos était une discipline de l'esprit plus que du corps, mon maître m'avait appris que les deux étaient également importants chez un chevalier, et j'avais eu de nombreuses fois l'occasion de me rendre compte à quel point il avait raison. On développe l'esprit en développant le corps. Le tout est de trouver l'harmonie nécesaire entre les deux.

J'essayais quelques exercices assez simples. Le kata m'avait suffisamment échauffé, mais je ne tenais pas encore à risquer des choses plus difficiles. Il fallait que je me montre patient. Les progrès devaient être échelonnés, j'en avais fait l'expérience après la bataille du Sanctuaire. Pas de précipitation, pas d'emportement. S'en tenir simplement à l'aspect purement physique de l'exercice. C'était dur, frustrant même, parce que je sentais en moi le besoin d'embraser mon cosmos, parce que je me souvenais de la sensation que cela procurait, sans être capable de l'atteindre. Mais je devais contrôler ce désir primal qui était en moi. Mon cosmos reviendrait tôt ou tard, c'était inévitable, et, même si ce n'était pas le cas, cela ne devait pas avoir d'importance. Je pouvais vivre sans cosmos, sans armure. Je pouvais vivre tel que j'étais, il fallait que je me souvienne de cela.

_Est-ce que tu veux t'exercer un peu contre moi ? me lança Idoménée, qui avait fini de s'échauffer.

Je le regardais, un peu surpris. C'était la première fois que je l'entendais dire quelque chose. Mais pourquoi pas, de toutes façons. M'entraîner avec quelqu'un ne pouvait pas me faire de mal. Bien au contraire, cela ne pouvait que m'aider à récupérer plus vite.

_Entendu. Quelles sont les règles ?

_Il n'y a pas de règles, intervint Androgée, qui venait également de terminer l'exercice qu'il avait été en train de faire. Ce n'est qu'un entraînement. Tous les coups sont permis, tant qu'ils ne sont pas déloyaux.

Je hochai la tête et me mis en garde. Idoménée fit de même et commença à s'avancer vers moi à pas lents. Sa posture était assez étrange. Elle rappelait à la fois le pugilat et la lutte, deux types de combats à mains nues que je ne maîtrisais pas. Je supposais qu'il combinait les deux styles dans sa manière de se battre. Ce n'était guère surprenant. Il en allait de même avec les chevaliers. Bien que nous ayions tous tendance à nous reposer dans une large mesure sur la puissance de notre cosmos, nous avions tous également reçu une formation très poussée dans un grand nombre de styles de combat plus classiques, que nous apprenions à utiliser tout en dépassant leurs limitations. Au cours de mes six années d'entraînement, j'avais appris plus d'une demi-douzaine de types d'arts martiaux. Je les avais tous assimilés et, même si cela remontait à longtemps maintenant, je savais que j'étais toujours capable de m'en servir, avec ou sans ma cosmo-énergie.

Idoménée attaqua. Il était très rapide sur ses jambes, mais semblait se reposer essentiellement sur ses poings en combat, ce qui me donnait un avantage. Je parai une partie de ses coups et esquivai le reste d'un bond en arrière. Il suivit, enchaînant avec une nouvelle succession d'attaques. Je m'efforçai de rester à distance. De toute évidence, il était plus à l'aise au corps à corps. Je le laissai encore porter quelques coups, puis je commençai à contre-attaquer. Lentement d'abord, pour casser son rythme, puis plus rapidement, alternant coups de poing et coups de pied. Idoménée était fort, sans aucun doute, mais il n'avait pas l'habitude de se retrouver face à des adversaires utilisant un style de combat différent, et je réussis à le faire tomber deux fois en lui fauchant les jambes.

Le combat se poursuivit, avec de plus en plus de fougue. Idoménée commençait à donner toute sa mesure, alternant les coups de poing avec les prises de lutte chaque fois qu'il avait l'occasion de se rapprocher suffisamment. Il m'envoya rouler au sol à plusieurs reprises. Malgré tout, je me sentais confiant. J'avais conscience du fait que je n'utilisais pas tout mon potentiel, que je pouvais me déplacer plus rapidement, frapper plus fort que je ne le faisais. Je ne ressentais aucune fatigue, seulement une sorte d'exaltation. Même privé de mon cosmos, il me restait encore beaucoup.

Je laissais passer encore quelques minutes, puis je commençais à utiliser plus pleinement mes possibilités. Mes attaques se firent plus vives, plus rapides. J'esquivai chacun de ses coups, et en profitai pour le déséquilibrer et le faire tomber. Idoménée s'efforça de ne pas se laisser dépasser. Il assimilait mes techniques et mes prises avec une rapidité surprenante, mais je ne lui laissai pas le temps d'en tirer profit. J'enchaînai une succession de feintes et d'attaques au corps et à la tête, toujours léger sur mes pieds, effleurant à peine le sol, tournant autour de lui. Il voulut contre-attaquer. Son poing partit, visant ma tête. Je fis un pas infime de côté. Mes mains vinrent d'elle-même agripper son bras, et d'un mouvement fluide, je le projetais au sol. C'était une technique d'aïkido, l'une des premières que j'ai apprises, mais je l'avais un peu modifiée pour mon usage personnel.

Idoménée se releva en grognant légèrement. Il avait plusieurs bleus, et sa peau était à vif. Moi-même, je ne m'en étais pas tiré sans quelques marques, mais la douleur était négligeable.

_Je crois que je vais arrêter ici, fit-il en s'inclinant légèrement devant moi. Il va me falloir du temps avant d'être d'un niveau suffisant pour me retrouver à armes égales face à toi. Mais peut-être qu'Androgée voudra reprendre là où j'ai abandonné.

_Ce serait avec plaisir, fit l'intéressé. Cela serait très instructif. Si tu n'es pas trop fatigué, bien sûr...

Fatigué ? Je souris légèrement. Non, je ne me sentais pas fatigué, pas le moins du monde. Au contraire, je me sentais en pleine forme, comme si cet exercice avait ranimé toute mon ardeur. Je me sentais plein d'énergie et de force. Après toute cette période où j'avais été si faible, je me retrouvais enfin.

_Il n'y a pas de problème, allons-y.

Je me remis en garde, imité par Androgée. Il y eut un instant de silence, tandis que nous nous jaugions l'un l'autre du regard. Puis le combat débuta.


Shunrei

Je regardais à droite et à gauche, indécise. Où étais-je donc arrivée ? Ce couloir ne me disait rien. J'avais dû me perdre quelque part. Il valait mieux rebrousser chemin.

Je revins sur mes pas. Les murs ici étaient ornés de femmes aux robes pourpres qui cueillaient des fleurs. Cela ne manquait pas d'une certaine beauté, mais je ne me sentais pas en mesure de vraiment l'appréçier. Il y avait tellement de pierre, en ces lieux. Colorée, presque vivante, mais froide, malgré tout. Je n'avais pas l'habitude de tels bâtiments, si vastes qu'il m'aurait fallu des heures pour en faire le tour, et je m'y sentais un peu mal à l'aise malgré moi. Je ressentais le besoin de sortir d'ici, de respirer l'air frais de l'extérieur.

Je parvins à un embranchement. Trois nouveaux couloirs s'offraient à moi. Lequel avais-je pris pour venir ? Je ne m'en souvenais plus. J'avais eu l'esprit encore embrumé de sommeil quand j'étais sortie de ma chambre pour aller retrouver Shiryu, et je n'y avais pas prêté attention. Si seulement il y avait quelqu'un à qui demander mon chemin. Mais je ne voyais personne.

Un bruit de sandales sur le sol de pierre. Je me retournai. Une jeune femme était en train de se diriger dans ma direction. Je résolus de lui demander de m'indiquer mon chemin dès qu'elle parviendrait à ma hauteur, malgré mes connaissances limitées en grec, mais je n'en eu pas besoin, elle m'adressa la parole d'elle-même.

_Bonjour, fit-elle d'un air aimable. Tu dois être Shunrei, n'est-ce pas ?

_Oui. Oui, c'est moi, répondis-je après un instant de surprise.

Elle sourit, et rejeta en arrière une mèche de cheveux qui lui tombait sur les yeux.

_Tu as l'air perdue. Est-ce que tu veux que je te guide ? Le palais peut être assez déroutant, quand on n'en a pas l'habitude.

_Ce serait très gentil, dis-je en souriant à mon tour. Je me suis complètement égarée, et je n'arrive même plus à retrouver le chemin de ma chambre.

La jeune femme eut un léger rire, doux et soyeux.

_Je me souviens que cela m'arrivait aussi, au début. Ces couloirs sont un véritable labyrinthe. Il m'est arrivé de m'y perdre pendant des heures. Oh, j'ai oublié de me présenter, au fait. Je m'appelle Procris. Où veux-tu que je te conduise ?

