Prelude


17 juin 1743.

C'est un ciel comme un autre. Celui d'une douce soirée, qui succède à un après-midi presque bouillant. Il a vu défiler, depuis des siècles déjà, soldats, guerres et massacres sans pitié. Il a assisté, impartial, à l'édification d'empires gigantesques, avant de contempler leur effondrement, avec la même placidité. Il a été le témoin du meilleur comme du pire. De combats sanglants et de victoires écrasantes. Des héros ont péri sous ce ciel d'azur. Certains se sont sacrifiés, les yeux tournés vers l'infini. D'autres se sont écroulés sous lui, accablés par les blessures. Mais lui demeure, impassible, comme si rien ne pouvait le toucher. Et bientôt encore, une nouvelle bataille va faire rage, sous son regard indifférent. Peut-être la dernière. Et peut-être pas. Mais sûrement la plus meurtrière.

Il y a quelques minutes déjà, la nuit s'est abattue sur le Sanctuaire. Une étoile filante traverse le ciel de part en part. Un jeune garçon la suit du regard jusqu'à constater sa disparition dans le néant, après quoi ses yeux reviennent se poser sur plusieurs étoiles remplies de signification. Une constellation. La sienne. Elle est à ses côtés depuis sa naissance, il y a un peu plus de treize années. Ses yeux l'observent longuement, tentant sans doute de percer à jour le sens profond qui se cache derrière elle. Peine perdue. Malgré des années d'apprentissage et un progressif éveil à cette énergie que certains nomment le Cosmos, Motaro a encore du mal à admettre l'influence que peuvent avoir sur sa destinée ces énormes sphères de matière en fusion, situées à une telle distance de lui. Un mystère encore trop difficile à comprendre. Il conserve pourtant en mémoire les enseignements de son maître : "la véritable nature de ce que l'on appelle parfois le BigWill dépasse l'entendement d'un mortel, fût-il chevalier sacré. Imagine-toi seulement une lumière qui, en même temps que croît l'univers, atteint chaque parcelle de matière et lui insuffle une âme. Il en va ainsi également pour tous les êtres vivants. Un véritable chevalier doit parvenir à enflammer ce Cosmos qui sommeille en lui, guidé par celui de sa constellation protectrice." Ainsi parlait celui à qui il doit tout. Les apprentissages de son maître Paul ont souvent été théoriques, et Motaro pressent que ce n'est qu'en pratique qu'il parviendra à les assimiler.

Son esprit effectue un brutal retour à la réalité. Il jette un bref coup d'oeil autour de lui, extirpé de sa rêverie. Il se trouve installé sur un petit promontoire, de l'autre côté de Star Hill. C'est un coin tranquille et isolé, donc propice à la méditation. Depuis la découverte de cet endroit, le jour même de son arrivée au Sanctuaire, il en a fait un lieu personnel et familier. Désormais, il y vient souvent, pour s'entraîner à l'écart de l'agitation. Ou tout simplement afin de profiter d'un instant de solitude. Seul Kourgahn, son meilleur ami, a connaissance de ce secret.

- Kourgahn, murmure Motaro. Il recevra sans doute dans les prochains jours l'armure de son maître disparu. Il sera alors largement supérieur à moi, si ce n'est pas déjà le cas.

Sa voix n'exprime pourtant pas la moindre jalousie. Au contraire, l'idée que son ami d'enfance est en passe de devenir le nouveau chevalier d'or du signe du Verseau, l'emplit d'une fierté sans précédent. Le chemin qu'ils ont accompli depuis leur arrivée au Sanctuaire d'Athéna est considérable. Sans doute parce qu'il a le plus fort potentiel, la formation de Kourgahn a été particulièrement intensive, c'est pourquoi ils n'ont eu, en fin de compte, que peu de temps à passer ensemble. Malgré cette séparation, ils se retrouvent en ce lieu aussi souvent qu'ils le peuvent. C'est ici qu'ils ont composé leurs premières attaques : l'un comme l'autre, ils assimilent le chevalier à une sorte d'artiste dont chacune des techniques se doit d'être l'expression même de sa personne. Une oeuvre d'art bien violente et meurtrière, pourraient penser certains. Mais pour eux, une attaque est plus une facette d'eux-mêmes, qu'une arme destructrice. Et ils n'en oublient pas pour autant leur devoir envers la déesse, pour laquelle ils se déclarent sans hésiter prêts à sacrifier leurs vie.

Motaro soupire. Ses quelques trois années d'entraînement ont décidément été plus éprouvantes qu'il n'aurait jamais pu imaginer. Cela a dû être plus pénible encore pour Kourgahn : celui-ci vient en effet de finir sa formation seul en raison de la mort brutale de son maître, dans des circonstances troublantes que les autorités du Sanctuaire ont jugé bon de ne pas ébruiter. Mais pour Motaro, en revanche, l'intronisation demeure incertaine, car elle repose entièrement sur la réussite de sa mission. Sa mission...son visage se fait soudain plus sérieux. D'elle seule va dépendre tout son avenir. Plein d'appréhension, il désire et redoute à la fois ce moment. Il sait que son maître Paul a fondé beaucoup d'espoirs en lui. Paul, chevalier d'or du Sagittaire, et gardien de la neuvième maison du Sanctuaire.

- Je reviendrai au Sanctuaire avec l'armure, songea-t-il. Ou je ne reviendrai pas.

Sur le moment, il n'a pas cru si bien dire. Motaro réalise soudain qu'en cas d'échec, c'est la mort qui l'attend. En un sens, c'est rassurant. Pour beaucoup de chevaliers, elle est de loin préférable au déshonneur, et Motaro est du nombre. Il frissonne, et prend le temps de se remémorer l'explication que Paul lui a faite de son épreuve.

Quelques heures plus tôt, dans la maison du Grand Pope.

- Il y a quelque temps, plusieurs chevaliers ont renié Athéna et se sont rebellés contre le Sanctuaire. Peu importent les raisons ou les circonstances. En tous cas, l'un d'eux est toujours en vie. Il a fondé une petite communauté quelque part au bord de la mer Égée. Il s'agit du chevalier d'argent de la Baleine. Ou plutôt de l'ancien, car il a été depuis banni de l'ordre. Non content d'avoir trahi la déesse, nous avons appris qu'il a, de surcroît, commencé à former des disciples aux techniques de combat des chevaliers sacrés, et ce, naturellement, sans l'accord du Grand Pope. Il est temps de mettre un terme aux agissements de ce renégat, avant qu'il ne devienne une menace réelle pour l'autorité du Sanctuaire.

Paul et Alresha échangèrent un signe de connivence, puis le chevalier d'or du Sagittaire se tourna à nouveau en direction de son élève.

- Outre sa propre armure d'argent qu'il a conservée malgré son exil, cet homme détient également celle qui te revient de droit.

A ces mots, un frémissement parcourut Motaro. Son armure. La concrétisation de son entrée dans la confrérie...Dissimulant l'exaltation qui bouillonnait en lui, il reprit vite sa concentration.

- Nous te chargeons donc de te rendre sur place afin d'appliquer la justice divine. Tu quitteras le Sanctuaire demain, à l'aube, et nous espérons te revoir avant la tombée de la nuit. Va, châtie les traîtres et reviens vite avec l'armure ! reprit Paul sur un ton plus solennel.

Motaro acquiesça. Son maître était loin d'être un fanatique, mais sa foi profonde en ce qu'il considérait comme le Bien était si ancrée en lui qu'elle semblait inébranlable, et c'est justement ce qui inspirait un tel respect chez son disciple.

- Siroë te fournira de plus amples informations sur la localisation de ce village, ajouta Alresha en désignant le chevalier de la Flèche. Tu peux disposer, à présent.

Encore incapable de proférer le moindre son, Motaro quitta la pièce en compagnie de Siroë. C'était sa première entrevue avec le Grand Pope du Sanctuaire, dont il ne connaissait que le nom. Alresha. Celui-ci, discret et silencieux, semblait en outre peu commode. Il s'agissait probablement d'un ancien chevalier d'or, mais le jeune novice, en tant que simple disciple, n'était pas mis au courant de ce genre d'informations.



Motaro interrompt sa rêverie, se lève et fait quelques pas. Réprimant un bâillement, il décide d'aller dormir, pour échapper à l'anxiété et l'appréhension qui le rongent. Il gagne la petite masure au confort rudimentaire où il vit, et s'allonge sur son lit, contemplant les étoiles par la fenêtre dans l'espoir de trouver le sommeil. Une peur sourde et latente commence à s'insinuer en lui, une angoisse qui parcourt chacun de ses membres. Est-il suffisamment préparé ? Sera-t-il apte à affronter et vaincre un chevalier d'argent aguerri et expérimenté ? Il se met à douter de ses capacités réelles, et de la valeur de son entraînement. Si le lendemain n'est pas son premier jour en tant que chevalier, il sera sans doute son dernier en tant qu'être humain. Sentant la panique le gagner, Motaro fait le vide dans son esprit en en chassant toutes les noires pensées. Il focalise alors son attention sur la lune, qui, luisante dans le ciel étoilé, éclaire son visage. Peu à peu, il se laisse envahir par une douce torpeur et sombre dans le sommeil.

******

Cinq personnes se trouvent dans cette pièce sacrée et millénaire. Le treizième temple. Trois adolescents sont courbés, un genou au sol, comme soumis aux deux autres. Ils sont tous trois conscients d'assister à un instant décisif et unique. Algeti porte des cheveux roux, assez courts. Sous ses vêtements, on devine des muscles qui, bien que saillants, ne sont pas exagérément développés. A sa droite se trouve Kourgahn. Sans doute le plus discret du trio. Celui-ci, dont la chevelure verte atteint le bas du dos, semble un peu plus fluet que ses compagnons. Cependant, sa puissance est si manifeste qu'elle en est presque palpable. Enfin, les cheveux bleus de Réon lui tombent sur le visage en de longues mèches, au point qu'on ne distingue qu'à moitié le bandeau noir qui lui ceint le front. Il dégage un profond charisme qui fait de lui le meneur incontesté du groupe. D'ailleurs, lui seul relève la tête pour dévisager leurs deux interlocuteurs. L'un d'eux se tient en retrait, semblant vouloir examiner la scène avec quelque recul. Son corps est presque entièrement recouvert, des pieds au cou, d'une large soutane. Quant à son visage, il demeure masqué et coiffé d'un casque à l'effigie de quelque oiseau symbolique. Même dans l'ombre, son impressionnante stature impose le respect. Enfin, une jeune femme d'une vingtaine d'années se tient fièrement devant le trône, ses cheveux blonds lui tombant sur les épaules. Sa main droite serre un sceptre bien plus grand qu'elle, tandis que ses yeux sont fixés sur les adolescents agenouillés devant elle. S'avançant d'un pas, elle prend la parole d'un air grave et solennel, comme pour se donner une contenance.

- Chevaliers, vous n'êtes pas sans savoir que nous sommes à l'aube d'une terrible guerre. Nos informateurs sont formels : un nombre croissant de spectres sont en activité. Selon certains, la grande bataille aura lieu d'ici six ou sept jours. De plus, vous avez probablement eu vent des rumeurs au sujet des événements qui ont récemment agité le Sanctuaire.

A ces mots, son regard se tourne vers Kourgahn qui demeure impassible, les yeux rivés au sol.

