Chapitre 2 : La guerre de Poséidon


C'était agréable de revoir enfin un peu le soleil après toute cette période de pluies intensives, était en train de songer à part lui le prince Pélias. Encore qu'il aurait été exagéré d'affirmer pour autant que les habitants des environs puissent désormais apprécier un beau temps uniforme et radieux. Plutôt, on avait droit à une sorte de succession ininterrompue de nuages gris et de ciel bleu, qui ne cessaient d'alterner depuis maintenant deux jours. Il faisait beau pour le moment, oui, mais la terre brune de la petite colline où se trouvait Pélias était encore détrempée des ondées qui s'y étaient déversées moins d'une heure auparavant.
Pélias haussa les épaules. Peu importait, en fin de compte. Le mauvais temps n'était guère propice à la bonne conduite d'une bataille, mais il désavantageait pareillement les deux armées ennemies. Un devin aurait peut-être vu un mauvais présage dans ces changements climatiques ininterrompus, mais Pélias n'accordait guère de foi aux devins, qu'ils prédisent la victoire ou la défaite. Ce qui gagnait les batailles, c'était la stratégie, la qualité des troupes, leur équipement, leur nombre et le terrain. Au cours de toutes les batailles qu'il avait menées pour son suzerain, Pélias n'avait jamais vu personne l'emporter qui aurait eu contre lui tous ces facteurs-là. Alors pourquoi s'inquiétait-il malgré tout se demanda-t-il en son for intérieur ? Le prince Pélias, souverain de Salamine sous l'autorité d'Osorkon, et désormais d'Antar, n'avait rien de bien remarquable à première vue. De taille et de corpulence moyenne, il avait une barbe noire et des cheveux qui viraient au gris à l'approche de la quarantaine. Il portait une armure soigneusement entretenue et un glaive de bronze poli était passé à sa taille. Seul trait retenant réellement l'attention, la cicatrice qu'il arborait en travers du front, témoignage bien mince de toutes les batailles qu'il avait traversé. Quelqu'un qui l'aurait vu ainsi, debout sur cette colline avec pour seule compagnie une petite dizaine de soldats situés en retrait, aurait pu le prendre pour un officier quelconque. Certainement pas pour l'un des meilleurs généraux grecs de l'instant. Pélias avait été au côté d'Osorkon pendant une bonne partie de ses conquêtes, au cours desquelles il s'était toujours illustré comme un guerrier courageux et un stratège avisé. C'était en reconnaissance de ce fait que l'ancien roi lui avait conféré la souveraineté de l'île de Salamine.

Pélias aurait bien voulu que son vieil ami soit aujourd'hui à ses côtés pour lui expliquer ce qu'il devait penser de la situation actuelle. De la colline où il se trouvait, il dominait aisément la plaine en contrebas et l'armée ennemie qui y était amassé. Si vraiment il était possible de la qualifier d'armée. Une petite centaine d'hommes tout au plus, équipés généralement d'armes plutôt rudimentaires et qui ne portaient pratiquement aucun bouclier. Seules leurs armures semblaient être d'une certaine qualité, avec leur surface étrange qui évoquait les écailles d'un poisson. Mais cela ne changerait rien. Pour avoir déjà observé quelques escarmouches mineures entre ces hommes apparemment surgis de nulle part et ses propres troupes, Pélias avait eu l'occasion de constater deux choses. La première était que les guerriers étrangers étaient étonnamment forts d'un point de vue physique et individuel.
La deuxième était qu'ils n'avaient absolument pas l'habitude de combattre en groupe. La stratégie, et même le simple fait de se déplacer en formation, leur était étrangers.
En fait, ils ne semblaient même pas avoir de chefs. Ils avaient établi une sorte de camp temporaire au milieu de cette plaine exposée, sans même placer de sentinelles ou envoyer des éclaireurs en reconnaissance. Ils ne donnaient aucun signe d'avoir remarqué les troupes de Pélias embusquées dans les bois voisins et plusieurs fois supérieures en nombre. Et pourtant, le prince de Salamine se sentait mal à l'aise. Il y avait ce message d'Antar qui lui disait de prendre garde. Et ce mauvais pressentiment qui le taraudait…

