Chapitre 4 : Depart pour la Crete


Le lendemain démarra assez mollement pour le Sanctuaire. Personne n'ayant cette fois l'ambition de prendre les choses en main, il ne se passa à peu près rien jusqu'à midi, heure à laquelle la plupart des convives du festin du jour préçédent commençèrent à s'éveiller. Même alors, personne ne se sentait trop d'énergie pour faire quoi que ce soit et les heures continuèrent de s'écouler tranquillement dans la passivité et la torpeur.

Pourtant, avant même le début de l'après-midi, une réunion inhabituelle avait débuté dans la grand salle du palais. Là, assis autour d'une vaste table circulaire, venaient de se retrouver les douze chevaliers d'or pour inaugurer leur premier conseil. En dépit de leur fatigue-et du mal de crâne de certains d'entre eux-les gardiens des douze Maisons avaient tenu à se réunir pour débattre de la façon dont les choses allaient s'organiser à partir de maintenant. Le débat avait maintenant débuté depuis plus d'une heure, mais il n'était encore guère avançé.

_A mon avis, le plus simple, ce serait de voter aux deux tiers, était en train de proposer Mû.

_Ou au trois quarts, contra Saga.

_Ou au quatre cinquièmes, fit Aiolia, qui avait assez mal dormi.

_Les quatre cinquième de douze ? ironisa Milo.

_Je ne vois toujours pas pourquoi on ne pourrait pas revenir au systême habituel, objecta Shura. Pas la peine de s'encombrer de ces histoires de conseil. Il suffit d'élire un nouveau grand pope parmi nous, qui prendra toutes les décisions par lui-même.

_On a déjà vu ce que ça a donné, fit acidement Aldébaran.

Saga parut disparaître derrière la table.

_Pour ce qui est du vote, poursuivit Dohko, il faudrait de toutes façons déterminer si on prend en compte les abstentions.

_Bon sang, s'exclama Masque de Mort en levant les yeux au ciel, on essaie juste d'installer un systême simple qui marche. Pas de déclarer l'île du Sanctuaire indépendante et de lui rédiger une constitution.

_On n'a qu'à voter pour savoir quelle méthode on choisit, suggéra Mû.

_Aux cinq quarts ou aux sept sixièmes ? persifla Milo.

Finalement, après encore de longues minutes de discussion acharnée, les douze chevaliers d'or parvinrent enfin à un accord. Les décisions se prendraient aux deux tiers de tous les membres du conseil présent. Le problème suivant était celui de la présidence. L'idée originale était de créer une présidence tournante, qui changerait tous les mois. Mais le seul fait d'imaginer Aphrodite ou Masque de Mort en tant que président du conseil suffit à faire changer d'avis la plupart d'entre eux, et le premier vote de l'assemblée des chevaliers d'or conféra à Dohko la présidence pour l'année en cours.

_Pff, soupira Aldébaran quand ce fut enfin fait. Je ne pensais pas que ce genre de choses pouvait être aussi compliqué.

Il y eut une brève pause, que les chevaliers d'or mirent à profit pour aller se chercher du café suffisamment fort. Puis le conseil reprit sous la direction de Dohko.

_Le premier problème que je vois, fit-il après s'être raclé la gorge, c'est celui de la défense du Sanctuaire. Certes, nous sommes maintenant bien assez nombreux, mais cela ne servira à rien en cas de danger si nous n'avons pas récupéré d'ici là au moins une partie de nos pouvoirs.

Il jeta un coup d'oeil circulaire aux autres chevaliers, qui hochèrent tous la tête les uns après les autres. Eux aussi, depuis leur retour, avaient essayé en vain de retrouver la puissance dont ils disposaient auparavant. Toutes leurs tentatives s'étaient heurtées à des échecs. Aucun d'entre eux n'avait été capable ne serait-ce que de manifester une cosmo-énergie infime.

_Il serait préférable de ne pas évoquer la faiblesse à laquelle nous sommes réduits devant les novices, pour ne pas les inquiéter. Cependant, je pense que nous devrions au moins nous en ouvrir aux chevaliers qui se sont occupé du Sanctuaire en notre absence, afin qu'ils sachent à quoi s'en tenir. Nous ne pouvons pas savoir ce qui peut arriver d'ici à ce que nous retrouvions notre force habituelle.

La perspective de révéler à d'autres qu'ils étaient aussi impuissants que des hommes ordinaires ne semblait pas enchanter la majorité des chevaliers d'or. Mais ce qui les hantait surtout, c'était l'idée que, peut-être, ils ne retrouveraient jamais plus toute leur puissance passée. Ils se sentaient tous si faibles, si dépourvus de moyens, privés qu'ils étaient de l'énergie démesurée à laquelle ils s'étaient habitués.

_J'ai cependant une idée à ce sujet, poursuivit Dohko d'un air qu'il voulait confiant. Nos armures ont été détruites ou, du moins, irrémédiablement perdues. Pourtant, le fait de porter des armures d'or pourrait nous faciliter grandement la tâche: cela nous aiderait à concentrer notre cosmos plus facilement, comme c'est le cas pour les nouveaux chevaliers. Et, s'il nous est impossible de récupérer celles que nous portions aux enfers, il est peut-être possible d'en reforger de nouvelles.

La pensée s'enfonça lentement dans les esprits des chevaliers d'or, amenant avec elle une sorte d'espoir. Un à un, tous les regards se tournèrent vers quelqu'un en particulier.

_Vous regardez qui, là ? demanda nerveusement Mû en réalisant qu'il était tout à coup devenu le centre d'intérêt de tous. Je n'ai pas plus retrouvé mes pouvoirs que vous. Je serais complètement incapable de réparer même une armure de bronze. Alors comment voulez-vous que je forge de nouvelles armures d'or, sans même la moindre idée de comment m'y prendre ?