J'hésitai un instant. Ma première envie était de retrouver Shiryu, mais, à la réflexion, ce n'était peut-être pas une si bonne idée. Shiryu aimait s'entraîner pendant la matinée, quand il en avait l'occasion. Je ne ferais que le déranger. Il valait mieux que je profite de l'occasion pour découvrir un peu cet endroit. Je verrais Shiryu au repas et pendant tout l'après-midi.

_Je ne sais pas trop, dis-je finalement d'un air indécis. J'aurais aimé visiter un peu les environs.

_Il n'y a pas de problème, répondit Procris avec un geste désinvolte. Je n'ai rien à faire de particulier. Que veux-tu que je te montre ? Le palais ? La ville ?

_Est-ce qu'il y a des jardins, autour du palais ? demandai-je avec espoir.

Procris laissa échapper un nouveau rire.

_Oui, il y a des jardins, et je fais partie de celles qui s'en occupent, d'ailleurs. Nous pouvons aller y faire un tour, si tu veux.

_Oh oui, j'aimerais beaucoup.

_Allons-y, alors.

Et elle se mit en route, empruntant l'un des couloirs voisins. Je la suivis. Procris marchait à grands pas, et j'avais presque du mal à rester à sa hauteur. Je trouvais pourtant le moyen de l'observer, tandis que nous marchions. Procris devait avoir une vingtaine d'année, guère plus. Elle était assez mince, et me dépassait de plus d'une demi-tête. Elle avait des cheveux bruns bouclés et des yeux marrons clairs, et elle portait une robe jaune et relativement simple. Je rougis à part moi en repensant aux robes que j'avais pu voir le jour précédent, lors du banquet. Comment pouvait-on porter des robes pareilles ? Je ne pus m'empêcher de me demander à quoi je ressemblerais avec l'une d'elle. Que dirait Shiryu si je... Je préférais ne pas y réfléchir.

_Quel âge a le palais ? demandai-je pour détourner mes pensées sur un autre sujet moins hasardeux.

_A la fois très vieux et très réçent, répondit Procris. A l'origine, il a été bâti il y a quatre mille ans. Mais il a été détruit sept cents ans après, par un gigantesque tremblement de terre. Il ne restait que quelques ruines. Et nous n'avons commençé à le reconstruire qu'il y a une vingtaine d'années seulement. Les derniers travaux se sont achevés il y a un peu plus de deux ans, maintenant.

Cela me surprit un peu. J'avais conscience de mon ignorance en la matière, mais, tout de même, un tel bâtiment en moins d'une vingtaine d'années...

_Comment avez-vous fait pour accomplir cela si rapidement ? Vous deviez être très nombreux.

Procris eut un demi-sourire.

_Oui, c'est vrai, nous étions nombreux. Mais, en fait, l'essentiel du travail a été accompli d'une façon assez... particulière. Je te montrerai, une fois que nous serons arrivées aux jardins.

Nous montâmes un large escalier, avant de passer dans un nouveau couloir, où des bateaux aux voiles blanches étaient perdus au milieu d'une mer bleu sombre.

_Il n'y a personne ici non plus, observai-je.

_C'est vrai, répondit Procris. C'est assez souvent le cas, la plupart du temps. Le palais n'est pas aussi habité qu'il pourrait l'être. Et la plupart de ceux qui habitent à cet étage dorment encore après le festin d'hier et tout le vin qu'ils ont bu.

J'avais bu un peu du vin qui avait été servi au banquet, et il m'avait fait tourner la tête. Je n'avais pas l'habitude de l'alcool.

_Pourquoi n'y avait-il pas d'eau à boire, en plus du vin ?

Procris me regarda avec surprise.

_De l'eau ? A un banquet ?

Elle éclata de rire.

_Ca serait amusant, mais je ne sais pas si beaucoup de personnes s'y tiendraient. Pour la plupart des convives, les banquets au palais sont au contraire l'occasion de boire autant de vin qu'ils le peuvent.

Puis elle reprit son sérieux.

_De toute façon, ce serait assez difficile. Nous avons un peu de mal à nous approvisionner en eau, surtout pendant l'été, quand il fait très chaud. Et l'eau dont nous disposons est souvent à peine buvable.

Pendant que nous parlions, nous étions arrivées au pied d'un escalier étroit, qui s'élevait en tournant. Procris s'y engagea, moi à sa suite. L'escalier était plus abrupt que les autres, mais ne paraissait pas très long, et je distinguais une vive clarté au-dessus de moi. Encore quelques marches...

Et tout à coup, j'émergeai à l'extérieur, face au soleil flamboyant qui me fit cligner des yeux. Un air vif vint s'engouffrer dans mes poumons, chargé de parfums subtils. Il faisait encore assez frais, mais la chaleur du soleil me fit frissonner de plaisir. C'était tellement agréable, après être resté si longtemps enfermée entre ces murs massifs.

_Et voici le jardin, me dit Procris.

Je regardais dans la direction qu'elle m'indiquait. Je n'y avais pas fait attention jusque-là, mais nous nous trouvions au bord d'une sorte d'immense terrasse recouverte de terre, où poussaient à foison fleurs et arbustes.

_Mais nous ne sommes pas vraiment à l'extérieur, remarquai-je en observant que la terrasse surplombait les bâtiments de pierre.

_C'est vrai, fit Procris en souriant. Le jardin se trouve au-dessus du palais lui-même. Cela en fait un endroit assez tranquille. Peu de gens viennent ici, ne serait-ce que parce qu'ils ne connaissent pas le chemin. Ces temps-ci, je suis à peu près la seule à y passer régulièrement.

_Et c'est toi qui en prend soin ? demandai-je en regardant avec ravissement le gigantesque parterre de fleurs chatoyantes.

_Oui. Mais je n'ai pas grand-chose à faire, en fait. Le jardin tend à prendre soin de lui-même. Viens, je vais te montrer.

Et elle s'engagea parmi la végétation luxuriante. Je la suivis, après un temps d'hésitation. Il n'y avait aucun chemin à travers le jardin, et j'étais forçée de marcher sur les fleurs. J'essayais d'en écraser aussi peu que possible. Procris ne semblait pas avoir ce genre d'état d'âme. Elle avançait normalement, aussi rapidement que si elle avait été en train de parcourir un couloir, et j'eus du mal à ne pas la perdre.

Plus nous progressions vers le coeur du jardin, plus les plantes autour de nous étaient hautes et denses. La végétation m'arriva bientôt à la taille, puis à l'épaule. J'avais presque du mal à me frayer un passage. Les fleurs formaient une mosaïque vivante et enchevêtrée de couleurs et de parfums, que la brise matinale faisait vibrer doucement, comme en un chant très doux. J'avais l'impression de me perdre dans un arc-en-ciel de verdure. C'était si beau. Je me sentais tellement bien, tout à coup. Comment un tel éden pouvait-il exister au coeur même de ce palais labyrinthique ? J'avais l'impression de revivre.

Procris s'arrêta tout à coup, et attendit que je la rejoigne. Nous devions être au centre du jardin, à présent. Ici, les fleurs étaient plus hautes que moi, et leurs corolles alourdies se balançaient mollement dans le vent frais, diffusant leurs senteurs légères comme autant d'encensoirs.

_Alors, qu'est-ce que tu en penses ? me demanda-t'elle avec curiosité.

_C'est splendide ! répondis-je sincèrement. Je n'ai jamais vu quelque chose d'aussi beau.

Autour de nous, la végétation faisait comme des murs, masquant tout ce qui était extérieur au jardin. Rien d'autre que cette jungle de fleurs ne semblait plus exister. Quelle surface couvrait-elle ? J'avais l'impression d'avoir marché pendant plus d'une heure pour parvenir jusqu'ici, et, à présent, le jardin semblait couvrir un espace démesuré.

_J'ai l'impression que ce jardin tout entier est vivant, et qu'il respire autour de moi.

_Ce n'est pas loin d'être la vérité, répondit Procris, les yeux dans le vague. C'est peut-être même l'endroit le plus vivant de Knossos. Regarde.

Je suivis des yeux la direction qu'elle m'indiquait. Il y avait là un petit arbuste au tronc brun noueux. Ses branches tombantes, aux feuilles d'un vert profond, formait comme un dôme, sous lequel aucune fleur ne poussait.

_Voici le Coeur, fit Procris, qui vint s'asseoir au pied de l'arbuste. C'est le centre vital du jardin, et aussi de toute la forêt qui entoure Knossos. C'est également l'un de nos lieux sacrés. Regarde bien.

Elle ferma les yeux et joignit les mains, comme pour une prière. Je restai immobile, osant à peine respirer. Une sensation étrange émanait de Procris, comme un fourmillement qui me parcourait la peau. Les fleurs autour de nous oscillaient lentement. Stupéfaite, je vis un bourgeon, qui se trouvait à hauteur de mes yeux, s'ouvrir lentement et déplier ses pétales rouges frippés jusqu'à devenir une fleur magnifique et odorante.