- En effet, reprend-elle, le fait est que trois des douze maisons du zodiaque ne sont actuellement pas défendues. Faute de temps, il nous est évidemment exclu de former de nouveaux chevaliers d'or. Mais ces temples doivent à tout prix trouver leur gardien très rapidement. Après nous être concertés, Alresha et moi avons décidé de confier respectivement à Algeti et Réon la charge des maisons du Taureau et du Scorpion. Quant à toi Kourgahn, il est temps de subir l'épreuve. Tu te rendras demain, dès l'aube, en Sibérie, où un de nos maîtres te fera passer le test. Si tu réussis, tu deviendras le nouveau chevalier d'or du Verseau.

Son ton change du tout au tout, pour se faire mélancolique et empli de regrets.

- Croyez bien que je regrette que ce conflit soit inévitable, et qu'il faille y entraîner tant d'innocents, fait-elle en posant son regard sur la lune.
- Athéna, intervient Réon, le sourire aux lèvres, vous n'avez pas à dire ce genre de chose. C'est de notre plein gré que nous avons choisi le destin qui est le nôtre. En tant que chevaliers sacrés, il nous paraît justifié de mettre nos vies en jeu pour défendre ce à quoi nous tenons. Croyez-vous vraiment qu'un seul d'entre nous aurait adopté cette voie si telle n'avait pas été sa volonté ? C'est pour nous le plus grand des honneurs que de sacrifier nos vies pour une juste cause.
Le jeune chevalier aux cheveux bleus se tait. Il est convaincu de la justesse de ses propos, et manifeste une étonnante confiance en lui, en la cause qu'il veut défendre.

- Pouvons-nous nous retirer, à présent, mademoiselle ?

C'est Algeti qui a prononcé ces paroles. Il semble désireux d'écourter l'entrevue afin d'éviter un silence pesant et embarrassant pour tous.

- Oui, bien sûr. Vous devez vous reposer, et conserver vos forces intactes pour la bataille qui s'annonce. J'ignore si nous aurons l'occasion de nous revoir d'ici là. Adieu, chevaliers.

Ainsi parle Alresha, le mystérieux Grand Pope, mettant ainsi un terme à l'entretien. Les trois adolescents quittent la salle sans un bruit, tandis que la déesse Athéna s'approche d'une fenêtre. Elle observe un instant ces douze temples millénaires. Et plus loin, l'horloge sacrée. Elle murmure :

- 74 chevaliers, et sans doute davantage dans les prochains jours. Combien d'entre eux survivront à cette guerre ? Combien périront ? Que restera-t-il de tout ça dans...une semaine ?

Elle porte la main à la tempe dans un geste inutile, puis soupire avec lassitude.

- Je comprends votre amertume, divine Athéna. Mais avons-nous le choix ? Depuis des générations, des chevaliers sacrifient leur vie pour protéger un certain idéal. Il en sera ainsi pendant encore des siècles, sans doute. C'est la fardeau des humains. Une tâche ingrate mais nécessaire. Qu'adviendrait-il si nous cessions d'accomplir notre devoir ?

Il y a un bref instant de silence. Après quoi il ajoute :

- Me permettez-vous de vous laisser, Athéna ?
- Oui, bien sûr. Bonne nuit.

Chacun part de son côté, et le treizième temple du zodiaque demeure livré au silence nocturne.


18 juin 1743, à l'aube.


C'est un paisible petit coin de campagne que les premiers rayons du soleil commencent à éclairer, tandis que la nature semble encore endormie. Mais un élément inattendu vient troubler cette quiétude. Un point de lumière apparaît au loin, et s'approche en se faisant de plus en plus net. Plus qu'une lueur, c'est une flamme, un brasier incandescent. Sa vitesse de déplacement serait phénoménale aux yeux de quiconque, au point que rien ni personne ne serait en mesure de pouvoir le ralentir dans sa course. D'un coup pourtant, le plus improbable se produit : il pile net, et perd de son intensité. Les flammes s'atténuent pour laisser apparaître le corps d'un jeune adolescent. Une douzaine d'années visiblement. Celui-ci, cependant, ne semble nullement affecté par la chaleur du feu qui disparaît autour de lui. Il observe un instant le décor qui l'entoure, puis marche en direction d'une petite butte face à lui. Si ses renseignements sont exacts, le village doit se situer à quelques dizaines de mètres, au pied de la falaise. Le brutal et radical changement de vitesse aurait donné le tournis à un homme normal, mais Motaro s'y est accoutumé après ses années d'entraînement. Il parvient désormais à atteindre une vitesse presque égale à Mach 4. Avec une telle rapidité, bien sûr, impossible de prendre le temps d'admirer le paysage. De toute façon l'apprenti a d'autres soucis en tête. Il aperçoit la falaise. En principe...ses pensées s'interrompent d'un coup. Face à lui, quelques chaumières laissent échapper un peu de fumée par la cheminée. Elles sont situées de part et d'autres d'une petite rivière, dont les rives sont reliées par un étroit pont de bois. Peu d'habitations, confort rudimentaires...cette communauté semble vivre à l'écart du monde. Et là, à quelques mètres, trois jeunes de son âge l'observent, avec curiosité mais sans inquiétude. Ils n'ont pas l'air de se douter de ses intentions belliqueuses. Une certaine sérénité les caractérise. Leur entraînement matinal a visiblement été interrompu par l'arrivée de Motaro. Ce dernier cesse de réfléchir, et s'adresse à eux, oubliant sa timidité.

- Où est votre maître ?

C'est d'un ton autoritaire et péremptoire qu'il vient de prononcer ces paroles. Pourtant ses interlocuteurs ne témoignent pas de la moindre agressivité envers lui. Étrange..en toute logique, il devraient être moins accueillants que ça. Ils semblent presque résignés. Peu importe. Seule compte la réussite de son test. L'un des adolescents vient de lui répondre avec bienveillance. Le maître médite, sur une petite colline à demi cachée par les arbres.

Le temps est précieux. Inutile d'examiner le village désert. Telles sont les pensées de Motaro, alors qu'il s'approche du talus au sommet duquel se dresse ce qui ressemble aux vestiges d'un ancien temple. L'architecture rappelle celle du Sanctuaire. De nombreux piliers forment un lieu circulaire, vingt à vingt-cinq mètres de diamètre environ. Il paraît très bien conservé pour une simple ruine. Même les colonnes sont presque intactes. Mais le lieu est vide de toute présence. Pas de renégat. En revanche, un objet convoité occupe le centre de l'édifice. Motaro ressent une poussée d'adrénaline. Le but de son expédition. Ce pour quoi il va devoir se battre. Une urne sacrée, mais pas n'importe laquelle. Contenant l'armure d'argent du Centaure. Son armure. Il s'en approche, presque envoûté. Mais s'arrête, les sens aux aguets. Un Cosmos émane de nulle part, une présence se dissimule ici.

- Je suis ici.

Motaro fait volte-face, et une expression de surprise se peint sur son visage. Il avait imaginé son adversaire plutôt grand, fort, froid et surtout agressif. Mais la réalité est toute autre. Quelques années de plus que lui, à peine. L'homme est fluet, les cheveux blonds noués dans le dos. La stature sans commune mesure avec celle d'une brute épaisse. Aucun mouvement hostile, alors que Motaro s'attendait à un combat immédiat, sans préliminaires. Mais par-dessus tout, le regard n'a rien de celui d'un traître : au lieu de la haine, la sournoiserie, la cruauté dont lui avait parlé son maître Paul, il n'y décèle que douceur, sérénité, sagesse et mélancolie. Comme si ce fameux chevalier déchu regrettait la tournure que prennent les événements.

- Un homme capable de masquer le Mal qui l'habite sous une apparente bonté...songe Motaro. Je vais devoir être doublement méfiant.

L'homme porte une armure large, qui recouvre une bonne partie de son corps. Un énorme bouclier lui enserre la bras gauche.

- Je le déplore, mais je me doutais que cela finirait par arriver. Le Sanctuaire dépêche un de ses chevaliers afin de m'assassiner, c'est bien ça ?

Comme mû par la volonté de son maître, Motaro reprend contenance et s'adresse à l'inconnu en des termes peu amicaux.

- Tu as trahi l'ordre, renié Athéna et tu entraînes sans autorisation des disciples. Ce triple crime ne saurait être impuni. Le Grand Pope du Sanctuaire m'a donc chargé de te sanctionner pour tes offenses et de récupérer les armures en ta possession. En conséquence de quoi je vais immédiatement mettre un terme à ton existence !
- Très intéressant, voilà donc les affabulations dont on t'a farci l'esprit avant de t'envoyer me tuer. Je vais te démontrer leur stupidité. Trahi l'ordre ? Si c'était le cas, la volonté de l'armure ne me reconnaîtrait plus comme son digne propriétaire et elle quitterait mon corps sans plus attendre. Renié Athéna ? Je sers les mêmes idéaux qu'elle, mais d'une façon différente. Où est le crime là-dedans ? Je forme effectivement des guerriers, mais dans le seul but d'en faire des défenseurs de la justice, à l'instar des chevaliers. Je n'apprécie guère le despotisme et la bêtise dont font preuve les autorités du Sanctuaire, c'est ce qui m'a poussé à m'en écarter. Pourquoi, dans ce cas, me faire subir un quelconque châtiment ?

L'espace d'un instant, Motaro est saisi d'un doute. Ces arguments semblent si solides...Mais les paroles de Paul du Sagittaire résonnent dans son esprit, et l'armure d'argent du Centaure a l'air de l'appeler. Son regard se durcit, et ses craintes se dissipent. Rien ne l'empêchera d'accomplir son devoir.

- Très bien, je vois qu'il est impossible de te raisonner, fait son adversaire. Moi, Solarion, chevalier d'argent de la Baleine, je vais donc te combattre de toutes mes forces, jusqu'à la mort s'il le faut. Mais sache que tu commets une grave erreur.
- Mon nom est Motaro, et je vais à présent exécuter la sentence d'Athéna en te tuant ici même !

Le jeune adolescent s'élance vers son adversaire à une vitesse proche de Mach 4. Il feint de le frapper au milieu du visage, mais lui expédie son pied en direction de l'estomac. Solarion peut bloquer ce coup, mais reçoit le second en pleine figure. Son masque vole à quelques pas. Il retrouve péniblement l'équilibre après avoir reculé de plusieurs mètres, mais ne peut parer le poing de son adversaire qui vient s'écraser contre son visage. Le pied droit de Motaro décrit alors un large arc de cercle jusqu'à la tête de Solarion. Ce dernier fait preuve d'une agilité surprenante en effectuant juste à temps un saut périlleux avant. Il se trouve alors derrière son ennemi. Rapide comme l'éclair, il lance son pied en pleine figure du jeune garçon, qui, sous l'impact, est projeté contre une colonne. L'apprenti chevalier du Centaure se relève bien vite pour faire face à son adversaire. Mais celui-ci demeure immobile, les sourcils froncés.
- Nous avons pratiquement la même vitesse, dit-il. Un combat à main nues serait certes intéressant, mais mettrait des heures à nous départager.
- Très bien, s'écrie Motaro. dans ce cas...
- Attends une seconde, interrompt Solarion d'une voix douce. Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Puisque tu es un chevalier d'argent, pourquoi ne mets-tu pas ton armure ? Tu la réserves pour la suite ?

Motaro stoppe net son geste, pour dévisager Solarion d'un air ahuri.

