Chapitre 14 : Pour le regard des Autres


Mémoires de Baian, général du l'Hippocamp, gardien du Pacifique Nord.


Ma mère, je ne l'avais jamais connu et on ne s'était jamais vraiment donné la peine de m'expliquer pourquoi. Je devais me contenter du peu d'informations que l'on me donnait sur elle, et essayer d'endiguer mon insassiable curiosité à son égard.
Peut-être était-ce parce que je me sentais trop seul que je cherchais une autre personne à qui j'aurais pu me raccrocher, mais je regardais décidemment du mauvais côté car je me leurrais. Jamais celle qui avait abandonné le foyer conjugal un peu après ma naissance ne serait revenue vivre auprès de nous.
Cependant, cela m'amusait et m'occupait de m'imaginer avec quelqu'un de doux et d'aimant, car, étant donné que je ne l'avais jamais vu, je pouvais lui donner les qualités dont je rêvais qu'elle fasse preuve à mon égard.
Mon père détestait que je parle d'elle. Il faut dire, c'était plutôt compréhensible après le mauvais tour qu'elle lui avait joué. Et puis, je crois que mon géniteur trouvait que je lui ressemblais trop, et comment, dans ce cas, apprécier une personne qui à le même visage, les mêmes attitudes que celle qui vous a le plus fait souffrir.
Cette interrogation, il devait se la poser chaque jour en se levant, ou en allant dormir, car il n'était pas mauvais homme et aurait aimé ne pas être si froid envers moi. Seulement, tout dans mon apparence lui rappelait de douloureux souvenirs et il ne pouvait guère passer plus d'une heure près de moi sans se sentir mélancolique ou complètement exaspéré.
Pourquoi Mélusine, ma mère, était-elle ainsi partie du jour au lendemain sans même se soucier de son fils?
Au début, je ne comprenais pas cet acte que je jugeais irraisonné, mais au fur et à mesure que les mois passaient, je saisissais un peu mieux les raisons de son départ, et la maudissait de ne pas m'avoir emmené. Mais je ne pense pas que ma génitrice était une femme très forte, son caractère ne devait pas être très affirmé, et c'est sans doute pour cela qu'elle est partie en exil sans rien emmener, par une nuit de juillet, deux mois après que j'ai vu le jour. Elle n'avait plus du supporter l'existence que mon père lui faisait mener, et qui était très rude, non pas à cause du pays dans lequel nous vivions ni du métier qu'ils faisaient l'un et l'autre... mais à cause de mon grand-père.
Je l'avais connu dès les premières semaines de ma vie, car ma mère avait accouché dans cette maison après y avoir vécu pendant près de deux années et j'avais été élevé par ce dernier.
Evidemment, je ne me rendais pas compte de son caractère alors que je n'avais que quelques mois, mais rapidement, mon esprit réalisa qu'il ne valait mieux pas se frotter à cet homme à la personnalité accariâtre et aigrie.
Avait-il toujours été ainsi, même dans sa jeunesse? Peut-être... ou peut-être pas, car qui peut raconter la jeunesse révolue des autres? Et ou était ma grand-mère? A croire que toutes les femmes de la maison s'en allaient un jour ou l'autre, quand elles étaient trop usées par ce qu'elles y avaient vécu.
J'étais tout de même un enfant très perspicace pour avoir découvert cela sans jamais en avoir eu la confirmation par la moindre petite preuve. Pourtant, j'avais conscience d'avoir mis le doigt sur un point exact et j'allais bientôt découvrir ce que signifiait vivre dans la maison ou j'avais vu le jour.
Nous habitions au Canada, à la lisière de l'une des immenses forêts qui parsèment cette nation. Mon grand-père y tenait une sorte de ferme, je disais cela à cause de la cour et des écuries qui foisonnaient de chevaux. Il vendait d'ailleurs ses animaux car il en était éleveur, pas comme mon père qui allait travailler en ville en tant que simple bureaucrate. Il détestait d'ailleurs ce métier, mais l'avait probablement choisi pour se détourner de son géniteur, mon grand-père, qui aurait souhaité, pour ne pas dire exigé, de sa part qu'il reprenne en mains l'élevage de chevaux qu'il avait monté il y avait de cela des années. Ma naissance avait dû lui apparaître comme le signe du renouveau car jamais il n'avait été question pour moi d'autre chose que de m'occuper du ranch dans lequel nous évoluions.
Je ne savais pas si j'avais envie de cela, sans doute pas, mais m'opposer à mon grand-père était pour moi quelque chose d'innommable car je savais que cela signfiait recevoir une bonne correction et devoir se frotter à sa colère pendant les jours, parfois même les semaines suivantes.