_C'est magnifique...

_Ce n'est qu'une manifestation des plus simples, dit Procris, qui se relevait. J'aurais facilement pu le faire, même sans l'aide du Coeur. C'était seulement pour te montrer.

Elle fit un pas en avant, saisit la tige de la fleur entre ses doigts et la brisa.

_L'énergie vitale se trouve dans les plantes comme dans les animaux. Elle s'écoule en nous, mais elle n'est pas retenue par nos corps. Elle afflue dans l'espace qui nous entoure, et se disperse à tous les vents. Elle est partout présente, mais plus encore dans certains endroits, comme celui-ci. Et il est alors possible pour quelqu'un qui sait comment faire de l'utiliser à son gré.

Elle embrassa du geste le jardin qui nous entourait.

_Une fleur n'est qu'une fleur. Ephémère. La vie y passe et s'en va. Une fleur que l'on cueille n'arrête pas la vie. Et, une fois qu'on l'a cueillie, elle peut aussi bien servir à parer la beauté.

Elle prit la fleur et, d'un seul geste adroit, la glissa parmi mes cheveux.

_Tu es très jolie, comme cela, observa-t'elle en m'examinant avec attention. Tu dois faire tourner bien des têtes.

Je rougis légèrement, un peu gênée malgré moi.

_Si tu veux, tu peux aussi essayer de t'asseoir dans le Coeur. Tu verras, même sans y avoir été entraîné, il est facile de ressentir la vie qui y circule. C'est une sensation très agréable, même quand on croit s'y habituer.

_Merci, je vais essayer.

Je fis un pas en avant et je vins m'asseoir en tailleur au pied de l'arbuste, le dos contre son tronc rugueux. Procris me regardait, mi-intéressée, mi-amusée. Autour de moi, les feuilles bruissaient sous le vent imperceptible. Il n'y avait pas d'autre son. Je me sentais calme, détendue. Une sérénité absolue s'emparait de mon corps et de mon esprit, relâchant mes muscles et chassant mes soucis. Je fermais les yeux, me laissant aller. Inconsciemment, sans y penser, je me mis à respirer plus lentement, plus profondément. L'air n'était plus chargé de senteur, à présent, mais pur et vif. Ma poitrine se soulevait et s'abaissait régulièrement. Ma conscience s'estompait peu à peu, me laissant en pleine harmonie avec ce qui m'entourait.

Je le sentais, à présent. Oui, j'en étais certaine. Il y avait comme une pulsation, le battement d'un gigantesque coeur autre que le mien. Et la vie affluait à travers ce coeur, et à travers moi qui m'y trouvait. Je me laissais porter par le flot, je m'abandonnais à ce courant ininterrompu qui me transportait au-delà de ce lieu, dissolvant mon être en une myriade de particules. J'avais l'impression d'être partout. La sève des arbres s'écoulait à travers mes veines, le cri des bêtes était dans ma gorge. Je ressentais tout. Il me semblait étreindre la Terre entière. Et pourtant, au milieu de tout ce chaos, je voyais toujours deux yeux bleus-gris, j'entendais toujours une voix douce et grave, je sentais toujours sous ma main le contact soyeux de longs cheveux noirs. Shiryu. En ce moment où je me sentais vivre infiniment, il me semblait aussi que mon amour pour lui grandissait au-delà de toute limite et s'étendait au monde entier. Shiryu. Mon amour...

Quelques pas à l'écart, Procris regardait Shunrei, les bras croisés. La petite Chinoise lui plaisait assez. Un peu timide, sans doute, mais elle était bien plaçée pour la comprendre. Et elle était agréable. Et jolie, aussi. Surtout en ce moment, où elle restait immobile, les yeux fermés. On aurait dit un ange, tant son visage avait l'air innocent. Procris se prit à regretter de ne pas lui ressembler. Elle paraissait tellement sereine.

Cette sensation ! Stupéfiée, Procris recula instinctivement, presque effrayée. Une aura d'un vert ondoyant venait d'apparaître autour de Shunrei toujours immobile, et grandissait rapidement en ampleur et en intensité, s'étendant peu à peu à tout ce qui l'entourait. Et cette vibration... On aurait dit un coeur. Un gigantesque coeur tendre et aimant, plein de vie mais aussi d'une affection et d'une compassion illimitée. On aurait dit...


Shiryu

Je trébuchai en reculant et je faillis tomber. Androgée en profita pour me saisir le bras et m'envoya une fois de plus rouler au sol. Je grognai. Cela devait bien faire la dixième fois. Je me sentais couvert de contusions, à la limite de l'épuisement, alors que cela devait faire à peine quelques minutes que nous avions engagé le combat. Androgée était étonnament rapide et agile, et il frappait fort. Chacun de ses gestes était totalement contrôlé, mais il se dégageait pourtant de lui quelque chose d'autre, une violence presque sauvage. Comme si le combat était pour lui une sorte d'exutoire, une façon de se débarrasser de son trop-plein d'énergie.

Je me relevai péniblement. Androgée attendit que je sois prêt avant de poursuivre le combat. Cette fois-ci, je restai strictement sur la défensive, ne contre-attaquant même pas quand j'en avais l'occasion. Androgée était véritablement un adversaire dangereux. Il ne se reposait pas uniquement sur sa force et sur son adresse, mais aussi sur sa technique, des plus perfectionnées. Il n'utilisait pas son cosmos, alors que j'étais certain qu'il en était capable. Sans doute se refusait-il pour un entraînement à jouir d'un avantage que je n'aurais pas. J'avais déjà connu des adversaires comme cela, qui favorisaient plus la technique que la puissance de la cosmo-énergie. Mais, pour l'instant, je devais bien reconnaître que je ne brillais guère. C'était à peine si j'avais réussi à lui porter quelques coups, et il les avait tous encaissés sans broncher.

Androgée marqua une pause dans l'enchaînement de coups de poing qu'il me portait. Je le vis plonger en avant, bras tendu pour m'aggriper. J'esquivai d'un pas rapide sur le côté et j'essayai de le faire trébucher mais il fut trop rapide. J'encaissai un coup colossal en plein ventre et je me pliai presque en deux sous la douleur. Instinctivement, je reculai d'un bond pour éviter son prochain coup. J'étais trop lent, je...

Cette sensation dans le creux de mon ventre ! Tout à coup, je ne ressentais plus la douleur ni la fatigue. L'énergie affluait le long de chacun de mes membres comme une gigantesque décharge électrique. Je voyais le poing d'Androgée. Lent, si lent. Je n'avais pas même besoin de l'éviter. Je lui saisis le bras et j'accompagnai le mouvement, me projetant en arrière de toutes mes forces. Mon pied contre sa poitrine, je roulai au sol, le projetant par-dessus moi. Androgée fit un vol plané et alla s'écraser à cinq mètres de moi. Je me relevai d'un bond. La sensation était en train de s'estomper peu à peu pour céder la place à la fatigue, et la tête me tournait un peu.

_Bon sang, il va falloir que tu m'apprennes ce coup-là, articula Androgée qui se relevait péniblement. C'était impressionnant.

Il sourit de toutes ses dents.

_Je crois que nous nous sommes assez battus comme cela pour l'instant. Nous nous mesurerons l'un à l'autre une autre fois. Autant poursuivre notre entraînement de façon plus tranquille avant de nous casser quelque chose.

Je souris à mon tour.

_Comme tu voudras. Et si, pour commencer, tu me montrais comment tu fais cette projection de hanche avec laquelle tu m'as fait mordre la poussière tout à l'heure ?


Ikki

Assis sur les gradins qui entouraient la vaste cour centrale, j'étais en train de broyer du noir.

Rien de bien surprenant chez moi, aurait-on pu penser. Après tout, j'étais assez rarement de bonne humeur, cela faisait partie de mon caractère. Mais cette fois-ci...

D'ordinaire, le fait de rester seul m'aidait à surmonter ce genre de dépression. Seul, je ne pouvais être confronté qu'à moi-même, et je savais bien ce que je valais. J'avais toujours du mal à me retrouver en société, sans doute parce que je ne pouvais pas m'empêcher de voir tous les défauts de ceux qui m'entouraient. Sans doute parce que je ne pouvais pas supporter la moindre imperfection chez eux. Je n'avais aucune tolérance, cela devait être ça.