- Mais je ne suis pas encore un chevalier d'argent. Je ne pourrai revêtir l'armure d'argent du Centaure que lorsque je t'aurai vaincu. C'est la mission que m'a confié Alresha, le Grand Pope.
- Vaincu, quel euphémisme...une façon voilée de désigner ce que je considère comme un assassinat pur et simple. Alresha doit vraiment m'en vouloir pour agir de la sorte. En somme, tu es en train de passer ton épreuve, n'est-ce pas ? Athéna t'a fait son regard de chien battu, et, la bouche en coeur, elle t'a gentiment demandé de venir ici et de me tuer sans te poser trop de questions. En échange de quoi elle t'a promis l'accession au rang de chevalier sacré. C'est bien ça ?
- Non, ce sont Alresha et mon maître Paul qui m'ont expliqué ma mission. Athéna n'y a pas assisté. De toute façon, je ne vois pas en quoi tout cela peut bien t'intéresser.

Une lueur d'ironie s'allume soudain dans les yeux de Solarion.

- Elle avait trop à faire, la pauvre...mais je me demande une chose. Quelle est ta principale motivation, punir celui qu'on t'a désigné comme un traître, ou obéir aveuglément aux ordres, quels qu'ils soient, afin d'empocher l'armure ?

Le novice est troublé un instant. Mais il se ressaisit bien vite : son adversaire cherche uniquement à le déstabiliser pour prendre l'avantage, c'est forcément ça. Cela signifie que Solarion le considère comme dangereux. Motaro sourit. Décidant de ne pas écouter ce qu'il considère comme un interminable verbiage, il s'apprête à attaquer. Mais son ennemi reprend son discours.

- Prends-là.
- Quoi ?
- Ouvre l'urne du Centaure, empare-toi de l'armure qu'elle renferme. Alors nous nous battrons à armes égales. Je sais qu'elle est ce dont tu rêve depuis des années, alors ne te gênes pas, Motaro. Prends-la. Tu la mérites.

Motaro jette un bref coup d'oeil vers elle. Jamais il ne l'a désirée aussi ardemment qu'à cet instant précis, et elle semble l'appeler d'une voix si suppliante...
Il secoue la tête, déterminé. Son maître lui a longuement inculqué le sens de l'honneur, qui demeure plus fort que son désir de revêtir l'armure. Il a une mission. Ce n'est qu'une fois son devoir accompli qu'il pourra s'en emparer. Il se remet en position de combat, prêt à affronter son adversaire.

- Prépare-toi à mourir, Solarion.
- Bien, je crois que je t'avais sous-estimé, mais tu mérites mon respect. Dans ce cas, il me paraîtrait injuste que nous ne nous battions pas à égalité.

Contractant ses muscles, il se concentre un instant. Soudain, chaque pièce de son armure quitte son corps, reste un moment suspendue dans les airs, puis se joint au reste pour reconstituer la forme originelle de la Baleine. Désormais en un seul morceau, elle se transporte d'elle-même pour regagner l'urne, qui est installée dans un coin du temple. Motaro reste stupéfait.

- Tu es complètement stupide ?
- Ce ne serait pas un combat loyal. Tu m'as montré que tu avais un certain sens de l'honneur, à moi de faire de même. Sans armure, tu n'aurais pas eu l'ombre d'une chance face à moi. A présent, si tu crois à la justice de la cause que tu défends, tu dois pouvoir parvenir à me vaincre.

Le jeune garçon n'en revient pas de tant de loyauté chez un être qui lui a été décrit comme un traître fourbe et cruel. Si Solarion est tel qu'on le lui a dit, pourquoi a-t-il retiré son armure ? Motaro est de plus en plus perturbé, son esprit embrouillé par tant d'informations contradictoires. Mais les paroles de Paul demeurent nettes en lui. Il n'a pas le droit de douter. C'est forcément son maître qui a raison. Une seule voie est la bonne. Et Motaro est certain de savoir laquelle. Serrant les poings, il s'élance vers son adversaire, tandis qu'une aura rouge vif se forme autour de son corps, à mesure que son Cosmos prend de l'ampleur. D'un coup il écarte les bras.

- RAFALE SOLAIRE !

Motaro est lancé. Ses membres se sont mis en mouvement : ses mains forment devant lui un mur imaginaire, et de ses paumes s'échappent de petites boules enflammées par dizaines, centaines puis milliers, qui viennent s'abattre sur l'adversaire. C'est une technique rapide, mais sa puissance provient surtout du nombre. C'est la quantité qui fait la force de cette attaque. Un épais nuage de fumée blanche commence à se former autour du corps de Solarion, sous l'action d'une telle grêle de projectiles incandescents. Impossible pour le moment de constater l'étendue des dégâts. Mais Motaro est sûr de lui. Jusqu'à présent, rien n'a pu résister à cette technique. Et Solarion n'est qu'un chevalier d'argent, après tout. Peut-être même inférieur à lui. Motaro juge donc que c'est suffisant. Il a un petit sourire. Le combat est peut-être déjà terminé. A moins que... Les nuées de vapeur qui entourent le chevalier d'argent de la Baleine se dissipent lentement, pour laisser place à un spectacle qui n'est pas des plus réjouissants. Motaro l'apprenti, le novice sans expérience laisse alors échapper un seul mot, mais rempli de signification, un unique terme destiné à être tant de fois répété quelques deux siècles et demi plus tard...

- Impossible...

Grand. Majestueux. Impassible. Le regard serein. Rien ne semble en mesure de l'ébranler. Ainsi se dresse devant lui Solarion, les bras croisés. Et surtout sans la moindre trace de brûlure. Motaro est prêt à admettre que son attaque n'est pas forcément mortelle, mais ne parvient à concevoir que son adversaire ait pu en sortir indemne. Aussi est-ce avec un regain d'énergie que, persévérant, l'apprenti chevalier du Centaure déclenche pour la seconde fois son offensive sans laisser à son ennemi le temps ou la possibilité de riposter.

- RAFALE SOLAIRE !

Il maintient cette fois son assaut durant de longues secondes, tout son corps contracté. Chacun de ses muscles est tendu dans ce seul et unique but. Jamais au cours de ses heures d'entraînement, Motaro n'a atteint une telle vitesse d'exécution, qui vient à présent de dépasser Mach 5. En ce lieu sacré, un jeune garçon d'une douzaine d'années à peine vient de surpasser les limites des chevaliers d'argent. Mais l'heure n'est pas aux performances sportives. Désormais il n'y a plus aucun doute, la victoire est à portée de main. Satisfait de sa prestation, il relâche sa tension, temporairement épuisé par l'effort. Poussant un soupir de soulagement, il maintient cependant sa garde en prévision d'une peu probable contre-attaque.

Des sourcils se froncent. Un regard se remplit d'incrédulité, face à une issue qu'il jugeait impossible. La voix de Solarion, dont le corps est une fois de plus indemne, résonne dans le temple.

- Tu t'obstines inutilement, Motaro. Ce n'est pas comme ça que tu m'abattras. Rafale Solaire ? Quel nom prétentieux pour une attaque si imparfaite, si dénuée de subtilité !

Motaro plisse les yeux, mais sans succès. Solarion lui apparaît bel et bien flou, pas de doute. Flou ? Comment est-ce possible ? Le jeune garçon est d'abord tenté d'attribuer ce phénomène à la fatigue, causée par son effort. Avant de se rendre compte qu'il a déjà pleinement récupéré. Alors pourquoi...

- Ne te méprends pas, elle est parfaitement exécutée. Mais ce ne sera malheureusement pas suffisant. Ton attaque consiste à noyer l'adversaire sous un flot continu de boules de feu, réparties sur une surface relativement large, dans l'espoir d'endommager tout le corps de ton ennemi. Privilégier la quantité à la qualité, quelle erreur ! Chacun de tes coups est plutôt faible, et les envoyer en grand nombre à une vitesse élevée ne sert à rien si aucun ne peut atteindre ta victime. Apprends que pour vaincre, un seul coup bien placé doit suffire.

Petit à petit, les contours du chevalier de la Baleine se font plus nets et distincts, tandis que disparaît ce qui ressemble à une épaisse buée. Une lueur de compréhension traverse le regard de Motaro.

- J'ai compris cette fois. Solarion, grâce à ton Cosmos, tu condenses de l'eau afin de créer, tout autour de toi, une sorte de barrière liquide où s'échouent mes boules de feu. C'est une sphère inébranlable, qui te protège de mes projectiles, si nombreux et rapides soient-ils.
- Je suis impressionné, Motaro, je ne pensais pas avoir à faire à un tueur si perspicace. Mais seras-tu en mesure de résister à mon assaut ?

Son Cosmos s'enflamme brutalement, une aura bleutée s'intensifie autour de lui. Après quoi, il dispose ses mains en coupole et les lève progressivement jusqu'au dessus de sa tête.

- TORNADE DESTRUCTRICE !

Que peut Motaro face à une offensive si surprenante ? Alors qu'il s'attendait à une attaque frontale, c'est d'en bas que vient le danger. De l'eau jaillit du sol en tourbillon, avec une force et une vitesse invincibles. Tel un fétu de paille, il se voit emporté dans les airs, à la verticale, absorbé dans la spirale liquide. Son corps est projeté non sans violence contre un pilier qui s'effondre aussitôt, puis il est ballotté dans tous les sens. Motaro sent déjà son esprit sombrer dans l'inconscient, incapable de résister à un traitement si insoutenable. Solarion, quant à lui, conserve toujours sa position, les bras tendus. Même si Motaro a du mal à le distinguer, il devine que son adversaire peut faire durer l'assaut aussi longtemps qu'il le souhaite. Et rien ne peut l'arrêter. Plus le jeune homme se débat, et plus il souffre, ne parvenant à se dégager de la spirale. C'est bientôt la fin. Il n'a pas été capable de vaincre son ennemi, ni même de le toucher. Son épreuve est un échec total. Telles sont les pensées qui traversent Motaro alors qu'il croit son heure déjà venue. Pourtant, la pression disparaît d'un coup, et son corps vient s'écraser au sol, meurtri. Il est toujours vivant. Mais pour combien de temps ? Pendant qu'il se relève en massant ses membres blessés, il entend la voix de Solarion qui lui parle avec, semble-t-il, un certain regret.

- Tu commences à comprendre le fossé qui nous sépare. Ta technique n'a aucun effet sur moi. En revanche, tu ne peux rien contre la mienne. Encore quelques assauts, et tu t'en iras rejoindre le monde des morts, Motaro. Mais si tu as un peu de sagesse en toi, tu peux encore choisir d'interrompre ce combat stupide dans lequel tu vas perdre la vie. Il n'est pas trop tard. Cette lutte n'a aucun sens.
- Non. Si tu me connaissais mieux, tu saurais que je ne suis pas homme à abandonner. Et ta tornade destructrice ne fonctionnera pas sur moi la fois prochaine.
- Tiens donc ! Et pourquoi ça ?
Une seconde s'écoule, puis Motaro répond sur le ton d'un élève qui récite sa leçon.

- Parce qu'une même attaque ne marche pas deux fois sur le même chevalier.
- Tu commets encore une erreur. La phrase que tu viens de prononcer, je la connais, je l'ai maintes fois entendue dans la bouche de nombreux chevaliers. Elle est parfois vraie, mais c'est rare. Si tu crois que c'est une règle absolue, détrompe-toi. Pour que mon attaque ne fonctionne plus, il faudrait que tu puisses la décomposer, et y trouver une parade efficace. Mais ne rêve pas, tu n'y arriveras pas. Encore deux assauts comme celui que tu viens d'essuyer, et ta carrière de combattant aura été aussi brève que désastreuse. Maintenant je te le répète. Tiens-tu vraiment à poursuivre ce combat dont l'issue ne fait désormais plus aucun doute ?