Malgré toutes ses protestations, un nouveau vote, à l'unanimité moins une voix, lui conféra la charge d'étudier la question à partir de maintenant.

_Pour ce qui est du reste, reprit Dohko quand ce fut fait, il n'y a pas trop à s'inquiéter. Nous avons vu qu'il restait encore un nombre suffisant de chevaliers pour assurer la relève, même si ce sont essentiellement des chevaliers de bronze. Je pense cependant que ce serait une idée de nous occuper nous-mêmes de former des apprentis. Nous avons besoin de nouveaux chevaliers d'argent pour remplaçer tous ceux qui ont été tués et nous sommes les plus qualifiés pour nous en charger. Il faudra évidemment que nous ayions retrouvé une partie de nos pouvoirs auparavant, mais je pense qu'avec un entraînement intensif, nous devrions y parvenir. Ce doit être notre occupation principale pour le moment.

_Peut-être que Rigel acceptera de nous aider à nous entraîner, glissa Aldébaran à Aiolia avec un coup de coude.

Aiolia grogna.

_Je préfère ne pas y penser.

_Il existe quelques autres problèmes, plus ou moins importants, poursuivit imperturbablement Dohko. La plupart peuvent attendre. L'un des plus importants, à mon avis, est la location actuelle de toutes les armures existantes. J'ai un peu étudié la question et il semble que beaucoup de ces armures aient été égarées un peu partout dans le monde. Certaines ont été cachées dans des endroits quasi-inaccessibles et oubliées de tous par la suite. D'autres ont disparu lors de la mort de leur porteur. Ce n'est pas exactement un problème nouveau mais il a pris beaucoup d'importance réçemment avec la disparition de la majorité des chevaliers d'argent. Je pense qu'il serait imprudent de laisser la situation en l'état. C'est pourquoi je propose que nous nous efforçions de localiser et de récupérer les armures disparues. Une fois que nous les aurons toutes rassemblées au Sanctuaire et réparées si nécessaire...

_Réparées par qui ? marmonna Mû.

_...nous déciderons si nous les conservons sur place ou si nous les dispersons à nouveau à travers le monde. L'essentiel est qu'aucune armure ne puisse être entre de mauvaises mains. Je propose aussi que certains d'entre nous aillent sur l'Ile de la Mort dès que possible pour récupérer et détruire une fois pour toutes les armures noires qui s'y trouvent encore.

La proposition fut acceptée à l'unanimité par le conseil, sans aucune hésitation. Aldébaran, Masque de Mort, Milo, Shura et Camus furent choisis pour se charger de cette double tâche une fois qu'ils auraient récupéré suffisamment leur pouvoir.

_C'est à peu près tout, acheva Dohko. Est-ce que vous avez des propositions à faire ?

Shura demanda la parole.

_Puisque nous parlons du problème des armures, fit-il en se levant, il me semble tout à fait normal d'évoquer aussi la question des chevaliers qui ont déserté le Sanctuaire. Je l'ai appris réçemment et je ne sais pas exactement de qui il s'agit mais, quoi qu'il en soit, cette trahison est inexcusable. Nous ne pouvons pas laisser l'ordre du Sanctuaire être ainsi bafoué. Je propose que nous partions dès que possible à leur recherche.

_Ils ont le droit de vivre comme ils l'entendent, fit Aioros en fronçant les sourcils. Nous ne devrions les condamner à mort ainsi alors qu'ils n'ont agi que par désespoir et par peur.

Shura le regarda avec surprise.

_Ce sont des chevaliers ! Ils ne sont pas sensés ressentir le désespoir ou la peur ! Ils ont prêtés des voeux sacrés d'allégeance envers le Sanctuaire et ils ne peuvent pas les renier sans en subir les cons...

Il s'interrompit devant le regard d'Aioros. Le souvenir lui revint d'un jeune chevalier d'or bien particulier. Quel âge avait-il ? Sans doute guère plus de dix ans. Un jeune chevalier d'or qui, parce qu'on lui avait dit que son meilleur ami était un traître, l'avait tué de ses propres mains, sans chercher à savoir si c'était bien la vérité, sans chercher à comprendre pourquoi. Shura se rassit brutalement, très pâle.

_Quoi qu'il en soit, reprit cependant Camus après un silence gêné, il est certain que nous devrions nous occuper de ce problème aussi. Il n'est peut-être pas nécessaire de les supprimer, mais il ne faut pas oublier non plus qu'avec les pouvoirs dont ils disposent, ils peuvent être très dangereux. S'ils ont vraiment abandonné tous les préceptes de la chevalerie, ils choisiront peut-être d'abuser de leur puissance, de s'en servir dans un intérêt exclusivement personnel. Les conséquences pourraient être très graves. Nous ne pouvons pas nous contenter d'ignorer leur existence. Et, même s'ils ne sont pas dangereux pour ceux qui les entourent, cela n'empêche pas qu'ils ne méritent plus leur armure de chevalier.

Un nouveau vote entérina la proposition, conférant à Saga et à Shaka la mission de retrouver les chevaliers en fuite. Aioros et Shura s'abstinrent.

_Est-ce qu'il reste encore quelque chose ? demanda Aphrodite qui baillait malgré les trois cafés qu'il avait pris.

_Il reste l'essentiel, répondit Aiolia avec un signe de tête en direction de Dohko.

_Effectivement, fit celui-ci, nous avons un autre problème, particulièrement pressant, dont il faut nous occuper immédiatement. Le problème est celui-ci: qu'allons-nous faire de Seiyar, Shiryu, Hyoga, Shun et Ikki ?

Un lourd silence s'ensuivit.

_Pourquoi veux-tu que nous en fassions quoi que ce soit ? demanda Masque de Mort en haussant un sourcil. Ils vont très bien. Je les ai vu hier soir et...