J'avais essayé, pourtant. J'avais essayé de me montrer sociable, agréable. J'avais essayé de me rapprocher de ceux qui m'entouraient, de me mêler à leur conversation, de m'intéresser à eux. Mais cela n'avait pas marché. Généralement, je ne pouvais pas supporter de parler avec qui que ce soit pendant plus de quelques minutes, tant je trouvais chacun creux et insignifiant. Même mes frères m'irritaient, à la longue. Peut-être parce qu'ils étaient tellement proches les uns des autres et que moi, malgré tous mes efforts, je ne parvenais pas à m'intégrer. Même Shun ne me comprenait pas. Peut-être devrais-je essayer de me confier à un psychiatre. J'eus un rictus sombrement ironique. L'homme s'ouvrirait sans doute les veines avant même que je n'en sois parvenu à la moitié de mon existence.

Oui, j'étais seul. Complètement seul. Personne n'osait s'approcher de moi de peur de s'y brûler. J'en avais pris mon parti, ou du moins, j'avais essayé. J'étais différent. J'étais le Phénix, seul de son espèce. Et aucun de ces humains ne pouvaient me comprendre ni m'accepter. C'était ce que je me disais pour apaiser mes regrets. Mes regrets. Oui, j'étais le chevalier Phénix, et je méprisais tous ceux qui n'étaient pas à ma hauteur. Mais parfois, juste parfois, je me demandais ce que cela aurait été d'être l'un d'eux... C'était idiot, bien sûr. Mon destin avait déjà été traçé pour moi, et je ne pouvais plus y changer grand-chose. Je ne pouvais que rester ce que j'étais déjà, et accepter ce fait, sans quoi je deviendrais fou.

Pourtant, en arrivant ici, j'avais eu cette impression, cette impression si fulgurante, si profonde, quand je l'avais vue. Etait-ce de l'attirance ? Du désir ? Ou quelque chose d'autre ? Je n'aurais su le dire, mais c'était quelque chose, et c'était suffisant. Cela faisait si longtemps que je ne ressentais plus d'émotions. J'en étais venu à croire que j'était incapable de ressentir quoi que ce soit de spontané. Et là...

Et là, rien, je me le rappelai avec amertume. A quoi bon découvrir que mon coeur ne s'était pas totalement desséché, si rien ne pouvait satisfaire à son besoin. J'avais suffisamment souffert, je n'avais pas besoin de cela. Il valait mieux encore ne plus rien pouvoir éprouver, c'était préférable. Oui, je m'étais berçé d'illusions un moment, mais j'avais été ridicule. C'était à peine si elle m'avait adressé un mot. J'aurais pu aussi bien faire partie du décor. Et elle ne m'avait même pas regardé un instant durant tout le repas d'hier. Je ne l'avais pas quittée des yeux et pas une fois elle ne s'était tournée dans ma direction. Je haussai les épaules sombrement. A quoi bon, tout cela ?

_Salut, Ikki ! me lança joyeusement Seiyar, qui venait d'apparaître.

Je lui répondis d'un vague grognement, mais il ne parut pas le remarquer. Il avait entrepris de s'étirer longuement, tout en baillant beaucoup. Je m'efforçai de l'ignorer, pour autant que ce fut possible.

_Tu ne sais pas où est Hyoga, au fait ? me demanda-t'il tout à coup. Je ne l'ai pas vu.

Je le foudroyai du regard. Est-ce qu'il le faisait exprès ? Non, même pas, il était tout simplement trop idiot pour réfléchir ne serait-ce qu'une fraction de seconde avant de se mettre à parler. Je cherchai une réponse cinglante à lui asséner, mais, pour une fois, je n'en trouvai aucune. Aussi je me contentai de le fixer de mon regard noir jusqu'à ce qu'il finisse par hausser les épaules et s'en aller.

A quoi bon tout cela ? Je n'avais rien à faire ici, je n'y trouverais rien d'autre que des regrets. Mieux vaudrait partir. Seul, je finirais par surmonter tout cela. Oui, ce serait certainement la meilleure chose à faire.


Seiyar

Je me dirigeai vers le centre de la vaste cour baignée de soleil. Il faisait chaud ici. C'était assez vivifiant, après la fraîcheur qui règnait dans les vastes couloirs du palais, et je me sentais d'excellente humeur, en dépit de l'attitude d'Ikki. Comment diable pouvait-il se montrer tellement renfrogné un si beau jour d'été ? Je haussai les épaules. Que m'importait, après tout ? Ikki nous avait toujours bien fait sentir qu'il n'avait besoin de personne. Cela ne me regardait pas.

Dispersés sur toute l'étendue recouverte de sable, plus d'une cinquantaine de Crétois vêtus en tout et pour tout de pagnes s'exerçaient à la course, à la lutte, au lancer du javelot et à une douzaine d'autres sports encore, dans un vacarme assourdissant. Je les regardai un instant. Les athlètes semblaient prendre très au sérieux ces exercices, et beaucoup étaient déjà en sueur sous le lourd soleil. Avec un léger remord, je réalisai que j'avais totalement délaissé mon entraînement depuis que nous étions revenus des Enfers. Ce n'était guère raisonnable. Toute cette période d'inactivité forçée risquait de m'amollir et je savais par expérience que me remettre à niveau serait difficile, et dur.

Shiryu, Shun, Androgée et un autre homme que je ne reconnus pas étaient en train de s'exercer, eux aussi, au beau milieu de la cour. Shiryu était en train de pratiquer des exercices d'assouplissement et Shun donnait des coups de poing dans le vide. Il s'interrompit quand je m'approchai de lui.

_Seiyar ! Ce n'est pas trop tôt !

_Comment ça, pas trop tôt ? demandai-je avec une grimace amusée. Il n'est pas si tard que ça, tout de même.

_Il est midi passé, Seiyar, fit Shiryu, qui avait entamé de grands mouvements de bras.

Je haussai un sourcil. Déjà ? J'avais pourtant été habitué à me lever tôt. Je devais me relâcher.

_Hmm, alors, il est effectivement un peu tard, reconnus-je finalement. Mais je ne suis pas le dernier, après tout. On dirait que Hyoga est encore en train de dormir.

_Désolé de te décevoir, répondit Shun en épongeant son front couvert de sueur où ses cheveux verts étaient plaqués en bataille, mais il est levé depuis plusieurs heures. Il a quitté sa chambre en même temps que moi, mais je ne l'ai pas revu depuis.

_J'ai essayé de demander à Ikki s'il l'avait vu, mais il ne m'a pas répondu, fis-je en jetant un coup d'oeil à l'intéressé, toujours immobile dans la pénombre qui bordait la cour. J'ai l'impression que l'humeur de notre niisan ne va pas en s'améliorant avec le temps.

Shun eut l'air préoccupé.

_Je sais, et cela m'inquiète un peu. J'espère que cela ne durera pas.

_Allons, il n'y a pas de raisons que cela dure, lançai-je en m'efforçant d'avoir l'air confiant. Et puis, du reste, il est dans la nature de notre niisan d'être aussi agréable qu'une pelote d'épingle. Il n'y a pas de quoi s'en faire.

Mais Shun n'avait pas l'air convaincu, et je ne l'étais guère, moi non plus. Les restants de fatigue que j'éprouvais s'étaient dissipés, et je commençai à deviner les raisons de l'humeur excécrable d'Ikki. Mais c'était difficile à concevoir venant de lui...

_C'est bientôt l'heure du repas, lança tout à coup Androgée, en s'approchant de nous trois, et le roi Minos vous voudra à sa table.

_Je voulais justement m'entraîner un peu ! protestai-je.

_Pas de chance, Seiyar ! me lança Shun avec un sourire moqueur. La prochaine fois, il faudra te lever plus tôt !

_Tu auras toute l'après-midi pour t'entraîner, de toute façon, fit Androgée. J'en profiterai même pour vous faire une démonstration du sport le plus appréçié de Knossos. Mais, pour le moment, il vaudrait mieux retourner à vos chambres vous préparer. Je passerai vous chercher.

_Et cette fois-ci, Seiyar, essaie de t'habiller un peu plus soigneusement, me lança Shiryu avec un regard critique. Si tu n'as rien à te mettre, je peux te prêter des vêtements.

_Pour me retrouver déguisé en Chinois ? Tu plaisantes ?

_J'ai fait porter dans vos chambres des vêtements, intervint Androgée. Vous pouvez les essayer, si vous le désirez.

_Alors, de quoi est-ce que j'ai l'air ?

Shun et Shiryu m'examinèrent de haut en bas.

_D'un clown, fit Shun en pouffant.

_De quelqu'un qui ne savait pas comment cela se porte, observa Shiryu au même instant.

Je pris un air exagérément offensé. Je me trouvais très bien. Les vêtements, tunique rouge et pantalon vert fonçé, m'avaient paru un peu étranges quand je les avais enfilés, mais cette impression n'avait pas duré, et je m'y sentais maintenant parfaitement à l'aise. J'aurais aussi bien pu porter ce genre de chose toute ma vie. Cela avait l'air d'être aussi le cas de Shiryu et Shun. Shiryu était en bleu et gris, et Shun en vert clair. Seul Ikki, appuyé pour le moment contre un mur, ne s'était pas changé. En fait, il portait toujours les vêtements avec lesquels il était arrivé le jour préçédent, et il paraissait toujours d'aussi mauvaise humeur.