Motaro ne sait plus quoi dire. Il réalise véritablement, à présent, que l'attaque de Solarion aurait eu raison de lui si elle avait été plus longue. Et il ne trouve aucune parade à y opposer. Pour couronner le tout, sa propre technique est inefficace face au chevalier de la Baleine. Peu importent le nombre et la vitesse de ses boules de feu, elles sont trop peu puissantes pour percer la protection conçue par son adversaire. Soudain son regret se transforme en idée. Le nombre et la vitesse ? Et si...

- Notre combat n'est pas terminé, Solarion. Tu vas subir ma rafale solaire. Et tu ne pourras pas y faire face. Pour te vaincre, je vais faire évoluer ma technique afin de la rendre imparable.

Il y a un silence, qu'aucun des protagonistes n'ose briser. L'un fronce les sourcils, parcouru peut-être d'une vague inquiétude, et l'autre écarte les bras en concentrant son Cosmos. Puis un cri met fin à cette attente.

- RAFALE SOLAIRE !

Dès cet instant Motaro est en mesure de visualiser la sphère formée par Solarion, qui le mettait à l'abri de ses projectiles. Mais ceux-ci tardent à venir. Et lorsqu'ils arrivent, Solarion a la surprise de constater qu'ils sont en nombre plutôt réduit, et que leur vitesse laisse à désirer. Motaro tend les mains devant lui, et s'en échappent ses boules de feu. Mais quelques centaines tout au plus, orientées vers une direction précise. Il vise un point précis de la sphère, vers lequel se dirigent tous ses projectiles. Solarion ne sait d'abord pas comment réagir. Il doit changer de stratégie de défense. Constatant que sa protection commence à être sérieusement entamée en un point bien particulier, il abandonne la forme de la sphère, pour focaliser son Cosmos précisément en ce point. Le bouclier liquide qu'il forme ainsi le met à l'abri de l'offensive adverse. Mais Motaro change brutalement de position, et ses bras s'écartent à nouveau. Solarion esquisse un sourire. Il croit que le novice prépare un assaut plus puissant, mais similaire. Et fortifie son bouclier. Erreur. Lorsque Motaro tend les mains en avant, d'énormes boules apparaissent. Leur vitesse est minimale, mais elles sont plutôt nombreuses, et orientées vers toutes les parties du corps de Solarion. Leur pouvoir de destruction semble terrifiant. Ni la sphère ni le bouclier d'eau ne semblent en mesure d'y faire face. Il doit pourtant bien exister une parade... Motaro, jubile. Cette fois est la bonne, Solarion ne peut rien contre son attaque. Le combat tourne enfin en sa faveur. Finalement, ses capacités sont tout de même considérables. Cependant, il peine à distinguer ce qui se passe. Les boules ont l'air de s'écraser partout et nulle part dans le temple, il y a tant de buée dans la salle qu'il est presque impossible d'y voir quoi que ce soit. Mais Motaro a confiance en son offensive. Son adversaire est sans nul doute blessé, voire... Soudain il s'arrête. Le nuage se dissipe, révélant le pire des spectacles pour Motaro, qui laisse échapper un cri.

- Impossible ! Comment peux-tu être encore une fois indemne ?

Solarion l'observe, l'air agréablement surpris. Une fois de plus, son corps n'a même pas été atteint.

- Finalement, je te crois très intelligent, Motaro. J'avoue avoir été décontenancé par ton attaque. Pendant un instant j'ai eu très peur. C'était remarquablement bien tenté. Mais j'ai pu trouver la parade. Soit tes boules de feu sont trop faibles pour percer ma protection, soit elles sont trop lentes pour m'atteindre.

Mais l'interpellé est sourd à ces remarques. Bouche bée, il ne parvient pas encore à croire à une réalité qu'il estimait impossible. Les compliments ne provoquent aucun écho en lui. Comment a-t-il pu commettre une erreur aussi stupide ? C'était pourtant évident. Il pensait qu'en créant des boules de feu nombreuses et très puissantes, la protection de Solarion perdrait toute son efficacité. Il avait raison, mais oubliait un détail. Ses projectiles étaient alors si lents qu'un simple chevalier de bronze aurait pu les éviter. Solarion n'a donc eu aucun mal à esquiver ce dernier assaut. Un seul mot est imprimé dans son regard. Échec.

- Je dois reconnaître une chose : ta rafale solaire est une technique remarquable. Tu peux l'adapter à ton adversaire, en augmentant au choix la vitesse, le nombre ou la puissance de tes boules de feu. C'est donc une attaque très polyvalente, j'admets l'avoir mal jugée. Tu l'as modifiée plusieurs fois dans l'espoir qu'elle pourrait me toucher. C'était très bien tenté. Mais ça n'a pas suffi. Tes boules de feu ne peuvent pas être à la fois très nombreuses, très rapides et très puissantes. Tu ne peux leur donner qu'une seule de ces qualités. Et dans chaque cas, j'ai une parade, comme tu viens de le constater lors de ton dernier assaut. C'est une attaque remarquable, mais elle ne te permettra pas de me vaincre. Et pour la dernière fois, je réitère ma proposition. Motaro, cessons ce combat stérile. Te rends-tu compte de l'inutilité de ta mission ? Si tu refuses encore, je vais me voir contraint de te tuer, et je voudrais éviter d'en arriver là. Tu es digne des meilleurs chevaliers. Beaucoup auraient déjà abandonné, à ta place. Tu es un combattant que je respecte. Et même que j'admire. Ne m'oblige pas à te tuer.

Pendant la moitié du discours, Motaro a sérieusement envisagé d'interrompre la lutte et de repartir vers un ailleurs encore mal défini. Puis une idée lui est venue. Une de plus, impossible de savoir si elle sera la bonne. Mais elle vaut la peine d'être essayée. Aussi décide-t-il de poursuivre le combat. Ne serait-ce que pour savoir si son idée est juste. Dangereuse, certainement. Mais efficace, voilà qui reste à voir. Son regard se fait déterminé. Il n'a pas dit son dernier mot. Et ne s'avoue pas vaincu si facilement.

- Pour la dernière fois, Solarion, non. Je ne serais pas un véritable chevalier si j'abandonnais lâchement la lutte. Je dois aller jusqu'au bout. Et surtout, ta victoire est loin d'être acquise. Je peux encore gagner. Ne me sous-estime pas.
- Si c'est ce que tu veux Motaro, je respecte ton choix. Même si je le trouve stupide. En garde, chevalier ! TORNADE DESTRUCTRICE !

Une nouvelle fois de l'eau jaillit du sol. Une nouvelle fois Motaro est emporté dans les airs par la puissance du jet auquel rien ne résiste. Mais curieusement, il n'esquisse pas le moindre mouvement de défense. Il se laisse porter par cette force, au lieu d'essayer de s'y opposer. Son corps est suspendu au-dessus du sol, mais il garde son calme, et fait abstraction de sa douleur. Et ne quitte pas son adversaire des yeux, comme s'il attendait le moment propice pour tenter quelque chose. Soudain il se met en mouvement, semble vouloir lutter contre la formidable force qui l'entoure.En un éclair il fait exploser son Cosmos jusqu'à un niveau jamais atteint auparavant. L'eau tourbillonne autour de lui, mais il n'en a cure. Il est face à son ennemi, à trois mètres du dallage. C'est le moment qu'il attendait pour mettre son plan en pratique. Ses bras s'écartent, puis reviennent devant lui sans plus attendre.

- RAFALE SOLAIRE !

Jamais Solarion n'avait songé à cette éventualité. Pour lui, la spirale d'eau est suffisante pour bloquer tout mouvement de l'adversaire. Mais le voilà forcé de constater son erreur. Ses bras demeurent en coupole, tandis qu'il assiste, éberlué, à une offensive inattendue. Il a besoin de ses mains pour former sa protection aquatique. Mais il est déjà trop tard. Tout s'est déroulé en une fraction de seconde. La masse de projectiles enflammés fond sur lui avant qu'il ait pu entreprendre quoi que ce soit. Une fois de plus, un gigantesque nuage se forme autour de son corps. Mais il y a autre chose cette fois-ci...

Motaro est brutalement libéré du tourbillon, et s'écroule sur le marbre, exténué. Il a enfin atteint son but. Inutile même de regarder Solarion, dont le corps réapparaît derrière la fumée qui se dissipe. Il sait que son idée a fonctionné. Le chevalier de la Baleine est toujours là, son mur d'eau bien en place. Mais impossible de ne pas remarquer les traces de brûlures qu'il porte désormais sur presque toutes les parties de son corps. La rafale solaire a enfin porté ses fruits. Motaro, essoufflé, se relève péniblement. Lui non plus n'est pas sorti indemne de l'assaut qui vient d'avoir lieu. Il a subi par deux fois la formidable pression de la tornade destructrice, et ses membres en conservent quelques cicatrices. Mais sa souffrance n'est rien en comparaison de son intense satisfaction. L'issue du combat est désormais loin d'être jouée, et Solarion va devoir remettre en cause l'évidence de sa victoire. Durant quelques secondes encore le silence du temple n'est troublé que par les respirations des deux assaillants. Puis Solarion prend la parole, tandis que sa protection s'évanouit dans les airs.

- Tu es décidément un combattant hors pair, Motaro. Je ne m'attendais pas du tout à une telle tentative. Tu as su trouver la faille de ma technique, j'en suis admiratif. Pendant un court instant, la puissance du tourbillon a légèrement faibli. Très peu, mais en tous cas suffisamment pour te permettre de contre-attaquer. Mon attaque ne fonctionnera plus sur toi désormais. Mais la tienne non plus, en contrepartie.
- Pourquoi ça ? Je pourrais favoriser à la fois la vitesse et la puissance des mes boules de feu, par exemple.
- Avec ton niveau actuel, ce ne serait pas suffisant. Elles seraient trop peu puissantes pour percer mon mur d'eau, ou trop lentes pour m'atteindre. Cette attaque prendra toute sa valeur à mesure que ton Cosmos augmentera. Mais pour ça, encore faudrait-il que tu sortes vivant de notre affrontement. Car j'ai d'autres armes à proposer. Peux-tu en dire autant ?

Sans laisser à son adversaire le temps de répondre, il se concentre, tandis que son Cosmos se condense en lui. Motaro retrouve l'inquiétude qui le hantait tout à l'heure. Il devine que l'attaque de Solarion est basée sur l'eau, que le chevalier de la Baleine peut créer et contrôler, mais il n'en sait pas plus. Et n'a aucune défense à y opposer. D'un coup tout bascule. L'ennemi lève les bras en l'air puis les abat devant lui. En même temps une gigantesque vague se forme entre les deux combattants, qui se rue sur Motaro à une vitesse effrayante. Un cri ébranle le sol.

- VAGUE DEFERLANTE !

Motaro pensait pouvoir trouver rapidement une parade face à l'attaque de Solarion. Mais à la vue de ce formidable raz-de-marée qui se forme entre lui et son ennemi, , toute pensée s'arrête. Ses yeux sont hypnotisés par toutes ces trombes d'eau qui s'apprêtent à se déverser sur lui, à l'ensevelir sous une masse liquide d'une densité effroyable. Est-ce vraiment de l'eau ? Ses réflexions s'arrêtent là. Solarion a lancé le signal, et la vague fond sur lui à une vitesse hallucinante. Contrairement à l'autre, cette attaque-ci est de courte durée. Alors que le souffle de la baleine se prolongeait durant de longues secondes, cet arcane est bref. Mais il n'en est pas moins dévastateur. Motaro subit le courant qui s'abat sur lui sans pouvoir tenter la moindre esquive. Il est emporté par la force de l'eau, arraché du sol, poussé contre un pilier, puis écrasé contre les dalles de marbre froid. Il lui semble que ses os vont partir en morceaux sous l'impact. Repoussé jusqu'au bord du temple, il sent soudain la pression disparaître aussi vite qu'elle est venue. Mais comment se relever après pareil traitement ? C'est grâce à un effort surhumain qu'il y parvient, avec lenteur et souffrance. Une douleur sans pareille lui traverse le dos. L'offensive n'a pas été mortelle, mais elle semble plus atroce encore que la précédente. Encore éreinté, il relève la tête en direction de Solarion qui demeure impassible. Toute l'eau a disparu, comme évaporée dans les airs. La douleur qui lui vrille les omoplates lui confirme que c'était pourtant bien réel. Alors comment...son esprit est encore trop secoué pour que ses pensées soient cohérentes. Un tel traitement va au-delà de ses capacités de récupération. Solarion, une fois de plus, parle de sa voix douce et tranquille.

