Chapitre 3 : Retrouvailles


Hyoga

Je m'éveillai. Je ne me souvenais pas de m'être endormi, hier soir. J'étais longtemps resté allongé, à vainement rechercher le sommeil. Je m'étais même levé brièvement, pour aller regarder l'orage qui se déchaînait au-dessus du Sanctuaire. Puis je m'étais recouché. J'avais pourtant dû finir par m'endormir, mais je ne me sentais aucunement reposé pour autant à présent.

Une fois de plus, je me demandais ce qui m'avait poussé à venir m'installer ici. Les étroits appartements qui attenaient à la Maison du Verseau n'était guère confortables, mais ce n'était pas cela qui me gênait. J'avais connu bien pire. C'était lui. Mon maître. Ces lieux, froids et vides, étaient pratiquement dépourvus de personnalité. En-dehors du lit où j'étais allongé, il n'y avait guère qu'une table basse au milieu de la pièce, deux chaises soigneusement rangées le long du mur et une petite étagère. Une armoire, vide et poussiéreuse, complétait le tout. Il n'y avait rien, aucun signe apparent qu'un être humain ait passé des années de sa vie dans ce lieu, qu'il y ait mangé, dormi. Et, pourtant, je le retrouvais partout. Il me hantait. Je traînais tellement de fantômes derrière moi...

Je me levais et m'habillais lentement. Cela devait faire au moins cinq jours que je n'avais pas changé de vêtements. Distraitement, mécaniquement, je m'observais dans un morçeau de miroir que j'avais trouvé, je ne me souvenais plus où. Il ne faisait guère que la taille de ma paume mais c'était bien suffisant. J'avais l'air lamentable, ce qui ne m'étonnait guère. J'étais pourtant un peu mieux en point qu'une semaine auparavant. J'avais repris quelques couleurs et un peu de poids, peut-être. Mes cicatrices n'avaient pas disparues, mais elles commençaient déjà à s'estomper légèrement. Je guérissais toujours très vite, tout comme mes frères. Mes cheveux avaient beaucoup poussé et j'avais pris l'habitude de laisser tomber en avant une épaisse mèche blonde pour dissimuler mon oeil gauche vide.

Je sortis de la chambre, sans trop savoir ce que j'allais faire. Je me sentais complètement désoeuvré, sans aucun but, sans aucune énergie. Les deux derniers jours, je n'étais même pas sorti de la Maison. Il fallait que je fasse quelque chose, je le savais, mais j'en étais complètement incapable. Le temps me filait entre les doigts sans que je puisse le retenir. En mon for intérieur, je songeais vaguement à partir, à retourner à Asgard, à revoir Freya, peut-être. Je caressais ces idées à longueur de journée, imaginant des moyens innombrables de les mettre en pratique, mais sans jamais passer à l'exécution. Je ne voyais même plus mes frères. Pourquoi faire ? Ils ne pouvaient pas plus m'aider que je ne pouvais les aider.

Je m'immobilisai. Il y avait quelqu'un d'autre dans la Maison du Verseau. A quelques pas seulement, une forme indistincte était allongé contre un pilier, immobile, me tournant le dos. Qui pouvait bien se permettre de venir ici ? Je m'avançais. L'homme paraissait dormir, à en juger par sa respiration lente et régulière. Il était enveloppé des pieds à la tête dans une sorte de cape blanche comme en portaient certains chevaliers du Sanctuaire. Il ne fit pas le moindre mouvement tandis que je m'approchais de lui, bien résolu à...

Je me figeai, la mâchoire pendante, l'oeil exorbité. C'était impossible ! J'étais en train de faire un cauchemar ! Je dormais encore !! Je fis un pas en arrière, tétanisé par le choc, sans parvenir à détourner mon regard. Soudain, l'homme ouvrit les yeux, comme si j'avais fait un bruit qui l'avait réveillé, et bailla légèrement. Il sourit en m'aperçevant.

_Alors, Hyoga, bien dormi ? Tu étais déjà dans les bras de Morphée quand je suis arrivé cette nuit, et je n'ai pas eu le coeur de te réveiller et de récupérer mon lit, alors j'ai pris une vieille cape à moi et je suis venu dormir ici.

_C... Ca...

_Et, ce que je peux dire, poursuivit-il en se levant, c'est que ce n'était pas très confortable. Cela ne m'a pas dérangé parce que j'étais tellement fatigué que j'aurais pu dormir debout adossé à un mur, mais, à l'avenir, si tu songes à t'installer définitivement ici, il va falloir que tu te trouves un autre lit.

_Camus !

Camus me sourit de nouveau et posa la main sur mon épaule avec affection.

_C'est bien moi, Hyoga. Je suis revenu, avec tous les autres chevaliers d'or. Et, cette fois, nous ne repartirons plus.

Je restai encore quelques secondes interdit, totalement dépassé, submergé pas la stupéfaction. Puis je sentis une joie profonde et débordante qui se déversait dans mon esprit. Camus était vraiment revenu, il était vraiment là, juste devant moi. Je l'étreignis, comme si je craignais qu'il ne disparaisse. Il était bien réel. Maigre, plus décharné encore que je ne l'étais, mais bien vivant: Camus, mon maître !

_Camus, je... je suis tellement heureux... Je croyais que...

Je ne parvins pas à finir ma phrase. J'avais envie de rire et je sentais les larmes couler le long de mon visage. Mon coeur battait à tout rompre et j'arrivais à peine à respirer. C'était impossible ! Camus était mort ! Mais il était pourtant là, juste là !

_Je... je croyais que... que tu...

Camus me serra contre lui tandis que je me mettais à pleurer sans pouvoir me contrôler.

_Là, fit-il d'une voix apaisante. Calme-toi, Hyoga. Ce n'est rien.

Berçé par sa voix, je me laissais aller contre son épaule. J'avais tellement souffert, je me sentais tellement mal dans ma peau. Et pourtant, j'étais heureux, incroyablement heureux. Camus était revenu !


Aioros

Je me retournais sur mon oreiller, sans parvenir à me décider à me lever. C'était tellement agréable de pouvoir paresser ainsi sans avoir rien à faire, en sachant que je pouvais passer la journée allongé si je le désirais. Je me demandais vaguement quelle heure il était, mais je n'en avais pas la moindre idée: mon horloge biologique était complètement déréglée et il pouvait être midi comme huit heures du soir. Peut-être même que cela faisait plusieurs jours que je dormais. Comment savoir ? Je me sentais encore un peu las, et j'étais atrocement courbaturé, mais j'avais l'esprit clair et éveillé, à défaut d'être moi-même frais et dispos.

Je me trouvais dans la Maison du Lion. Aiolia avait insisté pour m'héberger et je n'avais pas refusé longtemps. Il avait même voulu tirer à pile ou face pour savoir lequel d'entre nous prendrait l'unique lit, ce qui expliquait pourquoi il était en ce moment en train de dormir à même le sol, enroulé dans une couverture. Aiolia. Mon petit frère. Difficile de penser encore à lui comme je le faisais avant. Il avait sept ans quand j'avais quitté le Sanctuaire. Je m'étais toujours occupé de lui, m'efforçant de remplacer les parents qu'il n'avait pas connu. Peut-être que je ne l'avais pas suffisamment laissé s'épanouir par lui-même. Il était toujours resté un peu dans mon ombre, me considérant comme un héros, et, de mon côté, j'aimais ressentir son admiration pour moi. Cela n'avait plus grande importance, maintenant. Aiolia avait atteint le même rang que moi et, je l'espérais, il avait trouvé la maturité et l'équilibre nécessaire à un chevalier. Mais je ne pouvais m'empêcher d'être troublé. J'avais conservé d'Aiolia l'image du jeune garçon aux cheveux ébouriffés, à la fois volontaire et attachant, qui débordait de bonne volonté mais n'avait pas la patience nécessaire pour apprendre. Et je me retrouvais maintenant avec un chevalier Aiolia du signe du Lion que je ne connaissais pas encore. J'avais du mal à concilier les deux.