Nous étions revenus à la petite antichambre qui donnait sur la grande salle de banquet, et nous étions pour le moment en train d'attendre patiemment. Hyoga n'était toujours pas arrivé. Je me demandais bien ce qu'il pouvait être en train de faire.

Tout à coup, il y eut un bruit de pas précipité à l'autre bout de la salle, et je le vis arriver, Hermia à ses côtés. Ils s'arrêtèrent juste à l'entrée de la pièce et je les vis échanger quelques mots, puis Hermia repartit et Hyoga vint nous rejoindre.

_Alors, fainéant, où est-ce que tu traînais encore ? lui lançai-je.

Hyoga sourit.

_Je visitais la ville. J'ai eu tout juste le temps de revenir et de me changer.

Il portait une tunique d'un bleu très sombre, qui paraissait avoir été enfilée à la hâte, et ses cheveux blonds étaient en bataille.

_Oh oh ! fis-je d'un air moqueur. Et qui t'a fait visiter ?

Il s'apprêtait à répondre quand Androgée survint et nous dit d'entrer. La salle de banquet avait dû être complètement nettoyée pendant la matinée, car il n'y avait plus la moindre trace du festin qui s'y était déroulé le soir préçédent. Il ne restait plus qu'une seule table, à l'extrémité de laquelle se trouvait Minos.

_Je vous en prie, fit-il en se levant. Venez vous asseoir.

Je pris place entre Shiryu et Hyoga. Hormis les serviteurs qui se trouvaient à proximité, près à apporter les plats, il n'y avait personne d'autre. Je me demandais vaguement où étaient Miho et Seika. Je ne les avais pas vues depuis que je m'étais levé.

Le repas commença assez calmement. A mon grand soulagement, les plats étaient plutôt légers et simples. Je ne me serais pas senti capable d'avaler grand-chose autrement après tout ce que j'avais mangé hier. Minos menait la conversation, nous parlant de Knossos et nous interrogeant sur les aventures que nous avions eu en tant que chevaliers d'Athéna. Il paraissait en avoir déjà une certaine connaissance, mais il fut intéressé par tous ce que nous pûmes lui dire. Il posa également des questions sur le Sanctuaire, son fonctionnement interne et son histoire.

_C'est très intéressant, observa-t'il finalement. Nous n'avons rien d'équivalent ici. D'après nos légendes, la Crète d'autrefois comptait de nombreux guerriers, mais cela a cessé d'être le cas avec l'effondrement du palais.

Son visage pris un air étrange, presque distant, tandis qu'il prononçait ces mots.

_Après le tremblement de terre, Knossos n'a plus jamais retrouvé sa puissance passée, et les guerriers qui y résidaient se sont dispersés. Le roi Minos d'alors est mort et la Crète s'est affaiblie au dépens de la Grêce.

Shiryu m'avait expliqué que tous les rois de Crète portaient le nom de Minos à partir du moment où ils arrivaient au pouvoir. C'était plus un titre qu'un nom, un peu comme César ou Pharaon. Tout cela me paraissait bien compliqué. Comment diable faisaient-il pour s'y retrouver ?

_Des communautés purement crétoises ont survécu à cela, poursuivit Minos. Elles se sont regroupées autour de lieux de cultes et ont vécu à l'abri de l'extérieur pendant des siècles, retranchées derrière des Voiles similaires à celui qui protège Knossos actuellement. Au fil du temps, nous avons pris l'habitude de sortir de nos retraites et de nous mêler à l'extérieur, mais nos communautés sont toujours restées unies et indépendantes. Et tout cela s'est achevé il y a une vingtaine d'années, quand un tremblement de terre très important à convaincu une partie des habitants qu'il était dangereux de demeurer ici. Les "modernes" sont partis s'établir dans les villes au bord des côtes, Knossos a été déserté et nous nous y sommes alors installés.

_Est-ce qu'il y a eu des tremblements de terre depuis ? voulut savoir Shiryu.

_Non. Nous rendons un culte à Poséidon et, en contrepartie, il nous protège des séismes.

Je ne pus m'empêcher de sourire en imaginant un culte dédié à Julian. Ce serait vraiment quelque chose à voir !

La discussion se poursuivit, mais je n'écoutais plus que d'une oreille distraite. Minos semblait avoir des centaines de questions, et il était intéressé par tout ce que nous pouvions lui apprendre. Je laissais mon esprit dériver peu à peu. Cet endroit était étrange. Le temps semblait s'y écouler d'une façon si lente, différente de toute la précipitation qui règnait à l'extérieur. Je regardais mes frères tour à tour.

Shiryu était en train de discuter avec Minos des origines d'une légende grecque obscure. Ca ne m'étonnait pas de lui. Shiryu était capable de manifester de la curiosité intellectuelle à n'importe quel sujet, aussi obscur et inutile qu'il puisse paraître à quelqu'un comme moi. Hyoga, quand à lui, dirigeait toute son attention vers son assiette, mais je pouvais voir comme une sorte de sourire imperceptible rivé sur ses lèvres. Il paraissait étrangement heureux en cet instant, comme perdu dans des pensées agréables. En face, Ikki était immobile, fixant sombrement le bois de la table comme s'il voulait percer un trou à travers par son seul regard. Il n'avait pas dit un mot depuis le début du repas. Assis à sa droite, Shun était songeur, un peu mélancolique, et ne participait que très peu à la conversation.

Mon attention cessa d'errer, pour s'attacher de nouveau à la conversation. Shiryu venait de poser une question que je n'avais pas entendue au sujet d'un labyrinthe et Minos était en train de lui répondre.

_...légende. Cela vient du fait que le palais de Knossos suivait un plan très compliqué. Cela a engendré de nombreuses rumeurs et exagérations, et la légende du Labyrinthe est apparue. Mais il n'existe pas de tel labyrinthe à Knossos. Ce n'est qu'une invention des Grecs.

Le repas se termina assez tranquillement, avec comme dessert des sortes de gâteaux de miel très sucrés. Puis Minos se leva.

_Je dois vous dire que je suis très heureux de votre ambassade, dit-il d'une voix solennelle. Depuis plusieurs années, j'avais l'intention de renouer les liens qui existaient autrefois entre Knossos et le Sanctuaire, et l'occasion vient de m'en être fournie. J'aurais sans doute un message à vous confier quand vous repartirez d'ici. Mais pour l'instant, vous êtes mes hôtes, et je vous invite à profiter de mon hospitalité pendant autant de temps que vous le désirez.

Je me levai à mon tour, et prononçai quelques mots formels de remerciements. Shiryu avait passé un certain temps à essayer de m'enseigner les bases de l'étiquette, mais je craignais fort de ne pas encore maîtriser la chose. Minos parut cependant s'en contenter et nous nous levâmes tous pour partir. Je souriais en quittant la salle. Puisque nous avions été invités à rester aussi longtemps que nous le désirions, c'était exactement ce que j'allais faire. Et je comptais bien en profiter.


Shun

Je sautillai d'un pied sur l'autre. Il faisait très chaud, maintenant, au centre de la cour, et le sable était brûlant. J'avais beau me dire que j'avais vécu bien pire sur l'Ile d'Andromède, ce n'était guère une consolation. J'avais l'impression de rôtir sur place.

J'avais retiré tous mes habits, et je n'étais plus vêtu que d'un pagne blanc qui ne me gênerait pas dans mes mouvements. Même chose pour mes frères. Tous les cinq, nous attendions patiemment le retour d'Androgée. Tout autour de l'étendue sablée, assis dans les gradins peu élevés ou parmi les colonnes, s'étaient déjà formés de petits groupes de spectateurs, parmi lesquels je reconnus Shunrei, Miho et Seika. Hermia était là, elle aussi, et regardait Hyoga. Je me demandai si...

_Shun !

Je me retournai, surpris, pour apercevoir Ariane qui me faisait signe des gradins. Je la rejoignis en quelques foulées, trop heureux de pouvoir échapper pendant quelques instants au sable incandescent.

_Bonjour, Ariane, dis-je en arrivant près d'elle.

Elle ne répondit pas immédiatement, et m'examina tout d'abord de haut en bas avec attention. Je me sentis vaguement gêné. Ma musculature n'était sans doute pas des plus impressionnantes, même après toutes ces années d'entraînement et de combat. J'avais énormément maigri depuis notre retour des Enfers et il me restait encore beaucoup de poids à rattraper. Mais, malgré tout, je me sentais assez en forme. Suffisamment, en tout cas, pour avoir envie de tester à quel point je m'étais remis.