- Je sais ce que tu es en train de te demander. Et je peux déjà te répondre par la négative. Ce n'est pas une illusion. J'ai appris à matérialiser l'eau, aussi bien qu'à la faire disparaître. Je ne voudrais pas transformer ce lieu sacré en piscine. Mais tu ne m'as pas dit ce que tu pensais de mon attaque...douloureuse, n'est-ce pas ? Et pourtant si brève...tu peux encore mettre un terme à ce combat stupide si tu le souhaites. Sinon, sache que je suis prêt à te tuer. Je crois d'ailleurs qu'il est temps d'en finir. Inutile de te faire souffrir plus longtemps. Il vaut mieux abréger ton agonie.
- Attends ! Je n'ai pas dit que tu allais gagner, Solarion. Cesse de te croire invulnérable. Nos puissances respectives, en fin de compte, n'ont que peu d'écart. Ta victoire n'est pas encore acquise. La justice est de mon côté...
- La justice ? Quelle justice ? Celle d'Athéna ? Une gamine capricieuse, qui dit défendre l'humanité, pour se donner bonne conscience ! Et défendre est un bien grand mot... Où est-elle lorsque des malheureux sont réduits en esclavage dans des conditions atroces ? Où est-elle lorsque des peuples sont opprimés et torturés ? Où est-elle lorsqu'une espèce qui se prétend intelligente, supérieure aux autres, s'amuse à tuer des animaux pour le plaisir de les voir mourir ?
- Athéna est garante de la sauvegarde de la vie sur terre, mais tu ne peux pas attendre d'elle qu'elle apporte la solution à tous les problèmes auxquels sont confrontés les humains. Ce chemin-là, les hommes doivent l'accomplir seuls.
- Oui, pour les laisser oeuvrer à leur destruction finale, qui ne tardera plus désormais... Et lorsque les hommes finiront par anéantir leur propre espèce, et les autres par la même occasion, Athéna et ses chevaliers resteront là, les bras croisés, à ne rien faire ? Sous prétexte que nous devons réparer nos erreurs seuls ? Ta déesse prétend être remplie d'amour envers les hommes, mais elle n'est guidée que par son seul égoïsme. Elle veut surtout jouer son rôle de petite princesse portant le malheur du monde sur ses épaules. Son papa Zeus lui a fait cadeau de notre monde, il le lui a jeté en pâture. Et elle, comme l'enfant gâtée qu'elle a toujours été, non seulement elle se fiche royalement du sort de ses habitants, mais elle veut en plus avoir l'agréable impression de les aider. Pour assouvir cet orgueil, elle envoie des dizaines d'hommes courageux se faire massacrer pour elle. Ainsi sont tous ces prétendus dieux, qui se servent des humains comme de vulgaires soldats de plomb.
- C'est incohérent, tu affirmes que les humains ne méritent pas d'être sauvés, puis tu regrettes qu'ils trouvent la mort lors des guerres saintes !
- Au contraire, c'est tout à fait cohérent. Les humains sont ce que les dieux en ont fait, en les laissant livrés à eux-mêmes. Si l'humanité court à sa propre perte, c'est à cause de ces dieux stupides qui l'ont abandonnée. Voilà la vraie raison du recul que j'ai pris vis-à-vis de l'ordre. Mais, je ne crois pas que tu puisses comprendre, il est encore trop tôt. J'ai vu trop d'horreurs au cours de ma vie, pour avoir foi en l'humanité elle-même. J'ai entrevu l'avenir du monde. Ce qu'il sera dans un ou deux siècles, si Athéna persiste dans son attitude égocentrique. Un jour ou l'autre, tu te rendras à mon opinion. Tu comprendras que c'est moi qui ai raison. Tu réaliseras sans doute trop tard que les valeurs pour lesquelles les chevaliers croient se battre ne sont que chimères et illusions. L'amour ? Un jour viendra, où tu devras faire face à cette réalité : ça n'existe pas, ça n'a jamais existé, et ça n'existera jamais. Pour l'instant il est trop tôt, tu es rempli d'espoirs destinés à être déçus. La meilleure chose que je puisse faire pour toi, c'est mettre un terme à ta vie, afin de t'épargner de telles souffrances.

Motaro demeure abasourdi par les paroles qu'il vient d'entendre. Ce n'est pas le fait qu'il n'ait jamais entendu quiconque tenir ce genre de discours. Ce n'est pas le fait que cela aille à l'encontre des principes de la chevalerie. Ce n'est pas le fait que cela s'oppose radicalement aux préceptes de son maître Paul. Non. Mais Motaro a une impression douloureuse et empreinte de désespoir. Celle que Solarion a peut-être raison. De quel côté se trouve la sagesse ? Tout ce qui lui a été enseigné au Sanctuaire lui paraît soudain bien léger, et dépourvu d'arguments. Ce n'est pas une simple impression. Solarion a sans doute raison. Mais l'apprenti n'est pas encore prêt à accepter cette idée. Trop bouleversante pour lui. Alors il s'accroche désespérément aux quelques convictions qui lui restent. Lorsqu'il aura vaincu, l'armure du Centaure lui reviendra. A cet instant c'est la seule chose qui compte. Il va se battre, lutter de toutes ses forces, pour conquérir le droit de la revêtir. Ainsi songe-t-il, lorsqu'une exclamation désormais familière l'interrompt.

- VAGUE DEFERLANTE !

Il connaît maintenant cette attaque. Il voit la colonne d'eau grandir dans des proportions infernales, mais n'en est pas impressionné pour autant. Il doit tenter le tout pour le tout. Il s'écoulera un temps infini entre le moment où Solarion va abaisser ses bras, et celui où le raz-de-marée sera sur lui. C'est de ce laps de temps dont il veut profiter. Maintenant ! Oubliant ses doutes, oubliant sa douleur, oubliant son but même, il s'élance dans les airs en direction de la masse liquide. Il tend les bras en avant. Son Cosmos doit dépasser ses limites comme jamais auparavant.

- RAFALE SOLAIRE !

Solarion est éberlué. Pourquoi utiliser une fois encore cet arcane, dont l'inefficacité a pourtant déjà été démontrée ? Il est certain que Motaro cache d'autres atouts dans sa manche. Et puis peu importe après tout. Il devine ce que son adversaire espère. Mais ce sera un échec. Il en est certain. Il abat ses bras devant lui, horizontalement.

Et le véritable affrontement démarre. En un lieu sacré, deux forces s'opposent. Deux Cosmos se confrontent, luttent l'un face à l'autre. Deux éléments contraires. Le feu contre l'eau. Quel destin pour chacun ? Être vaincu ? Être vainqueur ? Le sol tremble. Jamais ce temple n'a été aussi secoué. Tant de puissance est dégagée, que l'on s'attend à assister à une terrible explosion. Le frottement des deux énergies laisse échapper une détonation qui résonne jusqu'à des kilomètres. L'édifice résistera-t-il à un traitement pareil? Rien n'est moins sûr. Les dalles de marbre commencent à s'effriter, avant de partir en morceaux. Les piliers ont l'air de s'amenuiser à vue d'oeil. L'effondrement semble inévitable. Dans quelques secondes sans doute, le toit va s'affaisser, ensevelissant les assaillants sous son poids. Mais durant ce court laps de temps qui leur reste, ils poursuivent leur assaut, inconscients du danger. Quiconque assisterait à la scène se verrait projeté hors de la salle par le souffle de la bataille. Mais impossible de départager le conflit. Visiblement, les deux forces sont égales. Aucune ne parvient à prendre définitivement le pas sur l'autre. Ce sont tour à tour les boules de feu qui gagnent du terrain et repoussent l'eau , puis la vague qui reprend de l'ampleur et semble en mesure de tout dévaster sur son passage, noyant les projectiles enflammées. Mais rien ne semble pouvoir mettre un terme à ce déferlement de puissance brute. De toute sa vie, Motaro n'a jamais été aussi concentré qu'en cet instant précis. Trop de choses sont en jeu. Les bras ployant sous l'effort, il tente de venir à bout de la masse d'eau qui menace de l'emporter. Mais rien n'y fait. Il a beau intensifier son Cosmos jusqu'à sa plus ultime limite, il ne parvient pas à prendre l'avantage. Dans le même temps, Solarion semble ailleurs. Son regard est perdu dans le vague. Pourtant sa concentration est bien réelle. Il ne pensait pas que Motaro était si puissant. Mais une fois de plus, ce ne sera pas suffisant. Ce jeune novice va subir de plein fouet toute la puissance de leurs deux Cosmos réunis. Il n'y survivra sans doute pas. Dommage, un guerrier si prometteur...Mais tant pis. Solarion va donner le maximum. Ce ne sont pas quelques boules de feu qui arrêteront son raz-de-marée, lorsque celui-ci aura atteint sa pleine puissance. L'aura qui l'entoure se fait soudain plus vive, plus lumineuse. Elle prend de l'ampleur. Rien ne pourra plus la contrecarrer. Solarion ferme les yeux. Il ressent un calme époustouflant en de pareilles circonstances. Il maintient son effort, mais semble absent. Ca y est. Il a atteint tout son potentiel. Le moment est venu. Adieu, Motaro.

Un cri est poussé.

Un déséquilibre se produit. L'inconcevable est arrivé. Une des forces a pris le pas sur l'autre, au point de la faire disparaître du temple. N'en reste qu'une seule, qui dévaste l'édifice. L'un des protagonistes n'arrive pas à faire face à la puissance démesurée qui s'abat sur lui. Il est impuissant à résister à un assaut aussi furieux, aussi violent. Son attaque cesse rapidement, pour laisser place à un désespoir. Il ne pourra certainement pas y survivre. Personne n'en serait capable. Ainsi songe-t-il, avant d'être emporté par le déferlement d'un Cosmos qui semble infini. Passif, il décide que la lutte a assez duré. Pourquoi chercher à résister ? Son corps est projeté contre le sol à une vitesse folle. Rien. Rien ne le sauvera de la mort cette fois-ci...

Est-il vraiment mort ? Deux guerriers se faisaient face. Un seul demeure debout, assistant à la défaite de son adversaire. C'est sans doute l'ennemi le plus coriace qu'il ait jamais eu à affronter. Mais il a fini par triompher. Il se sent invincible en cet instant. Rien ne pourra jamais venir à bout de son Cosmos. De ses poings, il peut pourfendre le ciel. De ses pieds, il peut entrouvrir le sol. Tout va bien. Tout irait bien, s'il n'y avait cette voix sournoise qu'il refuse d'écouter. Est-il vraiment mort ? La meilleure façon de la faire taire est de la couvrir par sa propre voix. Il parle. Mais elle persiste. Lequel des deux a vaincu l'autre ?