_Non, ils ne vont pas très bien, coupa Mû, un peu agaçé. Ils vont très mal et cela ne va pas s'arranger.

_Tu en es sûr ? intervint Aphrodite avec une moue étonnée. Ils avaient l'air tout à fait normaux, hier. Un peu pâles, peut-être, mais ils paraissaient très gais.

_Je suis certain qu'ils étaient très heureux hier soir, dit Camus, l'air triste. Et les jours d'avant aussi. Ou, du moins, ils avaient l'impression d'être très heureux. Mais ce n'était pas vrai. Ils ont beaucoup trop souffert et ils ont subi bien trop d'épreuves. Ils ne s'en sont probablement pas encore rendu compte, mais tout ce qui leur est arrivé les a profondément marqués. Il est impossible de traverser les enfers, d'affronter un dieu et d'en ressortir indemne, que ce soit physiquement ou psychologiquement. Nous non plus, nos épreuves ne nous ont pas laissé indemnes. Mais c'est bien pire pour eux.

_C'est vrai, approuva Shaka. Je m'en suis rendu compte quand je leur ai parlé. Leurs épreuves les ont profondément perturbé et ils ne parviennent pas à surmonter ce déséquilibre mental. Ils ont été très heureux quand nous sommes revenus et pendant les jours qui ont suivi parce que cela leur donnait l'occasion d'oublier leurs problèmes intérieurs. Mais, maintenant que c'est terminé, maintenant que la vie traditionnelle, presque routinière du Sanctuaire va reprendre, ils risquent de se laisser aller à la dépression. Les cinq chevaliers d'Athéna ont l'habitude des combats, des quêtes, des aventures. Ils n'ont jamais vraiment connu le repos depuis qu'ils ont reçu leur armure. Même s'ils n'aimaient pas se battre, cela leur permettait d'oublier les questions qu'ils se posaient. Mais, maintenant qu'il n'y a plus personne à combattre, plus rien à sauver, je crains qu'ils ne se retrouvent très démunis, seuls face à eux-même. Je crains... je crains qu'ils ne soient plus capables de vivre normalement.

_En gros, fit Masque de Mort, ce que tu nous dis, c'est que nous avons sur les bras cinq psychopates en puissance. C'est intéressant. La question se pose effectivement de savoir ce que nous allons en faire.

_Nous avons déjà un psychopate sur les bras depuis de longues années, Masque de Mort, répliqua Aiolia, furieux. Et je ne crois pas que c'est seulement en puissance.

Masque de Mort voulut répondre mais Dohko interrompit leur querelle d'un signe de main agaçé.

_C'est bien le moment de se laisser aller à des gamineries ! fit-il avec énervement. Nous parlons des cinq chevaliers de bronze et c'est peut-être le problème le plus essentiel que nous ayions jamais rencontré. Ces cinq chevaliers sont importants. Pas seulement en eux-mêmes, encore qu'ils méritent plus que quiconque de trouver enfin la paix après tout ce qu'ils ont connu. Ils sont importants parce que ce sont des symboles. Ils ont suivi la déesse Athéna à travers les enfers, ils ont affronté un dieu et ils l'ont vaincu. Ce sont potentiellement les chevaliers les plus puissants qui aient jamais existé depuis des millénaires. Je soupçonne même qu'ils ont frôlé la connaissance du neuvième sens lors de leur ultime combat. L'ultime connaissance, celle des dieux ! Tout ce potentiel peut... doit être utilisé, ne serait-ce que comme un exemple ! Nous ne pouvons les laisser ainsi sombrer lentement dans la folie. Il faut trouver une solution.

_Le problème, observa Saga, c'est que je ne vois pas comment nous pourrions les tirer de cette dépression. Les cinq chevaliers ont toujours été beaucoup plus attachés à la personne de Saori Kido qu'à Athéna elle-même. Athéna a simplement disparue mais Saori Kido est bel et bien morte et ils le savent parfaitement, même s'ils n'en parlent pas. Je suis tout à fait d'accord avec Shaka: si nous les laissons à eux-mêmes, ils ne s'en tireront jamais. Il nous faut agir maintenant, pendant que c'est encore possible, mais je ne sais pas si aucun d'entre nous peut vraiment faire une différence.

Il y eut un long moment de silence, pendant lequel il regarda tour à tour les autres chevaliers d'or.

_C'est sans doute exact, répondit finalement Camus avec un soupir. Depuis que nous nous sommes retrouvés, Hyoga semble parfaitement maître de lui. Mais il y a une ombre en lui, que je n'arrive pas à atteindre. Il a toujours l'air radieux quand je suis à proximité, mais il ne veut pas me parler de ce qui lui est arrivé. Il agit comme si tout était normal mais son esprit est renfermé sur ses propres ténêbres. Je ne peux pas l'aider.

_Et je ne peux pas aider Shiryu, dit Dohko. Je connais, je l'espère, quelqu'un qui pourrait le faire. Mais je n'en suis pas certain.

Un nouveau silence s'ensuivit.

_Ce qu'il leur faudrait, dit tout à coup Aldébaran, ce serait du temps à eux. Du temps pendant lequel ils pourraient se retrouver eux-mêmes. Ils seraient ensembles, mais pas livrés à eux-mêmes. Ils pourraient se relaxer, se détendre, mais ils pourraient aussi s'occuper à autre chose qu'à se battre. Une sorte de... période de rééducation, en quelque sorte.

_Tu veux les envoyer dans un centre spécialisé ou dans un camp de vacances ? demanda Milo.

_Non, mon idée, c'aurait été de les envoyer dans un endroit tranquille, loin de la civilisation mais pas loin des hommes. Un endroit où ils pourraient se ressourcer.