_Est-ce qu'on t'a expliqué les règles du jeu ? demanda finalement Ariane.

_Non, fis-je simplement en souriant.

Androgée avait été plus qu'évasif sur ce point. Il nous avait juste dit que cela faisait partie des plus anciennes traditions crétoises, sans plus de détail.

_C'est dangereux, tu sais ! s'exclama Ariane d'une voix où se mêlaient de l'appréhension et une excitation infantile. Tu pourrais être blessé !

_Ne t'inquiète pas, la rassurai-je, un peu amusé. Je m'en tirerai.

_Tu feras attention tout de même ? demanda-t'elle malgré tout, à demi tranquillisée seulement.

_D'accord.

Elle ouvrit la main, et je vis tout à coup qu'elle tenait une sorte de pendentif entre ses doigts. Une pierre ciselée en forme d'amande, perçée et attachée par une courte lanière de cuir.

_Il a été fait pour toi, fit timidement Ariane en me le tendant. Je me suis dit que ca te porterait chance. Tu peux l'attacher à ton poignet, si tu veux. Comme ça, ça ne te gênera pas.

J'acceptai le présent. L'une des face du pendentif était lisse, mais l'autre était finement ciselée à la ressemblance d'une jeune femme dont les poignets étaient enserrés par des chaînes. Andromède. Le travail de précision était magnifique. Chacun des plis de la robe, chacun des maillons des chaînes semblait apparaître.

_C'est très beau, fis-je en nouant la lanière de cuir autour de mon avant-bras. Je te remercie beaucoup. Avec cela, je n'ai plus d'autre choix que de me montrer le meilleur.

Ariane éclata de rire, tandis que je regagnai le centre de la cour. Les spectateurs se faisaient beaucoup plus nombreux à présent, formant une véritable haie tout le long des gradins. Où diable restait Androgée ?

Tout à coup, il y eut un grand fracas à l'extrémité de la cour, et Androgée émergea d'un couloir, vêtu lui aussi d'un pagne et criant quelque chose en crétois que je ne compris pas. Derrière lui venaient une demi-douzaine d'hommes, munis de cordes, qui s'efforçaient de faire avancer un gigantesque taureau noir jusqu'au centre de l'arène improvisée.

_Eh, tu as vu ce taureau, Shun ? me lança Seiyar, qui se tenait juste à côté de moi.

Je hochai la tête sans répondre. L'animal était véritablement d'une taille impressionnante, et n'avait pas grand-chose à voir avec le taureau d'élevage moyen. Les hommes avaient toutes les peines du monde à le retenir. Il soufflait, mugissait sourdement et frappait le sol de ses sabots dans un vacarme épouvantable.

_Ca ressemble plus à un auroch qu'à un taureau, observa Shiryu qui s'approchait à son tour. Vous avez vu la taille de ces cornes ?

Je hochai de nouveau la tête. Des cornes démesurés, acérées, qui brillaient d'un éclat blanc sous le soleil brûlant. Je commençais à me poser des questions sur la nature exacte du sport dont Androgée nous avait parlé. Je ne tenais guère à me faire éventrer.

_Ca a l'air amusant, fit Hyoga qui arrivait. Bonne occasion de nous remettre un peu à niveau, en tout cas.

Je lui jetai un coup d'oeil en coin. Hyoga semblait décidé à en mettre plein la vue à tout le monde, et il n'était guère difficile de deviner qui il voulait impressionner. Je songeai à l'avertir d'être prudent, puis réalisai que ce serait en pure perte. Il ne m'écouterait pas. Et, du reste, j'avais moi-même dit à Ariane que j'essaierais de me montrer le meilleur. Autant accepter les risques d'avance. J'étais un chevalier, après tout, et j'avais fait façe à des choses bien pire qu'un taureau, aussi impressionnant soit-il.

_Alors, quel est le but du jeu ? demanda Seiyar à Androgée qui s'approchait.

_Je vais vous montrer, répondit celui-ci. Mais faites bien attention. L'animal est sauvage, et il peut être très dangereux. Si vous êtes en difficulté, n'hésitez pas à sortir du terrain. Nous avons des guérisseurs à proximité en permanence.

Seiyar hocha la tête d'un air légèrement suffisant, et je devinai à son expression qu'il se ferait embrocher par le taureau avant de se résigner à se mettre à l'abri. Mes deux frères étaient aussi fous l'un que l'autre. Fort heureusement, Shiryu paraissait avoir conservé sa tête sur les épaules. Je commençai malgré tout à me sentir un peu inquiet.

_Allez, en piste ! s'exclama Androgée en claquant dans ses mains.

Nous nous placâmes tous au centre de la piste, suffisamment écarté les uns des autres pour ne pas nous gêner. La cour me paraissait démesurément vaste, tout à coup. Je me souvenais d'avoir estimé ses dimensions à environ cinquante mètres de long pour une largeur de trente mètres. A peu près la moitié d'un terrain de football. Cela semblait tellement grand, maintenant que je m'y trouvais, isolé, au milieu, à peu près seul. Les spectateurs nous entouraient de toutes parts maintenant, serviteurs et riches mêlés, mais je remarquai qu'aucun d'entre eux ne s'approchait trop près de l'étendue sablée.

Je pris position, les jambes légèrement fléchies, près à bondir sur le côté si nécessaire. Shiryu se tenait juste derrière moi, Seiyar et Hyoga sur notre gauche, et mon niisan un peu à l'écart, l'air absent. Androgée et Idoménée, qui l'avait rejoint, se trouvaient tous deux devant nous. A l'autre bout de la cour, les hommes qui maintenaient le taureau étaient en train de détacher leurs cordes. Sur un bref mot d'Androgée, il terminèrent et se reculèrent précipitamment, nous laissant seul face à l'animal.

Le taureau, se retrouvant brusquement libre, hésita un instant. Il cessa de frapper du sabot et parut scruter ce qui l'entourait de ses petits yeux noirs, reniflant bruyamment de temps à autre, l'air méfiant. Androgée se mit à frapper dans ses mains et à crier pour l'attirer, mais il ne bougea pas immédiatement. Des gouttelettes de sueur commençaient à se former sur ma peau et j'avais du mal à rester immobile. Puis, tout à coup, le taureau chargea.

Je me mis aussitôt à courir pour me mettre hors de la trajectoire, imité par mes frères, mais Androgée ne faisait pas mine de vouloir s'écarter. Au contraire, il courait... vers le taureau ? C'était de la démence ! Au dernier moment, alors que je croyais que la bête allait le percuter, Androgée fit un bond, saisit les deux cornes dans ses mains et, d'un mouvement brusque, se retrouva en équilibre sur cet appui improvisé, la tête en bas et les jambes tendues vers le haut.

Le taureau, surpris, s'arrêta dans son élan et commenca à remuer furieusement sa tête massive pour se débarrasser de ce fardeau importun. Androgée conserva cependant son assiette pendant un moment puis, d'une détente sèche, il se dégagea et se reçut avec souplesse sur le sable. Enragé, l'animal voulut le piétiner mais Androgée roula en arrière, se plaçant hors de danger et laissant la place à Idoménée, qui fonçait à son tour sur le taureau.

Idoménée ne perdit pas de temps à attirer l'attention de la bête. Le taureau ne le vit arriver qu'au dernier moment. Grognant sourdement, il tourna vers lui ses cornes gigantesques et voulut l'éperonner, mais Idoménée bondit avant, et se retrouva en équilibre sur le dos du taureau. Il n'y resta qu'un instant, et se dégagea rapidement.

_Alors, vous avez compris le principe ? nous lança Androgée qui revenait vers le centre de la piste.

Je n'eus même pas le temps de formuler une réponse, que, déjà, Hyoga et Seiyar se précipitaient vers le taureau, impatients de passer à l'action à leur tour. Shiryu et moi les suivîmes avec un temps de retard, et nous nous dispersâmes tous les quatre autour de l'animal, qui nous regardait d'un air furieux. Je frissonnai légèrement. De près, il était encore plus impressionnant, avec ses cornes aussi longues et épaisses que mes bras.

_Aha, Toro ! cria Seiyar en agitant les bras.

_On n'est pas en Espagne, ici, Seiyar ! lança Hyoga qui s'efforçait aussi d'attirer l'attention de la bête. Répète ça en crétois, peut-être qu'il te comprendra !