Je me levai brusquement. J'avais bien assez dormi. Aiolia sommeillait encore et je ne voulais pas le réveiller. Aussi, j'enfilai rapidement quelques vêtements d'entraînement un peu usés, qui devaient lui appartenir, et je sortis à pas de loup. Je traversai rapidement la Maison du Lion, dont le sol était encore jonchée de gravats et de débris, et je parvins à l'extérieur. C'était le matin. Le soleil frais venait juste d'émerger à l'horizon et un vent vif me gifla de plein fouet au moment où je descendais les marches du perron. Il y avait de gigantesques flaques d'eau un peu partout. Je n'avais donc dormi que quelques heures, en fin de compte. J'inspirai l'air vivifiant dans mes poumons à plusieurs reprises pour chasser ce qui restait encore de ma fatigue. Je me sentais parfaitement réveillé, à présent, et en excellente forme. Je revivais enfin, après quinze ans. Rien d'étonnant que j'ai des courbatures ! Il allait falloir que je me remette à niveau. Pour commencer, j'entrepris donc de faire quelques exercices d'assouplissements, juste devant la Maison. C'était un peu douloureux, ce qui n'avait rien d'étonnant, mais cela allait petit à petit en s'améliorant et...

_Toi, là-bas ! Qu'est-ce que tu fais ici ?

Je tournais la tête, un peu trop brusquement, et je ressentis une vive douleur au niveau du cou. Une femme aux cheveux roux et bouclés était en train de gravir les marches de l'escalier dans ma direction. Elle portait elle aussi une tenue d'entraînement et un masque argenté lui recouvrait le visage. Ce devait être l'une des femmes chevaliers, mais je ne la reconnus pas, ce qui n'était guère surprenant. Je ne pouvais voir son expression mais son attitude et le ton de sa voix ne laissait aucun doute: elle était folle de rage.

_Tu n'as rien à faire là ! dit-elle d'une voix furieuse. Tu devrais être en train de t'entraîner dans l'arène. Qui es ton professeur ?

Je fis quelques pas en arrière, instinctivement. C'était sans doute ridicule pour un chevalier d'or confirmé, mais le ton de sa voix me rappelait irrésistiblement mon propre maître, un homme âgé et cassant, qui était mort peu après que j'aie obtenu mon armure. Cette femme avait l'habitude qu'on lui obéisse à l'instant et, visiblement, elle n'était pas d'humeur patiente en ce moment même.

_Alors, qui ? Rigel ? Jabu ? Shina ?

_Euh... personne. Je m'entraînais tout seul.

Je refermai la bouche, médusé. J'avais presque l'impression d'être redevenu un novice surpris à ne rien faire alors qu'il aurait dû être en train de s'exerçer. Si toutes les femmes chevaliers étaient comme elle, cela n'allait pas être triste.

_Tout seul ?! hurla-t'elle presque. Qu'est-ce que c'est que ces stupidités ? Et comment as-tu osé venir ici ? C'était la Maison d'Aio...

_Qu'est-ce qui se passe, ici ?

Je tournais la tête. Aiolia se tenait sur le perron de sa Maison, à demi affalé contre une colonne, vêtu en tout et pour tout d'un pantalon trop court. Il était en train de bailler à se décrocher la mâchoire. Je voulus ouvrir la bouche pour essayer de lui donner une réponse, mais je n'en eu pas le temps.

_Aiolia !!

Avec un cri, la jeune femme franchit en un instant la distance qui la séparait de mon frère et se jetta dans ses bras. Aiolia, encore à moitié endormi, partit à la renverse et ils tombèrent tous deux en arrière, la jeune femme toujours fermement agrippée à lui.

_Aiolia ! Comment es-tu revenu ? Seiyar m'avais dit que tu étais mort !

Elle avait ôté son masque et elle était en train de l'embrasser. Aiolia, rouge d'embarras et parfaitement réveillé maintenant, se laissait faire sans trop résister.

_Marine ! protesta-t'il sans trop de force.

Mi-gêné, mi-amusé, je détournai le regard et me dirigeai vers l'escalier. Mon frère n'avait visiblement pas perdu son temps pendant mon absence. Il allait falloir que je m'adapte. Pour le moment, suivant les conseils de cette Marine, je décidai d'aller m'entraîner en paix dans les Arènes et de leur laisser un peu de temps à eux.

_A tout à l'heure, Aiolia, fis-je pourtant en m'en allant. Je suis sûr que tu as la situation bien en main.

Puis j'entrepris la rude épreuve de dévaler les escaliers abrupts du Sanctuaire aussi vite que possible sans me casser la figure.


Rigel

Je bloquai le coup. Jens hésita un instant, puis enchaîna avec une série d'attaques à la tête et au ventre que je parai sans difficulté. Il n'avait toujours rien compris à ce que je m'efforçais de lui expliquer et cela m'énervait prodigieusement. J'évitai un dernier coup bien trop appuyé et je pivotai sur moi-même, me retrouvant ainsi derrière lui. Une simple poussée, alors qu'il était en état de déséquilibre, et le novice mordit la poussière, comme tous ceux qui l'avaient préçédé.

_Non, non, non ! Je te l'ai dit cent fois: tes coups doivent être imprévisibles. Si tu te laisses enfermer dans des combinaisons d'attaques répétitives, tu es complètement à la merci de ton adversaire, même s'il est plus lent que toi. Il faut alterner les feintes et les véritables attaques, mais d'une façon qui ne soit pas évidente. Tes feintes doivent ressembler à des coups normaux et...

Je m'interrompis brusquement, excédé. Je passais mon temps à rabâcher ces banalités en espérant que cela finirait par leur rentrer dans la tête mais je n'avais pas le moindre succès. Ces novices avaient la tête dure comme du bois. J'avais presque l'impression qu'ils faisaient exprès d'interpréter de travers tout ce que je leur disais, délibérément. Qu'ils faisaient exprès de ne pas comprendre ce qui me paraissait tellement évident.

Voyant que j'avais cessé de lui prêter attention, Jens entreprit de se relever et de rejoindre péniblement les autres. Ils étaient sept en tout: des garçons entre dix et douze ans, sales et maigres, qui portaient tous les traces de l'entraînement que je leur imposais. Certains d'entre eux, y compris Jens, présentaient un certain potentiel, même si je n'étais pas encore parvenu à l'éveiller. Les autres étaient déjà trop vieux pour apprendre convenablement, ou ils n'avaient pas la volonté nécessaire. Aucun d'entre eux encore n'avait jamais manifesté quelque chose qui ressemble à une cosmo-énergie. J'étais plutôt pessimiste quand à leurs chances de devenir un jour chevaliers. J'espérai que l'un d'entre eux, au moins, y parviendrait.

Je me tournai vers le groupe de novices. Ils paraissaient épuisés, mais je savais que, pour avoir une chance de gagner une armure, il leur faudrait repousser infiniment plus loin les limites de leur endurance et de leur résistance. J'étais irrité parce que je n'avais pas remarqué le moindre signe de progrès chez aucun d'entre eux depuis plusieurs semaines. Mais, s'ils ne comprenaient pas, c'était peut-être parce que je remplissais mal mes fonctions. J'avais du mal à l'admettre, mais pourtant...