- Je te félicite, Motaro. Tu aurais pu devenir un brillant chevalier, parmi les plus puissants sans doute. Et rien ne pourra jamais effacer en moi ce remords, d'avoir été contraint de causer la perte d'un guerrier si prometteur. Tu es un combattant que je respecte. Que j'admire. J'aurais souhaité que notre combat finisse d'une autre façon...Je regrette d'avoir été contraint de mettre un terme à ton existence. Mais ta vie n'aurait été qu'une suite sans fin de souffrances, et de désillusions...Adieu, Motaro du Centaure. Tu fus le digne représentant de la constellation qui est la tienne.

Des pas se font entendre, sur le marbre du temple. Solarion quitte les lieux. L'édifice n'a pas échappé à la destruction, ce n'est plus qu'un champ de ruines. Plus jamais il n'abritera les pratiques des cultes ancestraux. Peu importe, au fond. Mais il ne peut partir maintenant. Quelque chose le retient ici. Une flamme que l'on croyait éteinte à jamais. Très faible sans doute, mais belle et bien là. Un son rauque, à peine perceptible, parcourt la pièce. Non. Comment... Solarion se retourne. Il voit ce qu'il n'osait plus espérer.

Il est très affaibli. Son corps a été mis à rude épreuve. Plus qu'il n'aurait jamais pu l'imaginer. Ses membres peuvent à peine bouger. Comment peut-il tenir sur ses jambes ? A croire qu'il est immortel. Il tient à peine debout, mais semble désireux de continuer la lutte. Le combat n'est pas terminé. Malgré l'infinité des blessures qui constellent son corps, malgré des dizaines d'entailles d'où coule le sang en abondance, malgré ses yeux encore à demi-fermés, malgré la vie qui menace de le quitter, il veut poursuivre l'affrontement, et le mener à son terme, quel qu'il soit.

- ...Remarquable. Je ne pensais pas te voir te relever, après avoir subi une telle attaque. C'est probablement ça, la véritable force des chevaliers d'Athéna. Cette capacité à se relever, même au seuil de la mort. Les blessures, bien que présentes, n'ont l'air d'avoir aucun effet. Mais que tu sois vivant ne signifie pas que tu es en mesure de m'affronter une fois encore. Tu m'entends, Motaro ?

Ce dernier respire avec difficulté. Le sang qui s'échappe de ses lèvres vient former à ses pieds une petite mare de couleur pourpre. Mais son esprit reste fonctionnel. Non, Solarion se trompe. Jamais au cours de son existence, le sort d'Athéna lui a semblé moins important qu'à cette seconde précise. Il se fiche éperdument de la déesse, et de tous ses chevaliers. Du Grand Pope aussi. Plus rien n'a d'importance à présent. Pas même l'armure, le but réel de sa venue en ces lieux. Le Bien, le Mal, la Justice...toutes ces notions sont parties en fumée. Son esprit a perdu toute conviction. Une seule idée persiste. Il veut vaincre. Il doit vaincre. Ce n'est pas une question d'honneur, ni d'orgueil. Motaro n'a plus rien à prouver. Ce n'est pas non plus la haine de son ennemi. Motaro n'en éprouve aucune. Non. Il ne sait pas exactement pourquoi, mais une seule pensée est imprimée en lui. Il doit vaincre Solarion. Peu importe sa vie. Il doit vaincre Solarion. Et s'il ignore pourquoi, il croit en revanche savoir comment. Une scène lui revient en mémoire, tandis que le chevalier de la Baleine l'observe et lui parle, d'une voix qui lui semble lointaine. Motaro est ailleurs. En un autre temps. Il devait avoir environ dix ans à cette époque...

21 avril 1742. Un coin reculé, aux abords d'une falaise. Le Sanctuaire n'était qu'à quelques centaines de mètres.

Le soleil était écrasant. Parfois nostalgique de son pays natal, la Suède, Motaro avouait avoir du mal à s'habituer à de telles températures. Jamais il n'avait imaginé qu'il puisse faire si chaud. Et au beau milieu du printemps...De la transpiration s'échappait de son front à grosses gouttes. Il ne pourrait jamais s'y faire. Comment s'entraîner correctement dans un endroit pareil ? Kourgahn le rappela soudain à l'ordre d'un ton impérieux.

- Nos maître ont dû s'absenter, Motaro, mais ce n'est pas une raison pour prendre des vacances. Tu m'écoutes ? J'ai à te parler.
- Vas-y. Quel est le problème ?
- Ce n'en est pas un. Plutôt un mystère. J'ai une hypothèse à son sujet, et je voudrais savoir ce que tu en penses.

Kourgahn recula, et s'installa en tailleur sur un rocher. Ses longs cheveux verts lui tombaient de chaque côté du visage, pour descendre plus bas encore que ses épaules. L'apprenti chevalier d'or était le plus calme des deux. Il passait aussi pour un intellectuel, bien que ses capacités physiques ne puissent être mises en doute. Sa maturité lui conférait une certaine aura. Il parlait peu, mais était toujours écouté.

- C'est lorsque que tu te déplaces à grande vitesse, Mach 2 par exemple. Ton Cosmos brille autour de toi. Mais ce qui m'intrigue, c'est que tu disparais. Ton corps devient indiscernable, on ne distingue que la lueur rouge dégagée par le Cosmos. J'ai d'abord pensé qu'en raison de mon manque d'expérience, je n'étais pas encore capable de discerner le corps d'un homme se déplaçant à une vitesse supérieure à celle du son. Mais j'ai éliminé cette idée. Il y a quelques jours, j'ai vu le chevalier d'Héraclès traverser tout le Sanctuaire à Mach 3, et il ne m'a pas été difficile d'observer chaque contour de ses membres. Mais en ce qui te concerne, je n'y parviens toujours pas.
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
- J'ai réfléchi, et j'ai fini par arriver à une idée. Une supposition bien sûr. Mais je ne vois rien qui puisse la contredire. Je crois que lorsque tu te déplaces à toute vitesse, ton corps se fond dans ton aura, pour ne faire plus qu'un avec elle. On ne distingue alors que cette lumière rouge, mais chacun de tes membres est devenu invisible. Je crois que dans de telles circonstances, c'est comme si tu fusionnais avec le rayonnement de ton Cosmos. Matériellement, tu n'existes plus. C'est temporaire, bien sûr. Mais pendant ces quelques instants, ton corps et ton aura ne forment plus qu'un. Je ne sais pas d'où cela vient. Mais en tous cas, la lueur qui t'entoure absorbe la matière dont tu es fait, même si cela est réversible, et n'entraîne aucun dommage sur toi. Je ne parviens pas à saisir l'utilité d'une telle technique, mais je crois en tous cas avoir compris son fonctionnement.

Motaro demeura interdit quelques secondes. Il semblait ébahi par ce qu'il venait d'entendre.

- Kourgahn...je crois que tu as raison. Maintenant que tu me le fais remarquer, je me rends compte que lorsque je me déplace rapidement, je ne sens plus mon corps. Je ne perçois plus l'extérieur que par l'aura dans laquelle je me suis fondu, en quelque sorte. Comme si je n'étais plus qu'une flamme. Mais le plus surprenant, c'est que je fais cela inconsciemment. Kourgahn, tu te rends compte que je ne m'en étais même pas aperçu ?
- C'est étrange, tu es le seul à avoir cette aptitude. Tous les autres chevaliers se déplacent normalement.
- Mais à quoi est-ce que ça m'avance ? Dans tous les cas, cela ne change rien au fait que je me déplace à Mach 2 ou 3. Rien de plus.
- Non, je crois au contraire qu'une telle technique sera peut-être un jour en mesure de te sauver la vie. J'ignore comment, mais tu le sauras en temps utile. Garde ce secret, Motaro. Il contient peut-être la clé de tes attaques futures.
- Pff...je ne suis même pas sûr d'avoir compris en quoi consistait cette particularité.
- Le Cosmos qui t'entoure n'est pas ordinaire. Lorsque tu veux te rendre quelque part à une vitesse élevée, inconsciemment, tu transformes, je ne sais comment, ton aura en une flamme avec laquelle tu fusionnes, pour ne former qu'une seule entité lumineuse. Ton Cosmos est toujours perceptible, mais ton corps est devenu invisible, fondu dans la lumière. C'est incroyable ! Je me demande si cela te met à l'abri d'une attaque frontale. A vrai dire, je pense que non, car même si ton corps a alors disparu, tu existes toujours sous une forme matérielle, bien que celle-ci se résume à...une lueur. Mais on va essayer pour s'en assurer.


Motaro tousse, et un flot de sang s'échappe de sa gorge pour venir s'ajouter au reste, sur le sol déjà pourpre. Ils avaient essayé, en effet. Et cela n'avait bien sûr pas fonctionné. Cette technique lui est devenue coutumière avec la pratique, mais elle ne l'a jamais protégé d'une quelconque attaque. Jusqu'à il y a un instant, il n'avait d'ailleurs aucune idée quant à son éventuel intérêt. Mais maintenant c'est différent. Un aspect retient plus particulièrement son attention. Il crée un rayonnement particulier dans lequel il peut se fondre. Un seul mot résonne en lui, qui peut changer sa destinée. Jusqu'où va cette capacité ? Il va bientôt le savoir. Motaro voit son adversaire, qui prépare le dernier assaut. Le plus décisif de tous. Le combat est quasiment achevé, mais rien n'est encore joué. Au moins deux destinées reposent sur les quelques instants qui les séparent de l'affrontement final. Aucun des protagonistes n'a droit à l'erreur. Il n'est plus temps de discuter, ils sont agités d'une tension que des paroles ne sauraient retranscrire. Deux Cosmos s'enflamment, se consument avec une intensité jamais égalée. Et le temps s'arrête. C'est le silence le plus pesant qu'ils aient dû écouter. L'atmosphère est insoutenable. Mais cela ne dure guère. Une fois encore, tout bascule en un éclair.

- VAGUE DEFERLANTE !

Solarion lève le bras, tandis que la désormais familière colonne d'eau s'élève au milieu des débris, dépassant largement le chevalier de la Baleine. Elle paraît infinie, et majestueuse au milieu du temple à moitié dévasté. Elle se dresse encore une fraction de seconde, avant de s'abattre à toute vitesse en direction du jeune homme. Le visage de ce dernier ne reflète pas la moindre émotion, il assiste au déferlement d'eau sans esquisser le moindre geste. Son regard est tourné vers un coin du temple, derrière son ennemi. Il prépare une parade, mais laquelle ? Trop tard. Les trombes d'eau se déversent sur lui, au point qu'il en devient indiscernable. Elles achèvent d'emporter les quelques vestiges qui subsistaient encore, seul témoins de l'édifice. Les énormes morceaux de marbre se dispersent, emportés par la violence de l'assaut. Solarion fronce les sourcils. Tandis que l'eau disparaît comme elle est venue, un doute l'assaille. Un Cosmos émet encore des vibrations...mais d'un endroit inattendu.

- PAR LA CHARGE DU CENTAURE !