Le taureau racla le sol du pied, semblant se chercher une cible. Puis, sans avertissement, il se lança droit sur moi, ses cornes baissées, ses sabots heurtant le sol dans un fracas de tonnerre. Je faillis avoir une hésitation. Mais, alors même que la peur effleurait mon esprit, mon corps, qui avait survécu à des combats sans nombre, reprenait le dessus. Un bond, calculé et exécuté dans le même instant, et je refermai mes mains sur les deux cornes massives. Le taureau poursuivit sa charge, mais je bloquai son champ de vision et il finit par s'arrêter, mugissant horriblement. Je commençai alors à me hisser en position d'équilibre. L'animal remuait en tout sens, s'efforçant de me faire lâcher prise. J'avais l'impression que j'allais tomber d'un moment à l'autre et que le taureau allait me piétiner. Qu'est-ce que je représentais face à une bête qui devait peser une tonne et demi ? Rien. Un fétu de paille. Mais, malgré tout, à aucun moment je ne relâchai ma prise. Maintenir mon équilibre. Le sang martelait mes tempes et un voile noir commençait à recouvrir mes yeux. La sueur ruisselait le long de mes bras tendus. Mais je ne faiblis pas. Le taureau grondait, maintenant, et ses mouvements de tête se faisaient de plus en plus violents. J'avais l'impression d'être ballotté de part en part. Je tins bon, cependant, en dépit de tout. Encore un instant. Un instant. Juste un court instant. Brusquement, je fléchis mes bras et, d'une forte poussée, je me projetai sur le côté, lâchant les deux cornes, et je me reçus d'une roulade.

Je me relevai, la tête encore un peu bourdonnante. Une mèche de cheveux verts me tombait sur les yeux. Je la rejetai en arrière de la main. C'est alors que j'entendis les acclamations. Les acclamations qui m'étaient destinées ! Tous les spectateurs s'étaient levés et me faisaient une véritable ovation. Je souris, un peu incrédule. Je n'avais pas eu l'impression d'être si impressionnant que cela. Ariane était debout, elle aussi, et me criait quelque chose que je ne pouvais entendre au milieu de toutes les clameurs. Je lui adressais un signe de main... et faillis me faire encorner par le taureau qui revenait à la charge.

Je bondis en arrière, esquivant l'animal d'un cheveu, et me reculai précipitamment, espérant qu'il ne chercherait pas à me suivre. Mais, déjà, Seiyar et Hyoga prenaient la relève, plus que désireux de faire à leur tour une démonstration de ce dont ils étaient capables. Hyoga fut le plus rapide. Je le vis prendre son élan, courir vers le taureau qui grondait, bondir, les mains sur l'encolure de l'animal, et d'une pirouette gracieuse, se retrouver derrière lui. Les acclamations reprirent, déferlant sur la piste couverte de sable. Je vis Hyoga adresser un sourire radieux à Hermia qui l'encourageait de la voix.

Seiyar enchaîna aussitôt. Criant et gesticulant pour attirer le taureau, il attendit que celui-ci se mette à charger pour commencer à courir à son tour. Incrédule, je le vis prendre son élan, bondir... Haut, tellement haut... Tournant sur lui-même en un mouvement qui semblait s'exécuter au ralenti, pour finalement retomber de l'autre côté de la bête qui avait poursuivi sa course. Mon coeur faillit rater un battement. Un saut périlleux ! Cet âne bâté de Seiyar avait tenté un saut périlleux par dessus le taureau qui chargeait ! Je le vis grimacer en se redressant. Il avait dû mal se recevoir. Ce qui ne l'empêcha pas d'adresser un large signe de la main à la foule qui l'applaudissait, et plus particulièrement à Seika et Miho, blêmes toutes les deux. Miho surtout paraissait sur le point de s'évanouir.

Ensuite vint le tour de Shiryu. Fort heureusement, surtout pour Shunrei, qui ne le quittait pas des yeux et semblait morte de peur, il n'était pas aussi fou que Seiyar et Hyoga. Il se tint en équilibre un instant, puis se dégagea et se réceptionna sans la moindre difficulté, hors d'atteinte du taureau.

Le jeu se poursuivit, avec de plus en plus de rapidité. Androgée, Hyoga, Idoménée, Seiyar, puis Shiryu repassèrent, tentant à chaque fois quelque chose de nouveau, de plus audacieux que ce qui avait préçédé. La foule des spectateurs étaient debout, tout autour de l'arène, et le fracas des acclamations ne décroissait pas. Moi aussi, je retournai me mesurer au taureau, encore et encore. La course, le bond. Je riais, maintenant, gagné à mon tour par l'ivresse du jeu périlleux. Nous étions tous couvert de sueur et de poussière, à présent, mais je ne ressentais aucune fatigue. Rien que le désir de continuer, tout comme mes frères. Je voyais l'expression intense, mi-sourire mi-grimace, sur les visages de Seiyar et de Hyoga. Même Shiryu montrait cette terrible excitation primale qui nous habitait. La passion du risque. La mort mêlée au jeu.

Le taureau écumait, fou de rage, incapable d'atteindre aucun d'entre nous. Je le voyais racler le sol de son sabot, l'oeil injecté de sang. Mais je ne ressentais aucune crainte, juste une sorte d'amusement intense, d'exhaltation. Comment aurait-il pu ne serait-ce que m'effleurer ? J'étais bien trop rapide, trop adroit, trop léger. Je ne risquais rien. La seule pensée qui habitait mon esprit en cet instant, c'était de savoir quel nouveau saut j'allais tenter. Je pouvais peut-être risquer un double saut périlleux. Avec suffisamment de vitesse... Le taureau chargea. Je me tendis, prêt à bondir, mais il ne me prenait pas pour cible, cette fois, il fonçait tout droit vers...

_Niisan ! hurlai-je. Attention !!

Il s'était tenu à l'écart depuis le début, sans jamais intervenir. J'avais complètement oublié sa présence même. Le taureau se précipitait vers lui dans un bruit terrible. Le sol vibrait sous le martèlement de ses sabots. Mais Niisan ne bougeait pas. Il restait immobile, les bras croisés sur sa poitrine, la tête baissée, indifférent à tous les cris et les avertissements. Je le voyais, si proche et pourtant si loin, comme s'il avait été sur une autre planète. Et je compris tout à coup. Il ne bougerait pas. Il ne ferait aucun effort pour s'écarter de la trajectoire de l'animal monstrueux qui le chargeait. Et je ne pouvais rien faire. Rien.

_Ikki !!

_Shun ?

Je le vis ouvrir les yeux tout à coup, l'air étonné, comme s'il émergeait d'une profonde torpeur. Mais il était déjà trop tard, le taureau était sur lui. Il n'avait plus le temps de l'éviter.

_Non !!

Le sable gicla de toutes parts au moment de l'impact, mais je ne détournai pas les yeux. Niisan... Ce n'était pas possible, ce n'était pas vrai... Un froid intense me glaca le coeur. Mon frère... Je me mis à courir, sans même y réfléchir, mais je savais que je ne pouvais plus rien faire. Le taureau l'avait percuté de plein fouet, de toute sa masse. Même s'il n'avait pas été transperçé par l'une des cornes...

Je m'immobilisai tout à coup, incrédule. Le taureau s'était arrêté dans sa course, et il tentait à présent en renaclant de se débarrasser du fardeau qui l'empêchait de voir devant lui, sans y parvenir. Les mains fermement agrippées aux cornes effilées, Niisan souriait sinistrement des efforts vains de l'animal, qui faisait de grands mouvements de tête pour se débarasser de lui. Mon soulagement fut tel que j'eus l'impression que j'allais m'évanouir au beau milieu de la piste. Il s'en était tiré, comme il le faisait toujours. Il avait dû s'agripper aux cornes au dernier instant et se laisser emporter par la charge du taureau sans chercher à lui résister. J'aurais dû savoir qu'il ne se laisserait pas mourir ainsi. Mais j'avais eu tellement peur.

Ikki se dégagea tout à coup, et vint tranquillement nous rejoindre, tournant le dos au taureau qui le regardait en renaclant, sans bouger. Il avait l'air calme, comme toujours, indifférent aux acclamations des spectateurs comme aux tapes dans le dos que lui donnaient Seiyar et Hyoga. Il avait l'air... indifférent. Non, ce n'était pas tout à fait vrai. Il y avait une lueur dans ses yeux, une expression que j'y avais déjà vu plusieurs fois. Cet air las, désabusé et sombrement ironique à la fois, mais pourtant pas totalement dénué de tout espoir. Cet air cynique et moqueur, plus à l'égard de lui-même que des autres. Il s'arrêta devant moi.

_Ne t'inquiète pas, mon frère, fit-il d'une voix grave, étrangement affectueuse. Je ne suis pas encore prêt à mourir. Pas encore.

Et je sus qu'il ne dirait rien de plus.


Hyoga

Je m'assis, ou plutôt me vautrait, dans le large fauteuil. Je me sentais exténué. Tout mon corps était douloureux après l'exercice auquel je l'avais soumis et je parvenais à peine à fléchir légèrement mes bras sans avoir mal. J'avais vraiment perdu la forme, si une petite heure d'effort, aussi intense soit-elle, suffisait ainsi à m'épuiser. Il allait falloir que j'y remédie, mais cela pouvait bien attendre le lendemain...