Le souvenir de mon maître, Argol de Persée, me vint soudain à l'esprit. Il avait été un professeur dur, impitoyable, qui s'était occupé de près d'une vingtaine de disciples, leur imposant des épreuves extrêmes et parfois mortelles. Il avait pratiqué une sélection sans état d'âme, rejettant tous ceux qui faisaient preuve de la moindre faiblesse. Et j'étais finalement resté seul. Il m'avait alors consacré toute son attention et m'avait fait subir un entraînement incroyablement rigoureux et sévère. J'avais connu des souffrances sans nombre. Bien souvent, j'avais songé à m'enfuir, mais je savais qu'Argol me retrouverait et me tuerait sans la moindre hésitation, considérant cela comme un signe de faiblesse. J'étais donc resté, parce que ma volonté de survivre était plus forte que ma souffrance et que ma peur, et j'avais fini par obtenir l'armure d'Orion, malgré la concurrence des disciples de beaucoup d'autres chevaliers. Mon maître avait été fier de moi. Je l'avais remerçié de tout ce qu'il m'avait appris, puis j'étais parti pour le Sanctuaire avec lui pour assumer ma place. Au cours de mon entraînement, j'avais souvent haï Argol de toutes les fibres de mon être. C'était seulement en devenant chevalier que j'avais réalisé tout ce qu'il m'avait appris, tout le temps qu'il m'avait consacré. Je ne pouvais pas l'aimer après tout ce qu'il m'avait fait, mais je l'admirais et le respectais sincèrement. Sa mort m'avait fait un choc.

J'observai de nouveau les novices dont j'avais la charge. Ils avaient l'air nerveux, presque apeurés par mon silence prolongé. Un maître devait inspirer la crainte, c'était une chose que j'avais retenu. Sans doute me haïssaient-ils profondément, chacun d'entre eux. Cela n'avait pas d'importance. Si je pouvais faire de l'un d'entre eux un chevalier, j'aurais réussi dans ma tâche. Pour le moment, il était sans doute préférable de changer de méthode. Un maître se devait aussi d'être créatif, de trouver des moyens de contourner les difficultés et les blocages.

_Nous allons essayer autre chose, fis-je en tirant un bandeau de ma ceinture. Je vous ai appris que l'essentiel, au cours d'un combat, n'est pas de porter le plus de coups possibles, mais de les porter efficacement, de façon à incapaciter l'adversaire et à vous assurer un avantage.

Tout en parlant, j'avais noué fermement le bandeau sur mes yeux.

_Je vous ai expliqué aussi où se trouvaient les différents points vitaux et comment donner le plus d'impact possible à un coup donné. Alors, voici l'exercice. J'ai les yeux bandés, je ne peux pas vous voir attaquer. Chacun à votre tour, vous allez essayer de me déséquilibrer par n'importe quel moyen. Je me contenterai de bloquer sans esquiver ni riposter. Commençons.

Ils ne réagirent pas immédiatement, comme surpris de cet exercice improvisé que je leur imposais. J'entendis comme un raclement de pieds indéçis, puis l'un d'entre eux dut prendre son courage à deux mains et s'avança vers moi. Je m'étais mis en garde défensive. Je ne voyais rien mais je n'avais aucun mal à situer le novice. Il se trouvait juste devant moi, légèrement à droite, et semblait hésiter.

Un coup de poing fendit l'air en direction de ma tête. Je soupirai intérieurement en bloquant l'attaque. J'avais espéré qu'ils comprendraient que l'exercice consistaient à porter des coups aussi silencieux et foudroyants que possible, de façon à me surprendre. Je les avais sans doute surestimé une fois de plus... Un nouveau coup de poing, deux fois plus rapide que le préçédent, me cueillit à l'estomac. J'en eus le souffle coupé et je me pliai presque en deux sous le choc. Je tentai de reprendre mon équilibre mais, sans m'en laisser l'occasion, mon adversaire me faucha les jambes et je me retrouvai au sol, encore étourdi.

Comment était-ce possible ?! Je venais d'être mis à terre en moins de deux secondes, après avoir été trompé par une feinte si évidente que je ne l'avais pas vue. Mais qui donc, parmi mes élèves, avait bien pu... J'arrachai le bandeau. Mon adversaire se tenait juste à côté de moi, les bras croisés. Le soleil m'éblouissait et je n'arrivai pas à voir son visage, mais je sentais qu'il était en train de sourire. Il m'offrit sa main pour m'aider à me relever et je l'acceptai. Ce n'était pas un de mes élèves. Il faisait presque une tête de plus que moi et il était bien plus musclé. Qui donc...

_Alors, Rigel, fit une voix que je connaissais très bien, est-ce que tu aurais oublié mes leçons comme quoi il ne faut jamais sous-estimer un adversaire, quel qu'il soit ?

Les novices, qui se tenaient un peu en retrait, étaient en train de se payer ouvertement ma tête, mais je ne leur prêtai pas la moindre attention, sidéré que j'étais par la vision qui me faisait façe.

_Aldébaran ! Je rêve !

_Si tu rêves, alors tu as une imagination débordante pour un chevalier, fit-il en me lançant une bourrade.

Je le regardai fixement, comme si je m'efforçais d'observer un mirage. Mais non, c'était bien lui ! Ce visage carré, ces sourcils broussailleux et ce nez en bec d'aigle ne pouvaient appartenir qu'à une seule personne. Aldébaran, chevalier d'or du Taureau, se tenait devant moi, en chair et en os, et il se fichait de moi tout naturellement.

_Dis donc, Rigel, pour un chevalier de bronze, on ne peut pas dire que tu réagisses exactement à la vitesse du son ! Est-ce que, par hasard, tu serais en train de méditer ? Tu vas enfonçer Shaka, si tu continues ! Sans compter les crampes et les coups de soleil. Oh, Rigel, tu m'entends ? Ici la Terre, j'appelle Rigel, me recevez-vous ? Allo, ici la base de la Nasa, j'appelle la station orbitale Rigel...

Un frisson me parcourut tout le corps tandis que je gardais les yeux rivés sur lui en train de parler sans aucune interruption, même pour reprendre son souffle. Et soudain, je me mis à rire, à rire sans parvenir à m'arrêter. J'en avais les larmes aux yeux. Aldébaran, cessant de parler, joignit bientôt son rire sonore au mien, tandis que les novices, stupéfait de voir des chevaliers comme nous se comporter ainsi, en restaient complètement interdits. Finalement, après de longues minutes, je parvins à retrouver une partie de mon calme. Je haletais encore et j'avais mal au ventre, mais cela n'avait aucune importance tellement je me sentais bien.

_Aldébaran, bon sang, comment as-tu fait ? lui demandai-je en m'efforçant de retrouver mon souffle. On m'avait dit que tu étais mort avec les autres chevaliers.

_Il ne faut pas croire tout se qu'on te raconte, me répliqua't-il, essoufflé lui aussi. Mais tu peux me croire quand je te dis que cela n'a pas été facile de revenir jusqu'ici. Je ne suis pas près d'essayer de recommençer.

_Ah bon, fit-je avec malice. Alors, tu envisages de commençer un petit élevage de chèvres dans le coin et de prendre ta retraite.

Il sourit et m'envoya un coup de poing amical que j'évitai sans peine.

_Pas du tout ! affirma-t'il. Si je suis revenu, c'est parce que je me suis dit que je ne pouvais pas te laisser sans surveillance. L'humanité ne s'en relèverait pas. Qu'est-ce que tu en dis, Rigel ? Est-ce que tu as envie que nous reprenions nos leçons ?

_Non merci, sans façon, répondis-je avec une grimace. J'ai encore des bleus partout à cause de toi et d'Aiolia.

Après qu'Athéna soit revenu au Sanctuaire, j'avais eu le privilège de reçevoir l'enseignement séparé des deux chevaliers d'or pendant un certain temps. Cela m'avait apporté plus que je ne pouvais l'imaginer, même maintenant, mais j'avais dû payer de ma personne et le souvenir en était encore frais dans ma mémoire.