_Allez, explique-nous, fit Mû. Tu as sûrement une idée en tête.

Aldébaran avait maintenant l'attention totale des onze autres chevaliers, comme il l'avait voulu. Contrairement aux apparences, le chevalier du Taureau était loin d'être dépourvu de subtilité quand il le désirait.

_Et bien, voilà, fit-il en marquant chaque mot, il se trouve que je connais un endroit en Crète, là où j'ai terminé mon entraînement...

_Knossos, bien sûr ! s'exclama brusquement Aiolia. C'est une idée excellente ! J'ai entendu dire qu'ils avaient reconstruit le palais et les alentours, même si cela fait longtemps que je n'y suis pas retourné.

Le visage des chevaliers d'or parut s'éclairer tandis qu'ils considéraient l'idée.

_Le paysage est absolument magnifique, je m'en souviens très bien, fit rêveusement Aphrodite.

_C'est peut-être l'endroit le plus paisible que j'ai jamais connu, approuva Milo. Je suis tout à fait d'accord avec cette proposition. C'est ce qu'il leur faut.

_Mais comment allons-nous faire pour obtenir l'accord du roi Minos ? demanda Aioros. Je ne sais pas de quel genre d'homme il s'agit mais, quoi qu'il en soit, il nous faudrait une raison valable pour lui confier les chevaliers de bronze.

_Je ne pense pas que ce soit un problème, fit Saga avec désinvolture. Knossos est resté isolé du reste du monde depuis le début de sa reconstruction. Il est tout à fait normal que le Sanctuaire désire rétablir des contacts avec eux. Nous avons une certaine histoire en commun, après tout, même si cela remonte à des millénaires. Et quoi de mieux pour cette mission diplomatique que d'envoyer nos chevaliers les plus renommés eux-mêmes ? Si l'hospitalité crétoise est restée ce qu'elle était, leur séjour devrait être des plus agréables. En fait, je les envie rien qu'en y pensant.

_Moi aussi, ajouta Aldébaran qui souriait, perdu dans des souvenirs enchanteurs. Moi aussi.

La proposition fut acceptée à l'unanimité sans le moindre problème et le premier conseil des chevaliers d'or toucha à son terme.

_Il reste juste un petit problème, fit observer Mû tandis qu'ils se levaient tous et s'apprêtaient à partir. Qui va se charger de convaincre les chevaliers de bronze eux-mêmes ?

_Je me chargerai de Shiryu, dit Dohko avec un sourire en coin. Je crois même que je connais quelqu'un qui pourrait l'accompagner.

_Je m'occuperai de Hyoga, ajouta Camus avant de se diriger vers la lourde porte de bronze qui donnait sur l'antichambre.

_Et moi, de Seiyar, fit Aiolia. J'ai une petite surprise pour lui et, après cela, je suis sûr qu'il sera d'accord pour faire n'importe quoi.

_Je ne pense pas que qui que ce soit en ce bas monde puisse convaincre Ikki de quoi que ce soit, observa Shaka. Mais Shun viendra facilement et Ikki le suivra, ne serait-ce que pour s'assurer qu'il ne lui arrive rien.

Quelques instants plus tard, les douze chevaliers d'or se retrouvaient tous à l'extérieur, sur les marches du palais. Le Sanctuaire était encore silencieux. Dans le ciel bleu, de longs nuages effilochés faisaient la course.

_Quelle belle journée, fit Aphrodite en humant l'air parfumé. Le temps est splendide. Je crois que je vais m'occuper de mes roses. Il ne faudrait pas qu'elles dépérissent.

_Quelle fichue journée, grommela Mû en regardant sa Maison, bien loin en-dessous. Encore des marches à descendre. Je vais finir par faire une allergie aux escaliers. Si seulement je pouvais me téléporter.

Il y eut un bref éclair de lumière et un jeune garçon aux cheveux roux coupés courts apparut, un large sourire aux lèvres.

_Pas de problème, maître, se moqua-t'il, je m'en occupe tout de suite.

Il y eut un nouvel éclair et, un instant plus tard, Kiki et Mû avaient disparu.

_Veinard, marmonna Saga en regardant les escaliers devant lui.

_Allez, du courage, fit Aiolia en lui donnant une tape sur l'épaule. Moi, il faut que je me dépêche. Quelqu'un m'attend.

_Marine, peut-être ? lança Milo. J'ai l'impression que tu ne lui laisses pas beaucoup de temps pour dormir. La pauvre doit être épuisée.

Il prit un air innoçent quand Aiolia le foudroya du regard.

_Non, fit-il d'un air lourd, pas Marine. Quelqu'un d'autre, que Seiyar a certainement envie de voir, même s'il ne le sait pas encore.


Aiolia

_Mais que diable veux-tu que j'aille faire en Crète ?

_C'est juste une mission diplomatique, répondis-je aussi naturellement que possible. Vous représenterez le Sanctuaire au palais de Knossos. Tu n'auras pas à rester là-bas plus de quelques jours si tu n'en as pas envie.

Seiyar haussa les épaules avec une grimace, mais ne répondit rien, à mon grand soulagement. Comme ce chacal de Milo n'avait pas manqué de me le faire remarquer, j'étais très certainement celui des chevaliers d'or le moins capable de mentir, et je ne tenais pas à tout gâcher maintenant que j'avais réussi à convaincre Seiyar de me suivre.

Nous marchions tous deux d'un bon pas le long d'un sentier poudreux qui sinuait entre de grands pins. Le jour commençait déjà à tirer sur sa fin mais il devait bien rester au moins deux heures avant le crépuscule. J'espérais que Marine serait bien au rendez-vous au lieu prévu. J'avais à peine eu le temps de lui parler de mon idée avant d'aller chercher Seiyar et j'espérais qu'elle m'avait bien compris. Mais je ne pouvais m'empêcher d'être un peu inquiet.