DERRIERE ? De toute son existence, jamais Solarion n'a été aussi abasourdi. Il aurait pu s'attendre à n'importe quoi, mais cette éventualité lui paraissait totalement improbable. C'est forcément une hallucination. Mais la grêle de coups qui s'abat sur lui sans discontinuer n'a rien d'irréel. Les membres de Motaro frappent à une vitesse effroyable. Le chevalier de la Baleine aurait sans doute pu les bloquer, au moins en partie, s'il avait vu l'attaque venir. Mais il est désormais trop tard, l'enchaînement est si abouti, si parfait, qu'un chevalier d'or, avec toute sa vitesse, ne pourrait esquiver. Mais comment a-t-il pu échapper à la vague déferlante ? Il avait forcément une technique secrète. Oui, c'est certainement ça. Solarion se souvient d'un élément qui l'avait frappé. Du temple dans lequel il méditait, il a vu arriver son ennemi, et a été intrigué par le rayonnement de son Cosmos. Il brillait d'une façon si étrange, si inhabituelle, qu'il paraissait engloutir dans sa lumière le corps du jeune apprenti. Il a pu utiliser une sorte de téléportation... Mais il est un peu tard pour faire des hypothèses. Motaro frappe, de toutes ses forces, chaque parcelle de son corps orientée vers cet unique but qu'est la destruction de l'adversaire. Le premier impact était le plus capital, ce qui s'ensuit n'est qu'une question de technique. Mais les coups à mains nues ne sont pas la finalité de cette attaque, autre chose est en préparation. Quelque chose dont la puissance va terrasser l'adversaire. Motaro achève son enchaînement par deux coups de pied successifs, qui mettent Solarion à sa merci. C'est le moment. Un éclair jaillit, d'une luminosité si intense que tout devient invisible un instant, infime sans doute, mais suffisant pour porter un coup de grâce à un ennemi déjà bien mal en point. Difficile de définir en quoi cela a consisté, mais il est en tous cas dévastateur. Le corps de Solarion est projeté contre une colonne encore debout, avant de s'écraser sur le dos, le visage tourné vers le ciel. Il ne se relèvera plus.

Seul le bruissement saccadé d'une respiration irrégulière vient troubler la quiétude d'un charmant petit paysage poétique, perdu non loin de la mer Égée. Le cadre est enchanteur, mais il ne faut pas se fier aux apparences, souvent trompeuses. Malgré la beauté du site, ce petit temple en ruines, tout droit sorti d'une légende grecque, vient d'être le décor d'un affrontement meurtrier. La mort va bientôt rappeler à elle un être, qui vit ses derniers instants, le regard tourné vers le ciel. Bleu et limpide, peut-être semblable à l'avenir qui l'attend dans l'autre monde... Mais c'est le dernier qu'il pourra contempler. Jamais plus il ne pourra éprouver toutes ces sensations que la vie lui a fait connaître. Se sentir partie intégrante du monde qui l'entoure est un luxe, qui lui est désormais éternellement inaccessible. Une vie s'arrête, une autre commence. Qu'a-t-il fait de la sienne ? Bien peu de choses, en somme. Des années durant, il a appris que le Bien était le Bien, le Mal le Mal. Qu'il fallait protéger l'un, et lutter contre l'autre. Sans trop comprendre pourquoi. Il a combattu, vaincu, des dizaines d'adversaires, au nom de ces principes. Il devait défendre la Justice, le Bien. Voilà ce qu'il savait. Voilà ce qu'il pensait, en exterminant les ennemis qui se mettaient en travers de son chemin. Ils incarnaient le Mal, et méritaient donc leur sort. Cette voie était forcément la bonne. La divine déesse Athéna ne peut pas se tromper. Et après ? Il a renié ces principes, au nom de sa liberté. Et s'est battu pour elle, jusqu'à la lutte finale, celle qu'il aurait peut-être mieux valu ne pas mener. Qu'a-t-il gagné après tant de combats, de massacres, de tueries au nom d'une prétendue cause ? Il sent la vie le quitter, avec le sentiment que son existence a été vaine et stérile. Mais plus rien n'a d'importance, à présent. Il s'en va rejoindre cet univers mythique, où tant de guerriers légendaires l'attendent. Rien ne peut plus empêcher sa destinée de s'accomplir. Sa douleur, d'abord atroce et insoutenable, se fait de plus en plus discrète. Ses cinq sens s'atténuent, et ses pensées se ralentissent. Bientôt ses yeux se fermeront pour l'éternité. Mais un léger bruit de pas vient interrompre ses derniers instants. Motaro voudrait-il contempler la dépouille de son ennemi vaincu ? Il est sans doute satisfait, et croit assister à la légitimation de sa cause. Mais combien de désillusions l'attendent dans l'avenir...

Pourquoi ? Il réfléchit, mais ne parvient pas à trouver la moindre justification à l'acte barbare et cruel qu'il vient de commettre. Un crime. Oui, il n'est qu'un vulgaire meurtrier, rien de plus. Chevalier d'argent ? Il jette un regard de dédain vers cette boîte, qui renferme ce pour quoi il était venu jusqu'ici. L'armure du Centaure. Jamais elle ne lui a paru moins intéressante que maintenant. Un simple morceau de métal vaut-il la mort d'un tel combattant ? Il se fiche royalement de sa victoire. Motaro, chevalier d'argent du Centaure. Et après ? Il a tué un homme. Il n'a pas hésité, il n'a fait qu'obéir aux ordres. Ce guerrier n'avait commis aucun crime qui puisse justifier un tel châtiment. Il a maintes fois essayé de le convaincre de la stérilité de leur affrontement. Et lui, comme l'apprenti naïf qu'il était, n'a rien voulu entendre. C'est donc ça, être un chevalier. Assassiner des innocents, sans savoir pourquoi. Parce qu'une déesse a estimé que c'était juste. Il ne veut pas d'une telle destinée. Ce n'est pas ça qu'il souhaitait. Pourquoi a-t-il tué Solarion ? Parce que son maître Paul du Sagittaire le lui avait ordonné ? Parce qu'il lui avait promis l'armure du Centaure en échange ? Ou parce que le chevalier de la Baleine avait désobéi aux ordres, et s'était écarté du Sanctuaire ? Comme pour répondre, une voix se fait entendre dans sa tête. Solarion a quitté le Sanctuaire parce que ses principes étaient devenus trop différents de ceux d'Athéna pour y rester. Il a conservé son armure parce que c'est celle-ci qui l'a jugé digne d'en être le légitime propriétaire, et personne d'autre. Alors pourquoi ? Jamais la victoire n'a laissé un goût aussi amer dans la bouche du vainqueur. Mais il veut voir. Hésitant, il avance vers le corps de sa victime. Celle-ci respire encore, sans doute plus pour très longtemps. Mais ses yeux reflètent encore la conscience qui l'habite. Motaro se penche vers lui, et l'adosse au pilier de marbre, en lui tenant la main ensanglantée. Solarion veut parler. Ses lèvres fendues de toutes parts s'entrouvrent, un filet de sang s'en échappe, mais il parvient, dans un murmure, à articuler quelques paroles.

- Je vois que...tu as fini par comprendre. Mais trop tard. Quel gâchis...

Il parvient à sourire faiblement, le visage éclairé par un rayon de soleil.

- Ma plus grande fierté est d'avoir été vaincu...par un chevalier tel que toi.

Sa bouche se ferme, tandis que ses yeux expriment une certaine sérénité, étrange en de pareilles circonstances. Après quoi ils se ferment à jamais. Mais Motaro ne pleure pas, il ne ressent aucune tristesse. Il sait que ce n'est pas fini. Loin d'être un deuil, c'est une renaissance. Un combattant a disparu, mais un autre est né. Cette mort ne sera pas inutile. Telle est la promesse silencieuse qu'adresse le Centaure à celui dont il a causé la perte. Il se relève, et observe le paysage, sans que son visage ne reflète la moindre émotion. Solarion lui a plus appris en quelques minutes, que Paul en de longues années d'entraînement. A présent, il est libre. Il tourne son regard vers le ciel, vers l'avenir. Un chevalier, parmi les plus vaillants, a trouvé la mort aujourd'hui. Mais ce n'est pas en vain. Un héritage a été transmis. Et rien ne sera plus jamais comme avant.

******

21 juin 1743.

Un autre temps, un autre lieu. Une fois de plus, la nuit s'est abattue sur le Sanctuaire. Seul règne le silence, parfois brisé par l'arrivée d'une patrouille de gardes. Mais elle s'éloigne bien vite, laissant place à l'obscurité et à la paix. Les douze temples légendaires se dressent, éternels et majestueux. Rien ne laisse supposer que ce n'est que le calme avant l'orage, le prélude à une inévitable apocalypse. Mais pour l'instant, tout dort. La journée a été rude pour les chevaliers rapatriés ici, en prévision de la bataille. Au coeur de ces lieux mythiques, cependant, certains ne parviennent à trouver le sommeil. Debout, accoudé à l'une des fenêtres de la treizième maison, Alresha, Grand Pope du Sanctuaire, observe les étoiles, lorsqu'un bruit soudain et inattendu met fin à sa rêverie. Il se retourne en un éclair. Une présence rôde dans les parages. Ce n'est pourtant pas la déesse, elle s'est endormie il y a quelques minutes. Il s'avance dans la salle, tous ses sens aux aguets. Mais c'est de derrière que proviennent les paroles, proférées par un individu encapuchonné dans un manteau noir, qui ne laisse rien paraître de son corps.

- Tu es le Grand Pope Alresha. Je ne me trompe pas ?
- Qui es-tu !? Comment as-tu pu arriver jusqu'ici sans traverser les douze temples ? C'est pourtant un droit qui n'est pas offert à n'importe qui !
- A ce détail près que je ne suis pas n'importe qui, vénérable Pope. Et je n'ai aucune intention belliqueuse envers vous, ou la déesse. Je souhaite seulement lui parler.
- Pas avant de m'en avoir dit un peu plus sur ton compte. Je n'ai pas pour habitude de faire confiance au premier venu.

Alresha est méfiant. Cet inconnu semble si sûr de lui, qu'il se croit tout permis ! Il ne dégage pourtant qu'une aura moyenne. Sa puissance n'a rien d'exceptionnel, par rapport à celle d'un chevalier d'or. Mais il est certain de ne l'avoir jamais rencontré. Il ne réside pas au Sanctuaire. L'hypothèse la plus probable serait qu'il s'agit d'un chevalier d'argent ou de bronze fraîchement arrivé. Mais alors comment aurait-il pu atteindre cette maison ? Les chevaliers d'or ne laissent passer personne sans un solide prétexte.

- Je dois parler à Athéna en personne. Et je répète que je ne suis pas hostile. Mais je crois qu'il est dans ton intérêt de me faire confiance. Ce n'est pas pour lui nuire que je veux m'entretenir avec elle, mais pour lui assurer mon soutien.
- Tes intentions sont peut-être louables, mais je ne peux te laisser traverser cette mai...
- Je t'écoute.

Les deux hommes se tournent subitement vers la sortie. La déesse se tient là, debout et parfaitement réveillée, et ne semble craindre aucune menace.

- Tu peux parler, inconnu, je suis prête à t'entendre.
- Divine Athéna, vous ne pouvez vous entretenir avec lui sans connaître ne serait-ce que son nom ! C'est de la folie !
- Calme-toi, Alresha. Je ne ressens aucune hostilité de sa part. Et tu resteras ici, pour assister à notre discussion. Tu es rassuré ?

Alresha se tait, n'ayant rien à répondre. C'est encore une fois le mystérieux inconnu qui prend la parole. Il parle durant plusieurs minutes sans être interrompu, et ce qu'il raconte a l'air d'intéresser ses interlocuteurs au plus haut point. Lorsqu'il s'arrête, un silence s'installe durant de longues secondes, laissant à chacun le temps de méditer un tel discours. Puis Alresha clôt l'entrevue.

- Je crois que tout est dit. Il est temps de nous séparer.

Il fait quelques pas, puis se retourne vers l'inconnu pour prononcer des paroles mystérieuses et prémonitoires.