_Ah, s'esclaffa Aldébaran, je ne sais pas si Aiolia pourra te redonner des cours. D'après ce que m'a dit son frère, il risque d'être très occupé dans les jours à venir.

Cela ne m'étonnait pas trop. J'avais appris à connaître un peu mieux Marine au cours des mois où nous avions géré le Sanctuaire, et, même si elle était relativement peu bavarde à son propre sujet, j'avais acquis quelques certitudes. L'une d'elle était que, si jamais Aiolia venait à reparaître, elle ne risquait pas de le lâcher avant longtemps. Mais j'étais heureux pour elle: Marine était quelqu'un qui faisait toujours passer les autres avant elle-même, et elle méritait bien enfin un réconfort.

_Attends une minute, fis-je tout à coup, frappé d'une idée subite. Le frère d'Aiolia. Tu veux dire Aioros ? Le chevalier d'or du Sagittaire ? Celui qui avait sauvé la vie d'Athéna, il y a quinze ans ?

_En chair et en os, répondit Aldébaran. Et maintenant, je crois que ce serait une bonne idée si tu me disais où je pourrais trouver à manger. Je n'ai rien avalé depuis une éternité et je meurs de faim.

_Je vais dire à un novice de t'accompagner. Mais avant, dis-moi: est-ce que Saga est revenu, lui aussi ?

_Oui. Mais je ne l'ai pas vu depuis ce matin. Il doit être encore en train de dormir.

_Je crois que j'ai quelque chose qui devrait l'intéresser.


Saga

Allongé sur le perron de ma Maison, je regardais le ciel. Bleu. Bleu à perte de vue. Il n'y avait pas un seul nuage, en dépit de l'orage qui avait eu lieu la nuit même. Je me perdais dans ce bleu, je m'y dissipais en une sérénité absolue. J'avais toujours aimé faire cela. Quand j'avais été le gardien de cette Maison, il m'était arrivé de passer des heures ainsi, à écouter le silence et à me perdre dans ce bleu. Mon âme était emplie de paix et de sérénité dans ces moments là. C'était le seul moyen que j'avais trouvé parfois pour faire taire les voix qui se disputaient mon esprit. Mais cela n'avait pas suffit, en fin de compte. Je n'avais pas réussi à me dominer moi-même, ce qui était le premier devoir d'un chevalier. J'avais perdu mon combat contre ma moitié ténébreuse. J'avais trahi... Trahi Athéna, trahi Shion, trahi le Sanctuaire. J'avais violé tous les serments que j'avais jamais fait. J'en étais venu à me mépriser moi-même jusqu'au plus profond de mon être, mais je ne parvenais pas à me tuer. Il avait fallu qu'Athéna et ses chevaliers de bronze affrontent des périls insensés pour que je puisse enfin trouver le repos dans la mort. Mais ce n'était pas suffisant. Même le fait de m'être volontairement donné la mort ne pouvait racheter ne serait-ce qu'un centième de toutes les atrocités que j'avais commises. Il avait fallu que je revienne, risquant ma vie et mon âme en essayant de tromper Hadès pour avertir Athéna. Je n'avais reculé devant rien. J'avais même eu recours à l'Exclamation d'Athéna, la technique interdite, commettant ainsi l'ultime sacrilège pour un chevalier. Mais, tout cela, je l'avais fait pour Athéna et le Sanctuaire. J'avais une dette immense envers eux et il fallait que je la paye, même si le peu d'honneur qui me restait devait en être le prix.

J'avais retrouvé la paix, à présent, plus ou moins. J'avais enfin payé ma dette en détruisant le Mur des Lamentations avec les autres chevaliers d'or pour permettre à Seiyar et à ses compagnons de sauver Athéna là où nous ne pouvions le faire. Je ne m'estimais pas pour autant digne de demeurer le chevalier Gemini. Simplement, j'avais payé pour mes crimes. J'avais appris de dures leçons, aussi. Pendant tout le temps où j'avais usurpé la place du Grand Pope, j'avais vécu dans une sorte de refus permanent de la réalité. Je m'étais persuadé que mon corps et mon esprit ne m'obéissaient plus, qu'ils étaient contrôlés par quelqu'un d'autre. Mais ce n'était encore qu'une façon de refuser ma responsabilité. C'était bien moi qui avait tenté d'assassiner Athéna, qui avait tué Shion et commis des méfaits sans nombre. Mon être était également divisé entre le bien et le mal. J'avais voulu le nier à l'époque et c'était ce qui m'avait mené à ma perte. Mais, au travers de la mort, j'avais enfin trouvé l'unité et l'équilibre qui m'avaient fait défaut. J'étais un, désormais, et j'avais l'intention ferme de demeurer toujours du côté de la justice jusqu'à ma mort. Mais je n'essaierais plus jamais de me faire passer pour un dieu, de me croire parfait. Je savais qu'aussi longtemps que je vivrais, il y aurait dans mon coeur une part de ténêbres. En vérité, c'était là le secret des Gémeaux.

Un bruit de pas en provenance de la Maison du Taureau me tira de la transe où j'avais été plongé. Lentement, avec délibération, je me levai et me dirigeai vers les escaliers. Je me sentais parfaitement relaxé, à présent, et en pleine possession de mes moyens. Un homme était en train de gravir les dernières marches. Il leva la tête en me voyant. Grand. Mince mais large d'épaule. Les cheveux bruns et courts. L'air assuré. Je le reconnaissais. Je l'avais déjà vu à quelques occasions. Son maître me l'avait présenté quand il avait été nommé chevalier. Tout cela faisait partie de l'époque où j'étais encore déchiré en deux et je dus faire un effort de mémoire pour me souvenir. L'élève d'Argol. Le chevalier Orion.

_Rigel, dit-je enfin.

Il s'inclina.

_Chevalier Saga.

Je lui fis signe de se redresser. Toutes les marques de respect à mon égard, même insignifiantes, me gênaient atrocement car je savais que je ne les méritais pas.

_Content de te revoir, lui dis-je. Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ou est-ce que tu veux juste traverser ma Maison ?

_C'est vous que je suis venu voir, fit-il en me regardant. J'aurais quelque chose à vous montrer d'important.

Je fronçai légèrement les sourcils.

_Si c'est important, il faudrait peut-être en parler aussi aux autres chevaliers d'or.

Rigel sourit, presque imperceptiblement.

_Cela vous concerne personnellement, chevalier Saga.

Je le regardai, étonné. Que pouvait-il bien vouloir dire par là ? Il avait l'air de savoir quelque chose que j'ignorais complètement.

_Très bien, je te suis.

Rigel hocha la tête et se mit à redescendre les escaliers d'un pas rapide. Je le suivis. Il nous fallut presque un quart d'heure pour traverser les Maisons du Taureau et du Bélier et parvenir enfin aux arènes. Je ne me souvenais pas que ces escaliers étaient si longs et si raides !

Les arènes étaient maintenant pleines d'une vive agitation. La nouvelle de notre retour semblait s'être répandue comme une traînée de poudre et tous les apprentis et les gardes du Sanctuaire étaient venus voir de leurs propres yeux les chevaliers d'or revenus à la vie. Il y avait là Mû, Aldébaran, Aioros, Shura et Milo, encerclés de toutes parts par une immense foule qui se pressait contre eux. Le bruit était assourdissant. Rigel continua son chemin, sans se préoccuper de tout cela, ni même vérifier que j'étais toujours derrière lui. Je le suivis. De toutes façons, je ne me sentais guère l'envie de reçevoir un bain de foule. Presque personne ne me prêta attention, ce qui n'était guère surprenant: très peu de gens, même au Sanctuaire, avaient jamais vu le visage du chevalier des Gémeaux. Je reconnus toutefois au passage Seiyar et Shun, qui m'adressèrent un signe de main que je leur rendis. Puis je hâtai le pas pour rattraper Rigel.