_Est-ce que tu veux que je t'apporte quelque chose à boire ? me demanda Hermia, qui se trouvait à l'autre bout de la vaste chambre.

Je faillis répondre par la négative, quand je réfléchis que j'avais effectivement très soif. J'avais la gorge desséchée, sans doute à cause de tout le sable que j'avais dû avaler.

_Ce serait très gentil de ta part, répondis-je.

Hermia me sourit et alla chercher une cruche et un gobelet sur une petite table voisine. Je la suivis du regard. Elle avait encore changé de robe depuis que je l'avais vue, avant le repas que j'avais pris avec mes compagnons en présence de Minos. Celle-ci était jaune safran, et presque simple, couvrant ses formes tout en les mettant en valeur. Je frémis intérieurement. Quand Hermia m'avait invité à passer dans sa chambre, j'avais accepté sans y réfléchir. J'étais épuisé, et j'avais la tête qui tournait. Mais à présent... A présent, mon cerveau commençait à retrouver son fonctionnement normal, me laissant plus à même d'appréçier la situation dans laquelle je me trouvais.

_Tiens, fit Hermia en revenant, le gobelet rempli à la main, c'est un vin crétois. Il est très bon, tu verras.

Je pris le gobelet et bus à longs traits. Le vin était fruité et agréablement frais.

_Tu as raison, c'est excellent, lui dis-je après avoir vidé le gobelet. Comment se fait-il qu'il soit tellement frais ?

_C'est un secret, répondit-elle d'un air faussement sérieux, avant d'éclater de rire.

Je posai délicatement le gobelet sur le sol. Je me sentais tout à fait désaltéré, à présent. J'avais même la tête un peu légère. Ce n'était tout de même pas ce petit vin. J'avais l'habitude de boissons autrement plus fortes. Non, ce devait être la fatigue. Il faudrait peut-être que j'aille m'allonger. Ma vision était un peu trouble. J'allais me lever...

Hermia était assise sur mes genoux. Je ne me souvenais qu'elle l'ait fait, mais c'était pourtant le cas. L'un de ses bras était passé autour de mon cou, l'autre reposait contre ma poitrine nue. Elle avait posé sa tête contre mon épaule et ses cheveux bouclés me baignaient le visage, m'imprégnant de leur odeur parfumée. Je sentais son corps tiède au travers de la robe. Elle était tout contre moi. Je pouvais sentir sa poitrine se gonfler à chaque inspiration qu'elle prenait. Je voyais ses grands yeux noirs tournés vers moi, pleins de tendresse. J'aurais pu me noyer dans ces yeux.

_Qu'est-ce qu'il y avait dans ce vin ? articulai-je péniblement.

_Rien d'important, murmura Hermia en m'effleurant le front du doigt.

Et, tout à coup, aussi soudainement que l'on souffle une bougie, je sentis cette étrange torpeur s'échapper de mon esprit, ne laissant rien derrière elle. Mais, à présent, j'avais une conscience très aigue de la présence d'Hermia contre moi. Sa peau tellement douce, ses formes qu'elle pressait contre mon corps. Je sentis mon visage s'enflammer, à la fois de gêne et de désir. Mais Hermia ne parut pas s'en rendre compte. Elle était en train de jouer avec mes cheveux, tordant entre ses doigts effilés une mêche blonde.

_Tu sens la sueur, observa-t'elle tout à coup.

_C'est vrai, reconnus-je avec embarras. Je devrais prendre un bain.

_Ce n'est pas la peine, répondit Hermia en ébouriffant mes cheveux sales, je n'ai pas dit que cela me déplaisait. Et nous aurons tout le temps après de prendre un bain ensemble, si tu en as toujours envie.

Là-dessus, elle passa une main derrière ma tête et m'attira avec force tout contre elle pour un baiser long et savoureux.


Miho

_C'est la deuxième nuit que ça lui arrive, je ne sais plus quoi faire. Je n'arrive pas à le calmer, cette fois.

Seika avait l'air épuisée, au bord de la crise de nerf. Ses cheveux roux étaient emmêlés et il y avait de larges cernes sous ses yeux. Ses joues étaient maculées de larmes tandis qu'elle s'efforçait de calmer Seiyar qui marmonnait des paroles incohérentes.

Je ne savais pas exactement quelle heure il était. Sans doute très tard. Seika était venue me réveiller quelques instants auparavant, effondrée, presque incohérente. Seiyar faisait des cauchemars, et elle n'arrivait pas à l'apaiser. Il était dans un état étrange, à mi-chemin entre le sommeil et l'état conscient, et il ne cessait de gémir et de pleurer.

Je pris ma décision très rapidement.

_Seika, fis-je aussi doucement que possible, tu vas aller dormir dans ma chambre. Je m'occuperai de Seiyar.

Elle me regarda un instant, reniflant légèrement. Puis, sans répondre, elle se leva et sortit de la chambre. J'entendis un instant le bruit de ses pieds nus contre le sol du couloir, puis le craquement d'une porte.

Je me retournai vers Seiyar. Il s'agitait toujours beaucoup, presque convulsivement. De temps en temps, il poussait un cri, aussitôt étouffé. Que lui était-il donc arrivé pour qu'il soit torturé ainsi ? Qu'était-il donc en train de revivre qui le faisait tant souffrir ? Mon pauvre Seiyar... Pourquoi, pourquoi tout cela avait-il été nécessaire ? Pourquoi avait-il fallu que tu fasses tout cela ? J'aurais tellement voulu que tu renonces à être chevalier, que tu renonces à partir toujours, à affronter sans cesse la mort. J'aurais tellement voulu que tu restes toujours auprès de moi. Par le passé, j'avais peur à chaque fois que tu risquais ta vie. Quand tu étais parti, je passais des nuits entières sans dormir, agenouillée près de mon lit, à espérer que tu reviendrais encore cette fois. Et tu revenais toujours, et encore cette fois. Mais jamais indemne, toujours changé par ce que tu avais vécu. Pourquoi, pourquoi ?

Je réprimais furieusement les larmes qui étaient sur le point de me venir aux yeux. Ce n'était pas le moment. Je voulais savoir, oui. Je voulais pouvoir partager sa souffrance. Mais, pour le moment, la seule chose importante était de l'apaiser, quel qu'en soit le moyen. J'eus une dernière hésitation, que je balayai aussitôt. Il n'était plus temps.

Je me déshabillai. Cela ne me prit qu'un instant. Puis, je montais sur le lit où était étendu Seiyar et je m'allongeais auprès de lui. Il gémit encore et secoua la tête convulsivement.

_Chut, Seiyar, fis-je en passant ma main contre son front. Calme-toi. Je suis près de toi.

Il ouvrit les yeux, sans me voir, et articula quelque chose d'inaudible. Sa respiration était rauque et sifflante. Je souris malgré moi. Il était tellement beau, à mes yeux. Même ainsi, torturé comme il l'était par ces cauchemars inimaginables.

_Seiyar, je t'aime, dis-je dans un souffle. Et c'est pour cette raison que je fais cela.

Je l'embrassai. Doucement, effleurant à peine ses lèvres des miennes, puis avec plus de force et d'insistance. Seiyar ne réagissait pas. Je l'embrassai encore, écartant ses lèvres de ma langue tout en caressant sa poitrine de mes mains. Seiyar ne bougeait toujours pas. Il ne tremblait même plus. Je m'enhardis encore, embrassant avec une fougue grandissante sa bouche, ses yeux, son cou.

Et, tout à coup, Seiyar se mit à répondre à mes caresses. Il passa un bras autour de ma taille et m'attira presque brutalement contre lui, m'écrasant contre sa poitrine et m'embrassa avidement à son tour, comme s'il voulait m'empêcher de respirer. L'une de ses mains descendit dans mon dos, tandis que l'autre jouait avec mes seins. Je sentis mon coeur s'affoler tandis qu'en mon esprit, le désir prenait le pas sur la crainte. Seiyar me serrait tout contre lui, sa joue était contre la mienne tandis que ses caresses se faisaient à leur tour plus insistantes et plus audacieuses.

_Saori, murmura-t'il dans mon oreille.

Le désir qui m'avait embrasée si complètement un instant auparavant s'évanouit, me laissant glaçée et meurtrie entre ses bras. Pourtant, je n'essayai pas de me dégager. Je laissai Seiyar m'embrasser et me caresser comme si j'étais une autre. En un sens, je l'avais toujours su. Peut-être qu'en essayant cela, j'avais justement voulu me persuader du contraire. A présent, j'en étais certaine. Mais cela ne devait pas avoir d'importance. Seul Seiyar comptait. Si c'était Saori qu'il aimait et désirait, alors je serais Saori dans ses bras. Et je garderais mes larmes pour moi seule.

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Cette fiction est copyright Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.