- Un jour, peut-être plus tôt que tu ne le penses, tu seras sans doute appelé à défendre ce temple à ma place. Je sais que tu sauras alors te montrer à la hauteur de la tâche qui t'incombe. Mais tu dois savoir que ton nom tombera dans l'oubli, quoi qu'il arrive. Quelle que soit ta destinée, aucune gloire ne viendra la récompenser. J'espère que tu en es conscient.
- Je connais mon destin, Grand Pope Alresha. Et il me remplit de fierté.

Chacun se tait, définitivement cette fois. Ce n'est pas la peine d'en dire davantage. La treizième demeure voit partir tous ses occupants, avant d'être gagnée à son tour par le silence et l'obscurité.

******

23 juin 1743.

En temps normal, le Sanctuaire est un lieu parcouru par une agitation permanente. A plus forte raison lors des guerres saintes, lorsque tous les chevaliers y sont rassemblés. Des disciples qui s'exercent dans l'arène, aux messagers qui courent dans tous les sens, personne n'ose se laisser aller à l'oisiveté. Mais aujourd'hui, rien de tout cela. Cette place forte semble déserte, comme si ses habitants l'avaient brusquement déserté. Pas un bruit ne vient briser le silence, à peine entamé par la paisible respiration des vagues. Pourtant, de mystérieux visiteurs viennent d'arriver. Ils étaient attendus, et en même temps redoutés. Leur présence était prévue depuis plusieurs semaines, mais beaucoup auraient préféré ne jamais les voir venir.

Ils sont une trentaine environ. C'est la première fois qu'ils découvrent ces lieux millénaires. Peut-être auraient-ils pris le temps d'admirer la beauté du décor, si les circonstances n'étaient pas si graves. Noires sont les armures qu'ils portent sur leur corps, et sur lesquelles vient se refléter le soleil déjà chaud. Les regards sont perçants, guettant toute menace. Trois d'entre eux, plus particulièrement, ont l'air de se détacher du lot. Ils semblent dominer le reste du groupe, par leur stature et leur attitude. Ils connaissent leur mission. C'est le grand jour. En ces lieux sacrés, des âmes vont périr, des destins vont se sceller, une fois de plus. Mais rien n'est joué. La plus terrible des batailles va avoir lieu. Et personne n'en réchappera totalement indemne. Chacun a conscience de jouer un rôle capital, dans une guerre qui met en jeu l'avenir d'un monde. Plus que la crainte, c'est surtout la fierté qui les emplit.

L'un d'eux s'avance, jette un regard vers une étrange tour qui pointe vers le ciel, à quelques centaines de mètres. Et prend la parole, écouté par deux de ses compagnons.

- La fameuse horloge du Sanctuaire... Je me suis toujours demandé à quoi elle servait. Quel intérêt, franchement....
- Ils l'ont allumée. Je me demande bien pourquoi. Ils se figurent peut-être que nous n'avons que douze heures pour atteindre notre objectif. Quels imbéciles, s'ils savaient...
- Au fond, ce n'est pas si éloigné de la vérité.

Deux hommes se retournent vers le troisième. Le reste du groupe reste à quelques mètres, surveillant les alentours.

- Et pourquoi ça ?
- Vous connaissez comme moi la teneur réelle de cette bataille.

Il lève les yeux vers le ciel.

- Dans douze heures, quelle que soit l'issue des combats que nous allons mener, la bataille sera terminée. Que notre destin soit funeste ou glorieux, le résultat sera le même. Cette horloge comporte douze flammes disposées en cercle. Toutes les heures, l'une d'entre elles s'éteint. Lorsqu'elles se seront toutes évanouies, notre lutte prendra fin, quelle que soit la situation. Dans une demi-journée, le sort du monde sera définitivement scellé. Autrement dit, la bataille durera douze heures, ni plus, ni moins.

Ils sont une trentaine, mais seuls trois d'entre eux comprennent la véritable signification de ces mystérieuses paroles. Eux seuls sont au courant de toutes les informations, et connaissent l'objectif réel de leur assaut. Quant aux autres, tous valeureux combattants qu'ils soient, ils n'ont pas été mis au courant des détails les plus cruciaux. Ce n'était pas nécessaire. Quelle importance, après tout ? Ils connaissent leur mission, la rempliront avec fierté.

Les vagues se font plus violentes. L'eau vient lécher le bord des rochers qui entourent l'île. La bataille va commencer. Mais beaucoup s'attendaient à un comité d'accueil. Ils sont surpris de ne découvrir personne. Quelle piètre défense pour un Sanctuaire si renommé... Il y a forcément une explication. Et pourquoi eux ne sont-ils qu'une trentaine, alors qu'ils auraient pu être bien plus nombreux ? On ne leur a pas tout dit. L'un d'eux s'enquiert de la situation à l'un des trois supérieurs. On lui répond non sans quelque agacement.

- Cela fait partie de la stratégie de notre maître. Attirer les petits soldats à l'extérieur, pour laisser le champ libre aux véritables combattants. Les chevaliers d'argent et de bronze ont beau nous être largement inférieurs, ils auraient été dangereux en grand nombre, et nous auraient gêné dans la poursuite de notre objectif. C'est pourquoi il a paru opportun à notre divin maître de les éloigner du Sanctuaire, coeur de la bataille.
- De quelle façon ?
- Les chevaliers sacrés ont pour mission de défendre la terre et les êtres vivants qu'elle abrite, n'est-ce pas ? Quiconque s'en prend à eux subit leur assaut. C'est aussi simple que ça.

Les paroles sont quelque peu énigmatiques, mais pourtant pleines de sens. Il y a quelques heures, des dizaines de chevaliers ont quitté le centre des opérations, laissant la place forte aux mains des assaillants. Ou presque. Quelques-uns, cependant, sont restés ici, fidèles au poste. L'élite de l'ordre.

- Douze chevaliers d'or. Une formalité. La tête de cette ravissante idiote sera bientôt à nous.

Un silence se fait. Chacun veut profiter cet instant unique et magique autant qu'il le peut. Tous voudraient qu'il dure jusqu'à la fin des temps. Le prélude à la plus terrible des batailles... Ils se doutent qu'ils vont devoir livrer des assauts furieux et sanglants. Beaucoup vont périr, sans doute. Mais seul l'objectif final a une importance. Tous le savent. Ces moments de paix avant les combats sont si agréables, que nul ne souhaite les voir s'envoler. Personne n'ose briser le silence. C'est à l'instant le plus crucial de la bataille que le courage vient parfois à manquer. La mort est si proche, qu'ils la sentent rôder autour d'eux. Ils la côtoient depuis bien longtemps déjà, mais elle leur paraît toujours aussi menaçante. Une éternité s'écoule, puis.... Vient un moment où il faut cesser de réfléchir.

Un homme, du nom légendaire d'Éaque prend la tête de l'expédition, et fait un signe à ses compagnons. Il est temps, ce serait inutile de repousser l'inéluctable. Le groupe se met en mouvement. Ils s'éloignent de l'arène pour s'engager sur un large chemin, au bout duquel on aperçoit un escalier. Un court dialogue a lieu, lorsqu'un homme interpelle Éaque.

- Combien y a-t-il de chevaliers, au total ?
- Selon nos informateurs, il y en a soixante-dix-neuf cette génération. C'est beaucoup, mais il faut considérer que les deux tiers d'entre eux ont une puissance négligeable. Et à ma connaissance, seulement une douzaine vont tenter de nous barrer la route, les autres étant partis là où nous les avons attirés. Autant dire que tout est déjà joué...

Ils sont tendus, alertés par une présence peut-être imaginaire. Et peut-être pas. Devant eux surgit brutalement une silhouette menaçante. Il est seul, et vêtu d'une armure plus que sommaire. Alors que tous ses compagnons ont quitté le Sanctuaire, lui a choisi de rester. Peut-être espère-t-il tenir tête aux envahisseurs. Il prend une posture de combat, comme s'il leur adressait un défi. Mais Éaque n'est nullement impressionné. Un petit sourire s'esquisse sur son visage.

- Un chevalier de bronze. Il essaye de nous barrer la route. Qu'il est mignon... Ce besoin stupide qu'ils ont de jouer les héros, c'est presque attendrissant... Je n'ai rien contre les guerriers courageux et dévoués à leur cause, à condition qu'ils valent quelque chose.
- Je m'appelle Rin et je suis le chevalier de bronze de Pégase !
- Mes hommages.
- Je fais le serment que tu n'atteindras même pas la première maison. Je vais te tuer sur-le-champ !
- J'en suis très honoré.

Sans cesser de sourire, Éaque se tourne à nouveau vers son compagnon en prononçant quelques mots d'un ton calme et serein.

- Rectification. Soixante-dix-huit chevaliers.

Une fraction de seconde s'écoule, au cours de laquelle le dénommé Rin s'élance vers Éaque en poussant une exclamation furieuse.

- PAR LES METEORES DE PEG...

Un éclair jaillit vers le défenseur d'Athéna, qui voit son cri s'étrangler dans sa gorge. Un jet de lumière traverse sa poitrine de part en part, interrompant son mouvement. Une poignée de secondes durant, il demeure debout, figé, un peu de sang s'écoulant de sa blessure. Puis il s'affale lourdement sur le sol, le regard fixé pour l'éternité sur un point invisible. Éaque contemple la dépouille d'un air satisfait, avant de baisser l'index qui lui a suffi à réduire à néant un adversaire. Il n'a jamais éprouvé la moindre pitié à tuer, ce n'est pas maintenant que ça va commencer. Rin n'était qu'un chevalier de bronze, et qui plus est, pas parmi les plus redoutables. En s'attaquant de façon aussi insensée à l'un des plus puissants assaillants, il a lui-même choisi son destin. Mais c'est une mort hautement symbolique. Cette première victime marque la fin des préliminaires, et le début de l'assaut véritable. C'est ici que tout commence. La voie est désormais libre. Le groupe s'engage sur l'allée, mais Éaque s'arrête pour lancer quelques mots ironiques et prémonitoires à l'adresse du vaincu.

- Adieu, chevalier Pégase. A présent, tu n'es plus en mesure d'espérer grand-chose. Mais la prochaine fois, peut-être auras-tu un destin plus glorieux...

Une seconde s'écoule, mais rien ne se passe. Rin ne dira plus jamais rien.

Il n'y a pas de temps à perdre. Ils ne sont pas pressés, mais il est inutile de s'attarder sur un événement aussi dénué d'importance. Le chemin s'arrête là, et l'escalier commence. Ils en ont déjà souvent entendu parler, mais ils n'auraient jamais pu imaginer un si grand nombre de marches. Elles semblent se poursuivre sur des kilomètres, le long de la montagne. Combien d'heures leur faudra-t-il pour grimper tout ça ? Ils ont pour ambition de parvenir au bout, coûte que coûte et malgré les obstacles qui les attendent, mais un tel projet leur semble soudain bien utopique. Cela ressemble à un vulgaire escaliers. Il s'agit pourtant en réalité de la plus efficace des barrières. Les premières marches ont l'air de les inviter à avancer, mais ils se doutent que ce ne sera pas si simple. Et ils aperçoivent au loin, entre deux rochers, quelques édifices dont ils devinent la nature. Cependant, à quelques mètres de là, les marches sont interrompues par un bâtiment qu'ils reconnaissent aussitôt. Une silhouette dorée se dresse sur son seuil, comme pour accueillir les visiteurs. C'est la première étape de leur périple. Le premier temple du zodiaque. La maison du Bélier.

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Cette fiction est copyright Clément Baudot.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.