Nous marchâmes encore une bonne dizaine de minutes. Rigel ne disait pas un mot. Finalement, nous arrivâmes devant une petite maison et il s'arrêta. C'était le genre de maison où vivaient les chevaliers qui demeuraient au Sanctuaire: petite, carrée, un peu rudimentaire. Celle-ci se tenait assez à l'écart et les volets en étaient fermés. Autrement, elle n'avait rien de particulier. Après m'avoir jeté un regard bref et indéchiffrable, Rigel se dirigea vers la porte, qu'il ouvrit. Puis il entra, après m'avoir fait signe de le suivre. L'intérieur de la maison était très sombre, par contraste avec l'extérieur, et il me fallut un peu de temps pour ajuster ma vision. Il n'y avait qu'une seule pièce, et le mobilier en était des plus réduits. Une table, quelques chaises, un lit... Il y avait quelqu'un d'allongé sur le lit ! Je m'approchai, irrésistiblement attiré.

_Il dort, fit Rigel. Il est encore très faible et il passe la plupart de son temps ici.

Je ne l'écoutai pas. Je connaissais celui qui se trouvait sur le lit. C'était... moi ? Quelqu'un de semblable à moi, si semblable en ce moment même que personne n'aurait pu nous distinguer l'un de l'autre.

_Kanon, murmurai-je, incrédule.

Mon frère. Mon jumeau. Je l'avais cru mort, perdu à jamais. Mais il semblait que les dieux avaient décidé de me fournir une nouvelle chance. Je ne m'étais jamais entendu avec Kanon. Nous avions passé une bonne partie de notre existence ensemble, mais sur des chemins bien différents. Kanon n'avait jamais cru en ce que j'avais prétendu incarner, il n'avait jamais partagé les idéaux que je désirais défendre. La seule chose qu'il désirait, c'était le pouvoir, la puissance. Il ne s'en cachait pas, bien au contraire. Il prenait un certain plaisir à me révéler ses rêves de domination à moi, le chevalier d'or, gardien d'Athéna. Il me provoquait en permanence, me poussait à la violence. De mon côté, sans doute trop imbu de mon rang, je m'efforçais d'ignorer son harcelement permanent et de faire de ma conduite un exemple pour lui, espérant qu'il en viendrait à trouver la sagesse qui lui faisait défaut. Mais comment aurais-je pu lui apporter la sagesse quand je ne la possédais pas moi-même ? Notre histoire s'était mal terminée. Je l'avais fait emprisonner au Cap Sounion un jour où il avait été trop loin. Quelques jours plus tard, j'assassinais le Grand Pope et je tentais de tuer Athéna.

En vérité, nous étions plus semblables que je n'aurai voulu l'admettre. Comme moi, Kanon avait commis des crimes et il s'en était ensuite racheté. J'étais aussi responsable que lui. Si je n'avais pas tenté de refuser ma vraie nature, si j'avais essayé de comprendre Kanon, au lieu de le juger, bien du sang aurait pu être épargné. Il était trop tard, maintenant, mais j'étais malgré tout heureux de le retrouver, après tout ce qui s'était passé. L'occasion m'était enfin donnée de me réconcilier avec mon frère, et, peut-être, d'établir une nouvelle relation entre nous. C'était comme si nous renaissions tous deux à la vie. Le passé était effaçé. J'avais reçu quelque chose que je ne méritais pas, que peu de gens obtenaient jamais au cours de leur existence: une seconde chance. Je me promis intérieurement de ne pas la gâcher.

_Depuis quand est-il revenu ? demandai-je à Rigel sans pour autant détourner le regard de mon frère endormi.

_Un peu plus de cinq mois. Juste après la fin de l'éclipse.

Juste après la fin de l'éclipse... Il était donc parvenu à s'échapper des enfers avant même le combat entre Athéna et Hadès. Comment avait-il donc fait ? Je n'ignorais pas que Kanon possédait des ressources considérables, que sa puissance pouvait pratiquement se comparer à la mienne, mais... J'avais senti sa cosmo-énergie briller très violemment avant de disparaître, au moment même où nous nous apprêtions à détruire le Mur. Même s'il n'était pas mort sur le coup, il avait dû être grièvement blessé.

_Comment diable a-t'il fait ? fis-je à mi-voix pour moi-même.

Malgré le temps écoulé, je voyais encore les terribles cicatrices qu'il portait. Il avait dû frôler la mort de très près. Je ne comprenais toujours pas, mais, au fond, cela n'avait aucune importance. Mon frère était là et j'étais bien décidé à ne pas bouger d'ici tant qu'il ne se serait pas réveillé. Qu'est-ce que je lui dirais alors ? Je n'en avais aucune idée. Mais je trouverais quelque chose, j'en étais certain. Rien ne pouvait plus aller mal à présent entre nous.

Un bruit me fit me retourner brièvement. Rigel avait rouvert la porte et s'apprêtait à partir.

_Je pense qu'il devrait se réveiller bientôt, me fit-il en se retournant. Vous pourrez lui parler mais essayez de ne pas le fatiguer trop. Je vais envoyer quelqu'un vous porter de l'eau et de la nourriture.

Il eut un sourire bref, presque malicieux.

_Avec tout le mal que j'ai eu à le ramener de l'enfer, je ne voudrais pas qu'il meure de faim maintenant que son frère est revenu à son tour.


L'agitation et l'effervescence qui règnaient au Sanctuaire ne retombèrent pas avant la fin de la journée. Chaque novice, chaque garde voulait voir de ses propres yeux les chevaliers d'or revenu de l'au-delà et entendre le réçit de leurs exploits. Après toute la période d'incertitude et de doute qui avait dominée le Sanctuaire, le retour des douze gardiens des Maisons du Zodiaque était un réconfort énorme, la justification de toute l'attente qui l'avait préçédé. A présent, chacun en était persuadé, les choses allaient pouvoir reprendre comme avant. L'immense foule qui s'était amassée ne se dispersa pas avant la tombée de la nuit, quand les chevaliers d'or, encore épuisés par leurs épreuves, regagnèrent leurs Maisons. Et les habitants du Sanctuaire regagnèrent leurs demeures par petits groupes de deux ou trois. Mais la crainte sourde qui les avait hantés jusqu'alors s'était dissipée, et dans la nuit qui s'épaississait s'entendaient des rires et des paroles joyeuses.

Un semblant d'ordre revint progressivement le lendemain sous l'impulsion de Shina, Jabu et Rigel, qui entreprirent de rétablir les tours de garde habituels, puis de réveiller un à un les douze chevaliers d'or. Cela leur prit la majeure partie de la matinée mais ils ne renonçèrent pas. Ils réveillèrent Mû, qui dormait paisiblement sous la garde de Kiki, Aldébaran, qu'il fallut secouer fermement, Saga, qui s'était installé dans sa Maison avec son frère, puis Masque de Mort, qui leur jeta son oreiller à la tête. Arrivé à la Maison du Lion, il patientèrent brièvement, le temps pour Marine de sortir de l'autre côté, puis ils tirèrent de son lit Aiolia qui faisait semblant de dormir. Traversant la Maison de la Vierge dévastée, ils allèrent ensuite réveiller Dohko et Shaka, qui sommeillaient tous deux profondément, Milo, enfoui sous ses couvertures, et Aioros, qui avait regagné sa propre Maison pour laisser à son frère un peu d'intimité. Il leur fallut encore s'occuper de Shura, qui dormait d'un sommeil de plomb, Camus, qui partageait sa Maison avec Hyoga, et Aphrodite, qui refusa de les suivre avant de s'être recoiffé longuement. Puis ils redescendirent, réveillant de nouveau au passage Milo, Shaka et Aldébaran qui s'étaient rendormis.