En dépit de sa nervosité croissante, Pélias se contraignit à se souvenir des semaines qui venaient de s'écouler. Il y avait d'abord eu la mort d'Osorkon, qui l'avait beaucoup affecté bien qu'elle ait été prévisible. Il s'était déplacé jusqu'à Mycènes pour assister aux funérailles et rendre hommage à Antar, son nouveau suzerain. Pélias n'éprouvait pas pour ce dernier la même admiration débordante que pour son père, mais c'était sans doute simplement qu'il n'avait pas eu l'occasion de suffisamment rencontrer l'ancien prince héritier, alors qu'il avait été aux côtés d'Osorkon pendant de nombreuses années. Ce genre de sentiment ne pouvait apparaître qu'avec le temps. Après les funérailles, il était retourné à Salamine, et c'était alors qu'il y avait eu cette brusque période de mauvais temps, totalement imprévue pour un début d'été. Les pluies diluviennes avaient pourtant fini par s'espacer quelque peu, mais c'était alors qu'un messager d'Antar était parvenu à son palais. Essoufflé et à bout de force, le jeune homme avait affrété le bateau le plus rapide qu'il avait trouvé et couru tout le reste du chemin. Le message en lui-même ne comportait guère de précision, si ce n'était qu'il lui enjoignait de préparer ses troupes et de se tenir prêt à toute éventualité.
Moins de trois jours après ce message, les guerriers inconnus étaient apparus, sans que nul ne sache d'où ils venaient et comment. Ils s'en étaient pris à plusieurs villages éparpillés, qu'ils avaient proclamé comme leur appartenant après avoir supprimé toute opposition. Et maintenant, ils marchaient dans l'intention avouée de s'emparer de même des principales villes de l'île. Et les rumeurs qui les précédaient abondaient et se multipliaient, et toutes recelaient le nom de Poséidon, le maître des mers, l'ébranleur du sol.

Pélias se raidit. Il n'était pas très religieux, mais, pour avoir assisté à tout ce qu'il avait vécu, il n'avait aucun doute quant à l'existence des dieux. Aucun pourtant jusqu'ici n'avait jamais entrepris de telles conquêtes matérielles. Etait-ce bien Poséidon qui était à l'origine de tout cela ? Que désirait-il ? Il ne parvenait même pas à le deviner.

_Seigneur Pélias, un homme approche.

L'interpellé secoua brusquement sa rêverie et regarda dans la direction qu'on lui indiquait. De fait, un homme était en train de gravir calmement la colline en provenance du camp ennemi, sans la moindre escorte.
Il était encore difficile de déterminer ses traits, mais le soleil qui transparaissait entre les nuages allumait des reflets d'or sur son armure.

_Est-ce que les troupes sont prêtes à attaquer dès que nous en donnerons le signal demanda Pélias à ses hommes qui se regroupaient autour de lui ?

_Oui, seigneur, répondit l'un d'eux. Dès qu'ils auront le signal, ils surgiront des bois et mettront en pièce l'ennemi.

_Bien. Attendons de voir ce que veut nous annoncer leur messager.

La stratégie, la qualité des hommes, leur équipement, leur nombre, et le terrain, songea Pélias tandis que l'homme à l'armure dorée approchait. Ils avaient l'avantage dans chacune de ces choses. Comment la victoire pourrait-elle leur échapper ?

L'homme gravit sans précipitation les mètres qui le séparait encore du sommet de la colline, puis s'arrêta à quelques pas seulement de Pélias. Les dix soldats qui accompagnaient ce dernier s'étaient regroupés autour de lui pour prévenir toute traîtrise éventuelle.

_Salut à toi, s'exclama l'homme après un instant de silence. Tu dois être le seigneur de cette île, à ce que je vois. Je suis Harchissa de Chrysaor, Général de sa Majesté Poséidon, et en son nom, je suis venu te porter la parole divine.

Pélias ne répondit pas immédiatement, saisi d'un brusque sentiment de… crainte ? Harchissa était d'une taille étonnante, et il dépassait aisément tous ceux qui lui faisaient face de plus d'une demi-tête. Sa peau était brune et ses cheveux noirs lui tombaient sur les épaules. Il n'avait pas l'air d'être originaire de Grèce, encore qu'aucune trace d'accent ne transparaisse dans son discours.
Mais c'était l'armure qu'il portait qui retint l'attention de Pélias. Une armure comme il n'en avait jamais vu, qui brillait comme de l'or bruni, magnifiquement ciselée sur toute sa surface. Et la lance qu'il tenait dans sa main droite, toute entière de la même substance, et flamboyant comme un reflet du soleil. A côté de cela, Pélias eut l'impression soudaine que sa propre armure et le glaive qu'il avait au côté n'étaient que de pitoyables choses, des créations primitives et sans art. Le guerrier étincelant qui lui faisait face paraissait Achille en personne, revêtu de l'armure que lui avait forgé Héphaïstos.