J'avais un autre sujet de préoccupation, à bien plus long terme. Depuis notre retour, nous tous, chevaliers d'or, avions l'impression d'être né une seconde fois. Je ne savais pas si cela était dû au fait d'avoir si longtemps frôlé la mort et la folie ou si nous avions été touchés par une sorte d'illumination lors de nos épreuves, mais aucun d'entre nous n'était resté inchangé à l'issue de notre voyage à travers les dimensions. Presque tous les chevaliers d'or avaient toujours été très distants à l'égard du reste du monde en général, sans doute même un peu arrogants, et je n'étais pas sûr que j'y faisais exception. Je suppose que, quand on a à sa disposition une puissance qui permet de détruire des montagnes, il est difficile de rester tout à fait humain, difficile de considérer les autres comme des égaux. Même entre nous, nous avions plutôt tendance à nous ignorer les uns les autres, sauf nécessité absolue. Mais tout cela avait complètement changé depuis notre retour et, quand j'y réfléchissais, j'avais presque le vertige.

J'avais vu Shaka, qui gardait maintenant les yeux bien ouverts et ne méditait guère, plaisanter avec d'autres chevaliers. J'avais vu Shura improviser un numéro de castagnettes spontanément, prétextant que son Espagne natale lui manquait. J'avais vu Masque de Mort entreprendre de séduire une belle novice aux grands yeux bleus, avec un tact et une délicatesse dont je ne l'aurais pas cru capable. Et Marine m'avait appris qu'Aphrodite s'était volontairement occupé de la coiffure de Shina avant le banquet. Tout cela était stupéfiant. C'était comme si les héros de marbre que nous étions s'animaient tout à coup et accédaient à l'humanité. Et j'avais découvert que j'adorais cet état des choses. Etre enfin libres de ce que nous étions devenus, privés de nos armures, dépourvus de notre pouvoir. C'était exaltant, presque enivrant. Nous avions prévu d'aller pêcher tous ensembles la semaine prochaine, dans une crique voisine. Nous avions des dizaines de projets, maintenant que nous avions enfin le temps, et j'étais certain que cela ne nous empêcherait en rien de gérer le Sanctuaire. Au contraire, peut-être pourrions-nous enfin y faire quelques changements pour le bien de tous.

Mais cela ne durerait pas, j'en avais l'horrible intuition. Pas seulement parce que je m'étais disputé avec Masque de Mort, tout à l'heure. Tout simplement, je sentais que cela allait arriver, que c'était en train d'arriver et que je ne pouvais rien y faire. Nous allions retrouver nos pouvoirs, nos armures, nos anciens modes de vie. Nous allions redevenir ce que nous étions avant, peu à peu, insensiblement. Et, un jour, je me réveillerais et je n'aurais plus autour de moi que des murs et des portes fermées. Il fallait que j'en parle à quelqu'un, que je me confie. Mais à qui ? Mû, peut-être. Il était toujours de bon conseil. Ou Marine...

Marine. Je ne pouvais empêcher ma pensée de toujours revenir à elle. A son visage surtout, que j'avais devant les yeux en permanence où que j'aille. Je n'avais jamais demandé à Marine pourquoi elle continuait à porter son masque. Je me doutais un peu de la réponse. Les traditions, comme les habitudes, sont difficiles à briser. Shina l'avait fait, mais Marine n'était pas aussi téméraire qu'elle. Elle préférait encore ne montrer au reste du monde que ce masque métallique et froid qui ne pouvait trahir ses émotions. Et, en un sens, je me sentais infiniment privilégié d'être le seul à voir chaque jour ce visage aimant et rieur qui n'était que pour moi. Marine...

_Eh, Aiolia, c'est encore loin ? J'ai pas envie d'aller en Crète à pied, tu sais.

Je sursautai presque, brusquement tiré de ma rêverie.

_Plus très loin, non, marmonnai-je en essayant de reprendre mes esprits. On y est presque.

Seiyar parut s'en contenter, du moins pour le moment, mais son visage fermé en disait long, et, en le regardant à la dérobée comme je le faisais, je pouvais voir que toutes nos craintes étaient fondées. J'avais espéré, en le voyant avec Shina au banquet, hier, que cela lui changerait les idées. J'avais espéré qu'il surmonterait tout seul cette épreuve, comme à l'habitude. J'avais espéré, pendant le conseil, que nous étions en train de brasser de l'air pour rien, que les chevaliers d'Athéna allaient très bien, qu'ils se moqueraient de nous en découvrant nos craintes ridicules à leur sujet. Un peu de vague à l'âme ne pouvait pas suffire à défaire les plus grands héros que le Sanctuaire ait connu. Mais j'avais eu tort d'espérer. Depuis que j'étais venu le chercher, Seiyar était d'une humeur exécrable et il n'arrêtait pas de se plaindre. Disparus sa bonne humeur perpétuelle et l'enthousiasme qu'il rayonnait d'ordinaire à dix mètres à la ronde. Seiyar n'était même plus l'ombre de lui-même.

J'enjambais un tronc d'arbre qui barrait le passage, m'efforçant dans le même temps de me repérer. Je n'aurais pas dû choisir un endroit si éloigné. Cela faisait trop longtemps que je n'étais pas venu par ici. Mais il fallait bien que j'ai le temps de parler à Seiyar du voyage en Crète, et je voulais laisser le temps à Marine de se préparer. J'espérais de tout mon coeur qu'elle était bien ici. Pourquoi donc avais-je eu cette idée stupide ? C'était ridicule, je ne...