Enfin, les douze chevaliers d'or se retrouvèrent tous réunis au pied du Sanctuaire, l'esprit plus ou moins clair et les yeux un peu embrumés, s'efforçant de suivre ce qu'on leur disait.

_...et je pense donc que ce serait une bonne idée de prévenir tous les chevaliers et les apprentis qui ne se trouvent pas au Sanctuaire, poursuivit Jabu, sans réaliser que la moitié d'entre eux ne l'écoutaient pas. Ce serait le meilleur moyen de leur redonner confiance. La nouvelle de votre retour devrait permettre de stopper l'effondrement progressif que nous avons connu, et même de rétablir rapidement la chevalerie au niveau où elle était avant. Mais, pour cela, ils faudrait qu'ils vous voient de leurs propres yeux, pour être absolument convaincus. Je pensais donc que nous pourrions organiser une sorte de célébration pour votre retour, à laquelle nous inviterions tous les chevaliers restants. Une sorte de banquet...

Le mot acheva de réveiller les chevaliers d'or.

_Je pense en effet que ce serait une idée, approuva Dohko d'une voix un peu pâteuse, aussitôt imité par les autres. Ce serait la façon la plus simple de règler tous nos problèmes...

Il ne leur fallut guère qu'une minute pour se décider tous. Moins d'un quart d'heure plus tard, Jabu, Marine, Shina et Rigel quittaient le Sanctuaire à la vitesse du son, chacun dans une direction, pour porter la nouvelle aux camps d'entraînement situés aux quatre coins du monde. Partout, il portaient la nouvelle et l'invitation à venir au Sanctuaire avant de repartir, sans prendre le temps de se reposer. Partout, ils rencontraient le choc, la stupéfaction, puis la joie. Partout, les visages s'éclairaient dans leur sillage. Parallèlement, les préparatifs du banquet allaient bon train au Sanctuaire, dans une atmosphère de gaieté intense. Les chevaliers de bronze, qui étaient restés renfermés sur eux-mêmes depuis qu'ils étaient revenus, s'intéressaient de nouveau à ce qui les entouraient. Même Ikki était réapparu et ne semblait pas devoir repartir immédiatement. Le temps était au beau fixe et, après de nombreuses discussions, la décision avait été prise de préparer le banquet dans les arènes. De longues tables avaient déjà été installées et la nourriture et la boisson commençaient à affluer au Sanctuaire. Les chevaliers d'or, de leur côté, dormaient tous entre douze et seize heures par jour et se contentaient de superviser le travail quand ils étaient éveillés.

Quatre jours passèrent. Marine, Jabu, Rigel et Shina étaient revenus et les arrivées en provenance des divers camps d'entraînement commençaient à se précipiter. Les chevaliers survivants, mais aussi un grand nombre de novices, affluaient au Sanctuaire, tous avides de voir de leurs propres yeux les chevaliers ressuscités. Des arrangements furent pris pour les loger pendant quelques nuits, mais une bonne partie d'entre eux dut dormir à la belle étoile. Fort heureusement, les nuits étaient à peine fraîches. L'agitation atteignit bientôt son comble. Enfin, une semaine entière après le retour des chevaliers d'or, en milieu d'après-midi, le banquet débuta.


Shina

Jouant des coudes, je me faufilai adroitement entre deux novices qui me dépassaient chacun d'une bonne tête pour atteindre enfin la table où se trouvait le buffet. Le banquet n'était pas encore vraiment commençé, et tout le monde n'avait pas fini d'arriver. Aujourd'hui, pour bien marquer le caractère exceptionnel de la célébration, les gardes avaient été exemptés de leurs devoirs et tous avaient été conviés au festin. Le nombre était déjà impressionnant. Je me remplis rapidement un verre de vin raisiné avant de m'éloigner un peu et d'aller m'asseoir dans les gradins. Aucun service n'avait été prévu pour ce soir et les victuailles avaient été tout simplement disposées en une sorte de buffet sur de longues tables de bois massif qui occupaient une bonne partie de l'arène. Avec un peu d'amusement, je me demandai qui avait bien pu payer pour toutes ces dépenses. Le Sanctuaire avait-il donc des fonds secrets ? C'était une chose à laquelle je n'avais jamais pensé auparavant.

Le reste des convives était en train de finir d'arriver. Il y avait notamment là les chevaliers d'or, entourés d'une véritable aura de fascination partout où ils se trouvaient. J'observai aussi Seiyar et ses frères, un peu en retrait. Très peu leur prêtaient attention, et pourtant, c'était bien eux qui nous avaient tous sauvé, et non les chevaliers d'or. Mais les choses étaient ainsi: sitôt revenus, les cinq serviteurs d'Athéna avaient aussitôt semblé disparaître à nouveau dans une sorte de refus de l'extérieur. J'étais heureuse de voir qu'ils semblaient s'être remis. Seiyar... Je ne pus m'empêcher de rire malgré moi. Il n'avait jamais su s'habiller convenablement. La quasi-totalité de ceux qui assistaient aujourd'hui au banquet avait fait un grand effort pour se vêtir. Les chevaliers, les apprentis et les gardes avaient sorti pour l'occasion leur plus beaux habits, ou s'étaient arrangé pour en emprunter. Ils avaient parfois l'air un peu ridicules, comme Aldébaran, engonçé dans des vêtements couleur crême, mais, au moins, cela traduisait un effort. Seiyar était venu dans les mêmes habits qu'il portait depuis une semaine, jean bleu et tee-shirt rouge. Ses cheveux étaient atrocement emmêlés et il n'avait pas dû se laver depuis plusieurs jours. Mais il souriait, et, sans même qu'il me regarde directement, ce sourire me faisait fondre complètement.

Pour ma part, j'étais encore plus que mal à l'aise dans les vêtements que j'avais choisis, et j'hésitai presque à retourner enfiler ma vieille tenue d'entraînement. Je portais une magnifique robe d'un vert émeraude, qui drapait mes formes sans les dissimuler, et dont le décolleté était... Je préférais éviter d'y réfléchir, mes joues étaient déjà en train de s'enflammer. Je tournai la tête, à droite et à gauche, pour voir si quelqu'un me regardait. Je ne me souvenais pas de m'être jamais sentie si embarrassée. Comment pouvait-on porter quelque chose comme cela ? Et comment avais-je pu accepter de la mettre ? C'était Marine qui me l'avait prêtée. Je ne savais pas du tout comment elle était parvenue à se la procurer. Elle me l'avait présentée d'un air entendu, deux jours auparavant, et avait passé une bonne heure à me montrer comment l'enfiler et la retirer, et comment marcher en la portant sans me casser la figure. Je ne l'aurais avoué à personne, mais, ce matin, j'étais allé avec ma robe dans un endroit de l'île à l'écart du Sanctuaire où je m'étais entraînée à marcher de long en large.

C'était aussi à l'instigation de Marine que j'étais allé voir Aphrodite pour qu'il me donne des conseils. Il avait été d'une gentillesse surprenante, me complimentant sur la finesse de ma peau et la beauté de mon visage. Il avait même consacré un long moment tout à l'heure à me coiffer soigneusement tandis que je me tortillais nerveusement sur mon siège, peu habituée à recevoir un tel traitement. Mais je devais reconnaître qu'il avait fait un travail magnifique: mes cheveux, que je n'avais jamais trouvés à mon goût, retombaient en boucles soyeuses sur mes épaules en un ensemble parfait, encadrant mon visage nu. Je ne portais pas mon masque. J'y avais renonçé quand j'avais appris que Seiyar était encore en vie. Cela m'avait valu beaucoup de regards stupéfaits, parfois presque scandalisés, de la part de plusieurs chevaliers mais aucun n'avait osé me faire de remarques. Je n'avais de comptes à rendre à personne et il était de toutes façons plus que temps d'abolir cette règle idiote qui avait fait de moi une créature asexuée et insensible pendant des années. En ce moment, pourtant, alors que j'avais l'impression que tous les regards étaient posés sur moi, je regrettais presque de ne pas avoir de masque pour me cacher derrière. Mais non, je ne l'aurais pas fait même si je l'avais pu. J'étais belle, c'était Seiyar qui me l'avait appris, et je devais avoir confiance en cela.