_Quel message apportes-tu donc demanda finalement Pélias ? Car même s'il est vrai que tu représentes ici Poséidon, l'ébranleur du sol, il n'en reste pas moins que tes hommes essayent de s'emparer d'un territoire qui ne peut leur appartenir. Quant à la parole divine, je suis prête à l'entendre, mais sache que nous vénérons d'autres dieux que celui qui règne sur les océans.

Celui qui s'était présenté comme étant le Général de Chrysaor ne fit que sourire, avec ce qui s'apparentait à la fois à de l'amusement et à du dédain.

_Tu n'es pas digne d'entendre cette parole divine, mais je vais tout de même te l'offrir. Sache que le divin Poséidon, dans sa sagesse et sa force infinie, a pris la décision d'obtenir enfin ce qui lui revient de droit, et de régner sur la terre, comme il le fait déjà sur les mers. Et nous, ses serviteurs, avons été envoyés au travers de la Grèce afin de porter sa volonté et de l'accomplir. Je te l'annonce donc : tu fais face à un choix. Soit tu jures fidélité à Poséidon et, en son nom, tu pourras conserver ton trône sur cette île, soit tu refuses et tu perds et ton trône et ta vie.

Des exclamations de colère se firent entendre parmi les soldats de Pélias à cette déclaration insolente, mais le prince les fit taire d'un geste. Une expression résolue habitait ses traits.

_Général, puisque c'est ainsi que tu te fais appeler, tu es allé un peu loin dans tes menaces. T'imagines-tu donc pouvoir t'emparer de cette île avec ta piètre armée ? Mes propres troupes sont en ce moment disposées de façon à les écraser. Retourne vers tes hommes et mène-les à la bataille. Ton arrogance ne t'aidera pas à emporter la victoire.

Le sourire d'Harchissa se crispa quelque peu sur ses lèvres.

_J'en déduis donc que tu refuses l'offre généreuse de Poséidon, observa-t-il avec calme. Je dois avouer que je l'espérais. Cela va me donner l'occasion de t'apprendre à respecter les dieux, petit prince insignifiant dont je ne connais même pas le nom.

_Je suis le prince Pél…

_Je ne t'ai pas demandé de me le dire.

_Quoi ?

_A quoi bon connaître le nom d'un homme qui est déjà mort ?

Pélias ouvrit de grands yeux. L'espace d'un instant, la forme dorée du Général de Chrysaor parut devenir floue. Puis une douleur terrible lui déchira le ventre au moment où la lance dorée, traversant le soldat qui se tenait juste devant lui, venait lui transpercer le corps de part en part.

Pélias, prince de Salamine, s'écroula au sol. Une souffrance terrible le consumait, comme il n'en avait jamais connu. Le sang écarlate s'écoulait de son corps sans interruption, abreuvant la terre brune sous lui. Indistinctement, au-delà du vide glacé qui se resserrait autour de lui, il pouvait entendre les cris de ses soldats qui affrontaient le Général de Poséidon. Et il sut qu'ils n'avaient aucune chance, et qu'ils allaient mourir comme lui, et comme beaucoup d'autres encore dans le futur. Car il était une chose qui apportait la victoire quand bien même tous les autres facteurs annonçaient la défaite, et c'était la main d'un dieu.

La pluie s'était remise à tomber.

***

_Alors, que penses-tu de tous ces rapports que nous venons d'entendre ?

Tolivar, depuis quelques semaines prince héritier de Mycènes, ne répondit pas immédiatement. Ce n'était pas la première fois que son père lui demandait son avis sur des questions de politique ou de stratégie. Non pas qu'Antar eut véritablement besoin de son avis, mais il accordait une grande importance à la formation de son fils, et tenait à le confronter autant que possible aux problèmes qui se poseraient à lui lorsqu'il lui succéderait à son tour. Tolivar en avait conscience, et en éprouvait d'ordinaire une fierté certaine. Mais ce n'était pas pareil aujourd'hui, et il ne savait trop que répondre à la question de son père.