Je m'arrêtai, et Seiyar m'imita avec un temps de retard. Nous venions de parvenir à une petite clairière au milieu des arbres, que le soleil déclinant n'éclairait déjà presque plus. Et là, à quelques pas seulement, assises à même le sol et nous tournant le dos, se trouvaient deux Marines. J'entendis Seiyar hoqueter de surprise. Moi-même, il me fallut un temps pour comprendre. Même vêtement d'entraînement rouge et noir, même cheveux roux et bouclés. Lentement, en parfaite synchronisation, les deux jeunes femmes se retournèrent, et je vis Seiyar reculer, presque effrayé, les yeux exorbités. Je faillis faire de même, tant la ressemblance était troublante. Mais je me repris. Marine était celle de gauche. Oui, c'était bien elle. Son visage en forme de coeur, ses yeux tendres et miroitants, ses cheveux qui lui tombaient sur le front. Je ne pouvais pas me tromper. Mais j'hésitais presque. Vêtues comme elles l'étaient, de façon rigoureusement exacte, il était difficile de trouver la moindre différence évidente.

_Seiyar...

Je vis Seiyar frissonner au son de cette voix si douce et légère, différente de la voix plus grave de Marine. Il avait l'air de quelqu'un qui reçoit un message attendu depuis des années, et auquel il ne croyait plus. Je le voyais hésiter. Je voyais la tension en lui, le rejet. Après tout ce temps, après toutes ces désillusions, Seiyar ne voulait plus croire. Il ne voulait plus souffrir encore... Et pourtant...

_Seika !!

Une demi-seconde plus tard, le frère et la soeur se rejoignaient enfin. Je vis Seiyar, transporté, faire tourner Seika dans les airs à bout de bras avant de la serrer dans ses bras, comme s'il ne voulait plus jamais la relâcher. Il avait l'air tellement heureux. Son visage sombre était maintenant transfiguré par une lumière intérieure. Je ne l'avais jamais vu ainsi, serein, radieux, totalement comblé. L'émotion qu'il irradiait me prenait à la gorge et je sentais mes yeux me piquer.

Une main sur mon bras. Marine s'était levée et elle avait remis son masque.

_Nous devrions les laisser, dit-elle. Ils ont beaucoup à se dire.

_Tu as raison, articulai-je péniblement, m'efforçant malgré moi de rompre le charme.

Lentement, comme si elle partageait la même reluctance que moi, Marine fit le premier pas en direction du chemin que nous avions pris pour parvenir ici, et je la suivis. Les pas suivants furent plus aisés et, après un dernier regard, nous laissâmes derrière nous Seiyar et Seika, toujours serrés l'un contre l'autre, pour entamer notre retour vers le Sanctuaire, la main dans la main, au milieu des grands arbres clairs.


Shiryu

Une main contre la paroi sur ma gauche, j'avançais lentement le long de l'étroite corniche, m'efforçant de ne pas trébucher. Je connaissais bien ce passage, je l'avais suivi de nombreuses fois, mais aujourd'hui... Mon pied buta contre une pierre et je faillis perdre l'équilibre. Aujourd'hui, j'avais de nouveau perdu la vue, et mes autres sens ne suffisaient pas à le compenser.

J'avais toujours détesté être aveugle. J'en avais énormément souffert, la première fois. Je m'étais senti inutile, brisé. Un chevalier aveugle ne servait à rien. Je n'étais plus en mesure de faire ce à quoi j'avais consacré ma vie. Je ne pouvais plus me battre et je ne savais rien faire d'autre. J'étais devenu une charge pour tous. Je ne cessais de repasser dans ma tête l'instant où je m'étais moi-même crevé les yeux pour vaincre le chevalier de Persée. Mes doigts, qui se rapprochaient inéluctablement. Un éclair rouge. La douleur. Cent fois j'avais repassé le combat dans ma tête. Cent fois j'avais imaginé comment j'aurais pu vaincre Argol autrement. La mort, même dans l'échec, n'aurait-elle pas été préférable à cette victoire creuse, qui m'avait laissé mutilé et inutile, tandis que mes frères continuaient à se battre et à accomplir des exploits ? J'avais cru devenir fou. L'idée de me suicider m'était même venue à l'esprit. Pourtant, j'avais fini par surmonter mon handicap. Grâce à mon maître, à Shunrei et à Oko, j'avais trouvé la force de reprendre le combat, développant mon sixième sens pour pallier à la perte de ma vue. Plus tard, j'avais retrouvé mes yeux, puis je les avais perdu de nouveau. Mais, cette fois, je ne m'étais pas laisser aller au désespoir, car je savais que le fait d'être aveugle ne m'empêchait pas de vivre, ne m'empêchait pas de faire ce pourquoi j'étais né.

C'était très différent maintenant. Je n'avais plus la moindre parcelle de pouvoir en moi, et mon sixième sens avait disparu. Je me retrouvais exactement dans la même situation que la première fois. C'était insupportable, exaspérant à pleurer, cette impression de ne pas pouvoir faire trois pas sans trébucher. J'avais envie de me rebeller, de maudire le destin. Et pourtant, en un sens, je me sentais très calme, presque détaché. Ma seconde vue finirait bien par revenir et sinon... Et bien, tant pis. Je n'envisageais plus de me battre, de toutes façons. Et il me restait bien d'autres choses à faire, bien d'autres choses que je pouvais accomplir en dépit de mon infirmité. Pourtant, malgré tout, il y avait des fois où je me prenais à rêver de revoir encore une fois un arc-en-ciel, un soleil couchant, la brume au-dessus des grands lacs de Chine, le vent jouant dans le feuillage des arbres.