Une voix ferme s'éleva soudain au-dessus du brouhaha envahissant qui s'était instauré. Debout sur une table, un verre à la main, Dohko réclamait le silence.

_Mes amis !

Les conversations s'interrompirent presque immédiatement et, quelques instants après, le bruit s'éteignit de lui-même. Tout le monde avait les yeux rivés sur le chevalier de la Balance.

_Mes amis, dit Dohko, je tiens à vous remercier d'être tous venus. Ce jour est un grand jour, car nous célébrons la fin des guerres saintes et le rétablissement de la paix. Le Sanctuaire a survécu et, bien au-delà, c'est le monde tout entier qui a été épargné. Cette victoire est la nôtre et nous pouvons en être fier !

Une gigantesque acclamation, jaillie de toutes les gorges à la fois, couvrit presque ses derniers mots.

_Depuis des temps immémoriaux, reprit Dohko quand le tumulte se fut un peu apaisé, le rôle du Sanctuaire est de protéger les autres et nous n'avons pas failli à notre devoir, cette fois encore. Vous tous qui êtes ici avez chacun contribué à cette victoire et vous méritez tous des louanges pour votre fidélité et votre courage. Cependant, il y a parmi nous cinq jeunes chevaliers qui ont accompli beaucoup plus que l'on aurait jamais dû en attendre d'eux. Ce sont eux qui ont permis au Sanctuaire et à la justice de triompher par leur volonté sans limite, et, pour cela, ils sont allé jusqu'à affronter un dieu. N'oubliez jamais leurs actions et l'héroïsme dont ils ont fait preuve. Ce sont eux les véritables héros de cette guerre !

Les acclamations reprirent encore plus fort, cette fois dirigée vers les cinq chevaliers de bronze qui se serraient un peu les uns contre les autres, mi-souriants, mi-gênés.

_Enfin, fit Dohko d'une voix à présent beaucoup plus grave, je voudrais qu'avant le début de ce banquet, nous ayions une pensée pour celle qui nous a quittée. Je sais que ce jour est un jour de fête, mais nos coeurs ne doivent pas oublier pour autant. Il y a quinze ans de cela, Athéna s'est réincarnée pour nous mener au combat. Il est inutile que je rappelle ici toutes les épreuves qu'elle a dû endurer. Aujourd'hui, elle nous a été enlevée et nous nous retouvons seuls. Mais je ne vous dirai pas d'être triste car, en vérité, c'est là le destin d'Athéna: de faire naître des flammes d'espoir dans le coeur des hommes pour qu'elles y brûlent à jamais. Athéna est venue et elle est repartie, sa mission accomplie. Elle reviendra de nouveau dans plusieurs siècles, pour éclairer le chemin d'autres que nous. Ne pleurez pas son départ. Au contraire, réjouissez-vous d'avoir un instant croisé son passage, aussi bref que cela ait été. Athéna est immortelle et tant que des hommes et des femmes suivent la voie qu'elle a traçé, elle ne nous quittera jamais vraiment.

Puis, il se tut et après avoir levé son verre en un toast muet, il but. Tous ceux qui tenaient un verre à la main l'imitèrent. Moi aussi, je bus, mais je sentais mes yeux me piquer. Mon regard suivit Dohko tandis qu'il descendait de la table et allait rejoindre les autres chevaliers d'or et, juste avant qu'il ne se détourne, je vis les larmes sur ses joues. Brusquement, je me sentis complètement insignifiante et ridicule, assise ainsi avec cette robe, coiffée comme pour un défilé de mode alors qu'Athéna n'était plus de ce monde. J'avais été tellement préoccupée par mes petits problèmes personnels que je n'avais jamais pris le temps d'y réfléchir vraiment.

Un silence pénible s'était instauré. L'air était chargé d'introspection et de réminiscences et presque personne ne parlait. Lentement, très lentement, les conversations reprirent. Les novices recommençèrent à se presser autour du banquet, d'abord sans trop d'énergie, puis plus vivement. La gaieté et l'agitation qui avait règnées avant l'intervention de Dohko revinrent peu à peu, et, bientôt, tous les convives s'abandonnaient de nouveau à la célébration dans le bruit et le vacarme.

Je me levai brièvement pour aller me remplir une assiette de salade. Ce ne fut pas une mince affaire: les novices étaient littéralement collés au buffet comme les affamés qu'ils étaient probablement et je ne tenais pas à abîmer ma robe. Je renonçai donc à utiliser la force pour me frayer un passage et je me rabattis sur la persuasion. Quelques secondes plus tard, j'étais devant la table en train de me servir copieusement au milieu d'un demi-cercle de novices fascinés. Visiblement, il y avait quelque chose dans mon apparence qui pouvait convaincre même un pré-adolescent à demi mort de faim de me céder la place. Ils me fixaient tous comme s'ils essayaient de percer des trous dans ma robe avec leurs yeux et le moindre de mes mouvements semblait les captiver. Je préférais éviter de réfléchir à ce qu'ils devaient être en train d'imaginer.

Je retournai m'asseoir, suivie de nombreux regards que je m'efforçais de ne pas remarquer. Je ne réussirais plus jamais à imposer la moindre autorité à aucun novice après aujourd'hui ! Nerveusement, j'essayai d'ajuster un peu ma robe pour qu'elle ait l'air moins impudique mais je ne parvins à rien, sinon à attirer plus encore les regards. J'abandonnai donc et j'entrepris de manger consciencieusement le contenu de mon assiette, avec le plus de précaution possible. Quand j'eus fini, je posai l'assiette à côté de moi et je restai sans bouger, les mains sur les genoux, hésitant à me lever ou non.

La soirée se poursuivait tranquillement tandis que je tergiversais ainsi avec moi-même. La plupart des convives, à l'exception notable des novices, s'étaient écartés du buffet après s'être servis et s'étaient ensuite divisés en petits groupes, un peu partout dans l'arène. Je les observai du coin de l'oeil, essayant toujours de me décider à passer à l'action. Un petit groupe de chevaliers s'était rassemblé à quelque distance de là où je me trouvais et parlait tranquillement. Il y avait là Shaka, Dohko et Shiryu, Shura, Mû, Saga et Kanon, entre autres. Un peu plus loin, je pouvais voir Camus, Milo et Hyoga qui discutaient entre eux avec quelqu'un d'autre que je ne reconnus pas. Je supposai qu'il s'agissait de Damien, l'apprenti de Milo. Assis dans les gradins, il y avait également Jabu, Nashi et les autres, et, non loin d'eux, Rigel et son ami Kimil. Et là... J'essayais de détourner le regard sans y parvenir. Là, il y avait Seiyar, avec Aiolia et Marine. Il avait l'air aussi insouciant et léger que d'habitude, et il me semblait presque pouvoir entendre son rire malgré le vacarme ambiant.