_Et bien, la situation paraît mauvaise pour le moment, dit-il finalement avec toute l'objectivité dont il était capable. Nous avons reçu plusieurs messages au cours des derniers jours nous informant de la conquête de plusieurs îles par des troupes d'origine inconnues. Salamine, Egine, Cythère, plusieurs îles des Cyclades. Il n'est pas à négliger que d'autres îles aient été conquises depuis mais que nous n'en ayons pas reçu encore la nouvelle.

Tolivar jeta un coup d'œil à son père pour voir si celui-ci partageait son interprétation, mais un bref signe de tête fut sa seule réponse. Antar n'avait guère pris de repos depuis que les nouvelles de conquêtes avaient commencé à affluer au palais, et, malgré sa constitution robuste, il commençait à en montrer les traces.

_Jusqu'à preuve du contraire, reprit Tolivar en se concentrant sur la carte étalée devant eux, l'ennemi n'a pas tenté de prendre pied sur le continent. Il se contente de conquérir les îles les unes après les autres.

_Et il nous enlève par la même occasion la majeure partie de notre flotte, murmura Antar.

Tolivar hocha la tête. Près de la moitié des navires, stationnés dans les îles, étaient tombés entre les mains de leur ennemi inconnu. La reconquête serait longue et difficile. Mais ce n'était pas le plus important, il en était convaincu.

_De nombreux témoignages font état de guerriers dotés d'une force surnaturelle combattant aux côtés des envahisseurs, risqua-t-il après un moment d'hésitation.

Antar ne réagit pas.


_A Salamine, il est rapporté que l'un d'entre eux aurait tué le prince Pélias et sa garde, poursuivit Tolivar. A Egine, un autre - ou peut-être le même - a massacré une centaine de soldats à lui seul. Des témoins ont rapporté qu'il se déplaçait si vite que ses mouvements n'étaient pas apparents. A Cythère…

_Assez s'exclama Antar en tapant sur la table !

Un éclair de colère traversa ses yeux bleus, mais disparut presque aussitôt, et le souverain de Mycènes retrouva son calme habituel.

_Il est inutile que tu m'énumères tous les rapports à ce sujet, dit-il d'une voix posée. Je les connais autant que toi.

_Beaucoup des témoins ont visiblement pris ces guerriers pour des demi-dieux, ou des héros ressuscités, insista pourtant Tolivar. Même si ce n'est pas le cas, la rumeur s'en répand malgré tout. Notre armée est puissante et entraînée, mais nos soldats ne sont que des hommes. Comment se comporteront-ils face à des adversaires apparemment invincibles ?

_Je sais, admit Antar. Les rumeurs sont déjà en train de courir toute la cité. La peur est une arme tout aussi efficace que la force brute. Et même si nous parvenons à lutter contre la peur, il n'existe aucun manuel de stratégie expliquant comment venir à bout de demi-dieux.

Un instant de silence s'écoula.

_Si ces guerriers sont bien les serviteurs de Poséidon, finit par dire Tolivar, alors nous ne pourrons les battre qu'en faisant appel à une autre divinité. Pourquoi ne pas faire appel à Athéna, père ? C'est elle-même qui nous a annoncé l'approche de cette guerre.

Une expression sombre traversa le visage d'Antar, qui parut tout à coup très fatigué.

_Je suppose que nous n'avons pas le choix, en fin de compte. J'avais pensé que nous pourrions remporter la victoire avec nos propres forces, mais je suppose que c'était de l'arrogance. Ne serait-ce que pour réconforter nos troupes, nous aurons besoin du soutien direct de la déesse.

Le roi de Mycènes se redressa et s'écarta de la table sur laquelle reposait la carte marquant l'étendue de son royaume.

_La déesse réside encore dans l'appartement que je lui ai offert au palais, dit-il en se passant une main sur le visage. Je n'ai pas eu l'occasion de la voir depuis que toutes ces nouvelles sont arrivées, même si je suppose qu'elle est au courant. Va la voir, Tolivar, et explique-lui notre situation. Tu as toujours été meilleur que moi avec les mots.

La dernière phrase fut dite avec un sourire. Puis Antar fit un geste de la main et Tolivar s'en fut en courant dans le palais pour accomplir les instructions qu'il venait de recevoir.

De l'endroit où il avait assisté à toute la conversation, caché derrière un lourd coffre, Laramil sentit un frisson d'excitation lui parcourir la peau. Qu'allaient se dire son père et la déesse Athéna ?

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Cette fiction est copyright Emmanuel Axelrad et Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.