Je poursuivis mon chemin, avec plus d'aisance à présent. Mes pieds retrouvaient peu à peu le chemin qu'ils avaient si souvent parcouru. Ce n'était pas si difficile, au fond. Il suffisait de se laisser guider par l'habitude. Mais je ne pouvais me défaire de l'impression que j'allais tout à coup trébucher contre un obstacle que je ne pouvais pas voir. Malgré ma cécité, je pouvais presque sentir le précipice à ma droite, qui m'attirait irrésistiblement... Ridicule. Je ne devais pas me laisser aller, surtout en ce moment. Il fallait que je trouve la force morale de ne pas céder au désespoir. Mes frères avaient besoin de moi, de ma présence. Ils avaient besoin de la stabilité et de la confiance que je leur apportais. Il ne fallait pas qu'ils voient les doutes qui m'habitaient. Les doutes que j'avais sur l'utilité de tout ce que nous avions accompli. Il fallait que je paraisse inaffecté.

Mais comment être inaffecté après tout cela ? Comment ? Même si les chevaliers d'or étaient revenus à la vie, même si le Sanctuaire était sauvé, les choses ne pourraient plus jamais être les mêmes. Pas seulement à cause de la mort de Saori. Tout simplement, nous avions vécu trop d'épreuves. Nous les avions surmontées, les unes après les autres, et, en fin de compte, nous avions gagné. Mais gagné quoi ? Je ne savais plus. Nous avions survécu mais nous étions usés jusqu'aux os. Nous avions plus vécu en deux ans que n'importe quel mortel en dix existences, et il ne restait plus rien de la flamme qui nous avait animé. Seulement des cendres.

Je m'efforçais de chasser ces idées noires de mon esprit. Ce n'était vraiment pas le moment. Au lieu de cela, je m'efforçais de me concentrer sur ma lente progression. Un pas, puis un autre et encore un autre. Je m'efforçais de me laisser bercer par cette monotonie apaisante. Ne pas réfléchir. Seulement penser à ce que j'étais en train de faire. Pourtant, je ne pouvais empêcher mon esprit de dériver encore, revenant à ce qui s'était passé la veille même.

Dohko m'avait pris à part pour me parler de la "mission diplomatique" en Crète. J'avais bien compris que ce n'était qu'un prétexte, qu'il voulait m'envoyer dans un endroit où je pourrais trouver par moi-même le repos intérieur et la paix. J'aurais pu refuser mais, au fond, je ne demandais qu'à être convaincu. Peut-être que c'était ce qu'il me fallait, une période de repos pour surmonter mes problèmes intérieurs. Je n'en étais pas sûr. Dohko avait ajouté que je pouvais emmener Shunrei avec moi, si je le désirais. J'avais deviné le sourire sur son visage. J'avais encore beaucoup de mal à concilier son apparence actuelle avec celle sous laquelle je l'avais toujours connu. J'avais presque l'impression qu'il ne s'agissait pas de la même personne. Le jeune Dohko avait conservé la sagesse du vieux maître, mais il y avait une étincelle en lui, à laquelle je n'étais pas habitué.

Je m'étais donc laissé convaincre. Mes frères aussi avaient été persuadés de venir, ce qui ne me surprenait guère. Seiyar m'avait à cette occasion présenté sa soeur Seika, qui avait décidé de nous accompagner, et je m'étais senti heureux pour lui. Il m'avait si souvent parlé d'elle et de ce qu'elle représentait pour lui... Les chevaliers d'or nous avaient eux-mêmes fait embarquer sur un avion de la fondation Graade, sans doute pour s'assurer que nous ne changions pas d'avis au dernier moment, et nous étions partis. La Crète était à moins de 500 kilomètres, mais nous avions d'abord fait le trajet jusqu'au Japon, où nous avions retrouvé Tatsumi. Je ne me souviens pas d'avoir jamais éprouvé autant de compassion à son égard que ce jour-là. Malgré tout le temps qui avait passé, nous avions tous gardé de Tatsumi l'image de l'homme grossier et brutal qui nous frappait au moindre prétexte quand nous étions enfants. Nous en étions venu à l'associer à toutes les souffrances que nous avions connu à l'époque. Pourtant, quand nous étions parvenu à Tokyo, c'était un Tatsumi méconnaissable qui nous avait accueilli. Rien qu'au son de sa voix, j'avais l'impression qu'il avait vieilli de dix ans. Il avait l'air complètement brisé, perdu. Tatsumi avait toujours voué une loyauté absolue à Saori et, depuis qu'il avait appris sa mort, il ne semblait plus désirer autre chose que la rejoindre. Il avait pourtant pris en main la fondation Graade et supervisait l'ensemble des sociétés qui en dépendaient. Lors de notre arrivée, il nous avait informé, d'une voix totalement dépourvue d'expression, que toute la fondation était à notre entière disposition si nous le désirions. Mais à quoi bon ? Il avait paru aussi indifférent que nous l'étions.

Pendant les quelques heures où nous étions resté à Tokyo, Seiyar était parti voir Miho à l'orphelinat. J'avais dissuadé les autres de l'accompagner: ce serait sans doute plus facile pour lui s'il était seul. Il était revenu deux heures plus tard, Miho avec lui, accrochée à son bras, le visage très pâle comme si elle se remettait encore d'un choc. Personne n'avait dû prendre la peine de l'informer que nous avions survécu. Et nous étions repartis, Miho avec nous. C'était sans doute une bonne chose qu'elle vienne également, au fond. Seiyar avait été plus éprouvé encore que nous autres et il lui faudrait tout le soutien possible pour parvenir à surmonter cette dernière épreuve. Même si j'étais sans doute le plus proche de lui, je savais que je ne pouvais pas l'aider moi-même.