Seiyar... J'étais écartelée entre l'attirance et la crainte. Seiyar était la seule personne qui me donnait vraiment l'impression d'être moi-même, le seul homme qui avait jamais su éveiller quelque chose en moi qui ne soit pas dur ni cruel. Toute la partie de moi-même qui n'avait pas été gelée par l'insensibilité était centrée sur lui. Mes émotions, mes rêves, mes fantasmes étaient pour lui. Si quelqu'un m'avait demandé de définir ce qu'était l'amour, j'aurais répondu que c'était ce que j'éprouvais pour Seiyar. Tout cela, cette robe, cette coiffure, c'était pour lui. Il était inutile de le nier, j'avais fait tout cela uniquement dans l'espoir qu'il me remarque enfin vraiment, qu'il me considère comme une femme, une femme désirable. Seiyar avait toujours soigneusement évité d'évoquer les sentiments qu'il savait que j'éprouvais pour lui. Il s'efforçait de me considérer uniquement comme un autre chevalier, un compagnon de combat, une amie, mais rien de plus. Je voulais le forçer à voir enfin ce que j'étais vraiment, et non plus l'image artificielle qu'il avait de moi. Je voulais qu'il me désire, je voulais qu'il m'aime enfin, après toutes ces années où j'avais attendu en vain en espérant qu'il comprendrait.

Et s'il riait ? L'idée me hantait. S'il se moquait de moi, de la façon ridicule dont je m'étais vêtue ? Je serrai les poings, tandis qu'une bouffée de mon moi habituel refaisait surface. Si Seiyar se permettait la moindre plaisanterie, je lui découperais la peau en lanières et je m'arrangerais pour lui faire regretter le bon vieux temps où j'essayais seulement de le tuer. Là-dessus, étant enfin parvenu à rassembler suffisamment de volonté, je me levai et j'entrepris de descendre les gradins. J'avais, semblait-il, acquis quelques satellites pendant le moment où j'étais restée assise. Il y avait comme une tendance générale de tous les chevaliers à moins de vingt mètres à se rapprocher insensiblement de moi. Ils ne me regardaient pas, ou du moins pas directement, mais je me sentais épiée par des dizaines de coups d'oeil furtifs chaque fois que je faisais un mouvement. Masque de Mort, Milo, Rigel et Aioros lui-même figuraient en bonne place dans ce public qui me scrutait avidement à la dérobée. J'avais presque l'impression d'être déshabillée du regard. Cette réalisation ne fit que me précipiter plus rapidement vers l'endroit où se trouvait Seiyar.

Je ralentis un peu en m'approchant. Mon coeur battait très fort. Dans un instant, il allait se retourner et me voir. Je ne pouvais plus reculer. Encore cinq mètres. Marine m'avait vu. Elle disait quelque chose à Aiolia. Seiyar se retourna. Je cessai de respirer.

_Salut Shina, j'étais justement en train de...

Sa voix s'étrangla presque et je le vis ouvrir des yeux démesurés. Il me regarda de haut en bas plusieurs fois, comme si son cerveau ne parvenait pas à enregistrer immédiatement ce qu'il voyait. Derrière, je vis Aiolia et Marine qui s'éclipsaient discrètement, après un bref signe d'encouragement. Seiyar était toujours figé sur place comme une statue de marbre, les yeux rivés sur moi.

_Ah, Shina... tu... tu es ravissante, fit-il en bégayant presque.

Je rougis violemment, une fois de plus. Bon sang, si seulement je pouvais arrêter de faire ça !

_Merci, Seiyar, répondis-je aussi sereinement que je le pus alors que mon coeur battait la charge.

_Est-ce que tu veux... Est-ce que je peux... Est-ce que tu as envie d'un verre ? demanda-t'il au prix d'un violent effort sur lui-même.

_Avec plaisir, lui dis-je en lui envoyant mon plus beau sourire.

Seiyar m'emmena jusqu'au buffet, trébuchant plusieurs fois en chemin car il ne semblait pas capable de détourner son regard de moi plus de deux secondes d'affilée. Il ne restait pratiquement plus rien des nombreuses victuailles qui avaient été commandées par le Sanctuaire, mais Seiyar parvint cependant à trouver une bouteille de champagne non entamée. Il faillir recevoir le bouchon dans l'oeil tant il ne faisait pas attention à ce qu'il était en train de faire, mais il parvint finalement à remplir deux verres et m'en tendit un. Nous bûmes tous deux. Le champagne avait un goût léger et pétillant. Je n'en pris qu'une gorgée, mais j'avais déjà l'impression d'être saoule. Toute la fête me paraissait si loin, les bruits qui m'entouraient étaient si distants... Il n'y avait que Seiyar, devant moi, qui était encore réel.

_Tu es vraiment splendide, Shina, fit-il après avoir vidé son verre. Je ne t'avais jamais vu comme ça.

La stupéfaction qu'il avait éprouvé en me voyant semblait commençer à s'estomper et son naturel reprenait le dessus, mais il y avait dans ses yeux quelque chose que je n'y avais jamais vu quand il me regardait. Son regard brun me couvait, m'entourait, me réchauffait. J'étais très proche de Seiyar, à présent, et je me sentais si merveilleusement bien... Toute son attention était pour moi, il ne voyait rien d'autre, n'entendait rien d'autre. Il était tout à moi en cet instant, comme je l'avais toujours rêvé.

Je ne me souviens plus vraiment de ce qui a suivi. Tout le reste de la soirée est comme enveloppée de brume dans ma mémoire. Nous sommes longtemps resté là, sans bouger, à parler sans écouter ce que nous disions et à nous regarder l'un l'autre. Nous avons fini la bouteille, puis une autre encore. En arrière-plan, le temps semblait s'écouler comme du sable insaisissable tandis que les heures filaient les unes après les autres, que le ciel s'assombrissait jusqu'au crépuscule et que la lune entamait sa route au-dessus de nos têtes. Je ne désirais rien d'autre que demeurer dans cet instant délicieux d'éternité.

Finalement, alors que nous achevions notre troisième bouteille, toujours debouts près des longues tables de bois massifs, et que minuit était passé depuis bien longtemps, nous réalisâmes tout à coup que la soirée touchait à son terme. Une partie des convives s'était retirée, épuisée. Beaucoup s'étaient endormis sur place, dans les gradins ou à même le sol de l'arène. Il ne restait plus un gramme de nourriture. Assis dans les gradins, un petit groupe de chevaliers était en train de jouer de la musique, plutôt mal, à l'aide d'instruments hétéroclites. Nous allâmes les rejoindre. Seiyar s'empara d'une guitare et commença à jouer. Moi, appuyée contre lui, les bras autour de son cou, je l'écoutais. La nuit était si calme, si belle. Seiyar jouait, se trompant dans les morçeaux, hésitant sur les notes. Tous ses instruments, entre les mains des chevaliers ivres et épuisés, formaient une cacophonie épouvantable. Mais en cet instant où je me sentais tellement fatiguée et tellement heureuse, je la trouvais belle.

Les uns après les autres, les voix discordantes des instruments maltraités se turent. Les doigts de Rigel relâchèrent son harmonica tandis qu'il s'affalait lentement en arrière et que sa respiration se faisait déjà plus lente. Camus s'endormit sur sa harpe celtique. Shura laissa échapper les castagnettes dont il avait entrepris de faire une démonstration. Et, enfin, Seiyar céda à son tour et sombra dans le sommeil en l'espace de quelques secondes. Je pris sa tête sur mes genoux. Il souriait en dormant. En cet instant, il avait l'air d'un enfant, d'un gamin remuant et charmeur qui avait veillé trop longtemps, et pour qui je ressentais une tendresse infinie.

Je restais longuement ainsi, tandis que le sommeil me gagnait à mon tour, seule sous les étoiles au milieu de tous ces enfants endormis. Et je songeais: voilà, c'est terminé. Je venais peut-être de vivre la journée la plus heureuse de toute mon existence et qu'est-ce qui me restait à l'esprit ? Rien. Des images confuses, des sensations indistinctes, une impression de bonheur. Seiyar ne m'avait même pas embrassée. Mais ce n'était pas grave, pensai-je tandis que mes paupières se fermaient irrésistiblement, j'avais le temps. J'avais tout le temps, désormais.

Chapitre précédent - Retour au sommaire - Chapitre suivant

www.saintseiya.com
Cette fiction est copyright Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.