Je m'arrêtai brusquement. Perdu dans mes pensées, je ne m'en étais pas rendu compte, mais j'étais presque arrivé. Devant mes pieds, le sol se faisait plus plat et la paroi rocheuse s'estompait sur ma gauche. Je ne pouvais pas voir ce qui se trouvait devant moi mais mes souvenirs palliaient à mon infirmité. La petite maison se trouvait à une vingtaine de mètres devant moi, entourée par la végétation. Non loin de là, je pouvais entendre le rugissement perpétuel des chutes de Rozan. Rozan. C'était là que j'avais vécu, là que j'avais été heureux. Je savais que je pourrais sans doute y trouver la paix, si j'y restais suffisamment longtemps. Ce ne serait pas la première fois. Mais je ne voulais pas laisser mes frères seuls. Plus tard, peut-être...

J'entendis un bruit de pas et un grand frémissement me parcourut. C'était elle. Je résistais à l'envie irraisonnée de me cacher. Shunrei. Je reconnaissais le bruit de son pas. Elle revenait de la cascade. Elle marchait lentement, comme si elle portait un lourd fardeau. Je l'entendais qui s'approchait. Je pouvais presque deviner sa respiration difficile tandis qu'elle gravissait péniblement le chemin rocheux qui menait jusqu'à la maison. Et moi, ne sachant que faire, je restais sur place, à attendre. J'aurais donné n'importe quoi en cet instant pour retrouver mes yeux l'espace de quelques minutes. La voir, la serrer dans mes bras ! Si seulement je le pouvais... Mais j'étais aveugle et ne pouvais qu'attendre qu'elle parvienne jusqu'à moi, m'efforçant de calmer mes battements de coeur précipités. Je l'entendais... Ma vie toute entière se résumait au bruit de ces pas sur la pierre tandis que derrière grondait la cascade de Rozan.

Elle parvint au sommet et poursuivit son chemin en direction de la maison, sans paraître me remarquer. J'aurais voulu crier son nom, mais je n'y parvins pas. J'étais comme incapable d'agir, frappé de mutisme. Je ne pouvais qu'écouter tandis qu'elle passait à quelques mètres seulement de moi et s'éloignait. Un son étranglé s'échappa de ma gorge. Shunrei ! Elle s'était arrêtée. J'entendis un cri étouffé, puis le bruit de la cruche qu'elle portait se brisant sur le sol.

_Shiryu !

Puis le silence, rompu seulement par le bruit de la cascade. Je restai immobile, ne sachant trop que faire ou quoi dire, incertain. Si seulement je pouvais la voir ! Mais cela m'était impossible. Le temps parut s'étirer tandis que nous restions l'un en façe de l'autre, immobiles. Shunrei ne bougeait pas, et seul le bruit de sa respiration haletante me disait qu'elle était toujours là, qu'elle ne s'était pas enfuie.

_Shunrei...

J'entendis le claquement de ses souliers sur la pierre tandis qu'elle courait dans ma direction et, un instant après, Shunrei était dans mes bras et se pressait contre moi.

_Shiryu, Shiryu...



Elle sanglotait maintenant, s'aggripant à moi de toutes ses forces comme si elle ne voulait jamais plus me lâcher. Et moi aussi, je pleurais. Les larmes coulaient de mes yeux aveugles, ruisselant sur mes joues. Et j'étais tellement heureux et tellement triste. Il me semblait que mon coeur allait éclater. Shunrei était contre moi, proche, si proche... Je sentais son parfum si doux, et son coeur qui battait dans sa poitrine, affolé. Shunrei était là, entre mes bras, et je ne voulais plus jamais la relâcher. Je ne voulais plus jamais la quitter. Plus jamais partir, sans savoir si je la retrouverais à mon retour. Plus jamais risquer de la perdre. Toujours être avec elle.

_Shiryu, je croyais que tu étais mort ! me dit-elle parmi ses larmes. Je croyais... je pensais... Pourquoi est-ce que tu n'est pas revenu ?

Je sentais la colère dans cette question, et je savais que je ne pouvais y répondre. Que jamais je ne pourrais donner une réponse satisfaisante. Jamais, tant que je vivrais, je ne pourrais justifier tous mes actes, prouver que cela avait été pour le mieux. Mais, pour le moment, je n'y songeais pas. Je me contentais de caresser doucement ses cheveux noirs si fins, si soyeux. Et je me laissais bercer par cette sensation de bien-être et de bonheur qui m'habitait. La guerre était terminée et j'avais retrouvé celle que j'aimais, celle avec qui je voulais passer le restant de mes jours.

_Je suis revenu pour toi, Shunrei, lui murmurai-je tandis que ses pleurs se calmaient enfin. Je suis revenu et je ne te quitterai plus jamais, je te le promets. Je...

Je ne parvenais plus à m'exprimer. L'émotion me nouait la gorge et les mots que je prononçais étaient dénués de toutes signification à côté de ce que je ressentais. Mais je savais que c'était vrai. Jamais plus je ne risquerais de perdre celle qui m'était plus chère que tout. Je réalisais seulement maintenant à quel point mon coeur avait été aveugle, bien plus que mes yeux.

_Shunrei, je t'aime, lui dis-je dans un souffle. Et je veux toujours rester avec toi.

_Je t'aime aussi, Shiryu, répondit-elle en reniflant un peu. Cela fait bien longtemps...

Je devinais le reproche dans sa voix, le regret. Je devinais tous les mots qu'elle avait dû retenir au long des années, toutes les paroles qu'elle s'était interdite de prononçer. Je songeais à tout ce qu'elle m'avait donné, sans rien recevoir d'autre en retour qu'une fleur, il y avait bien longtemps, et beaucoup d'adieux. Je n'avais jamais vraiment réalisé à quel point elle était importante pour moi, à quel point elle faisait partie de moi. Elle me complétait parfaitement. Nous n'étions qu'un, pour toujours. Shunrei était entre mes bras et mon coeur lui appartenait.

Et, quand je l'embrassai enfin, ses lèvres avaient un goût de sel contre les miennes.

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Cette fiction est copyright Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.