Je ne m'étais jamais personnellement fâché avec lui, j'était bien trop prudent pour cela, mais j'avais vu ce que cela donnait lorsque son fils l'affrontait directement en face et osait le défier sans retenu. Durant ces instants-là, j'enviais mon géniteur et j'étais fier de lui, car je le jugeais comme le seul homme capable d'un tel courage. Même sous la torture, on ne m'aurait jamais fait contrarier mon grand-père. Si je ne l'aimais pas beaucoup, pour ne pas dire du tout car il me terrorisait, je me gardais simplement de provoquer sa colère ou quelques autres rancunes ou de le voir trop souvent. J'obéissais sans rien dire aux ordes qu'il me lançait au visage avec sa sécheresse habituelle et tout se passait pour le mieux, du moins pour lui.
Il avait toujours été ainsi, autoritaire, ferme, dur, froid et ce n'était pas vraiment une vie pour un enfant que de côtoyer une personne au caractère aussi sombre. Certes, il avait du connaître sa part de malheurs tout au long de ses jours, mais cela n'expliquait pas son comportement en permanence colérique et emporté.
Pour ma part, après les premières années de mon existence où il se contentait de me terroriser sans que je cherche à comprendre pourquoi il faisait cela, il m'était devenu de plus en plus odieux alors que je prenais de l'âge et que j'éprouvais le besoin de m'affirmer, chose impossible dans la maison de mon grand-père.
J'aurais aimé ne pas être un lâche, avoir le courage de lui dire en face ce que je pensais de lui, de sa manière d'agir avec les autres et de ne respecter personne. Je trouvais ce qu'il faisait honteux et j'aurais voulu lui lancer ces mots au visage avec toute la haine que j'éprouvais alors à son égard. Car bien vite, la terreur qu'il m'inspirait s'était transformée en haine mélangée à une certaine dose de dégoût.
Une autre chose mettait aussi mes nerfs à rude épreuve, l'attitude de mon père vis à vis de moi.
En fait, il n'avait pas de comportement spécial, puisqu'il faisait exactement comme si je n'existais pas, comme si je n'étais qu'une personne translucide et invisible qui jetait malgré tout une ombre sur sa vie. Cela me blessait, car j'aurais voulu qu'il s'intéresse à moi, je cherchais sa reconnaissance, et quelqu'un de stable qui aurait pu m'écouter et me guider, sans pour autant m'imposer comme mon grand-père sa dictature personnelle.
Je ne demandais pas grand chose de sa part, juste un peu d'attention, qu'il mette de temps à autre son indifférence pour moi de côté et qu'il vienne me demander comment je me portais.
A table quand nous mangions ensemble, ce qui n'arrivait pas très souvent, il ne m'adressait pas souvent la parole, et le soir, quand il rentrait de son travail, généralement extrêmement tard, il dînait seul dans la salle à manger et allait immédiatement dans sa chambre après avoir échangé quelques mots plein d'acrimonie avec mon grand-père, qu'il tenait sans doute pour responsable du départ de ma mère... et je ne croyais pas qu'il avait vraiment tort.
Cependant, je n'étais pas fautif dans toutes ces histoires, je n'avais rien fait qui aurait pu justifier une telle façon d'agir vis à vis de moi. Mais mon père avait préféré m'effacer de son existence, tout comme il l'avait fait, avec plus de difficultés, avec son père, et s'enfermer dans son univers, sur lequel il veillait jalousement pour que personne n'y entre.
Lorsque je me levais, je ne le croisais jamais au détour d'un couloir, car il était déjà parti en ville, et le soir, je dormais quand il pénétrait de nouveau dans le ranch. Ses deux jours de congé par semaine, il allait les passer auprès d'amis si bien que je ne me rappelais parfois même plus des traits de son visage. Il était l'inconnu de mon existence, celui que je ne faisais qu'entendre, celui à qui j'aurais aimé crier: -Mais pour l'amour de Dieu, regarde-moi! Papa, regarde-moi!
Si bien, qu'à cause de l'attitude de mon père, je me retrouvais complètement isolé avec mon grand-père. Mon géniteur se gardait bien de prendre ma défense face à lui et il me laissait me dépétrer seul dans les obligations et autres règlements qu'Alexandre, mon grand-père, avait inventé et instauré.
Je rêvais souvent qu'il venait à mon secours par l'intermédiaire d'une phrase bien sentie ou par un éclat de voix qui aurait montré que j'avais tout de même un peu d'intêret dans sa vie, mais non.
Pour Alexandre non plus je ne comptais pas, seul le fait que j'étais apte à reprendre son élevage de chevaux avait de l'importance. D'ailleurs, je crois que je ne l'ai jamais vu gentil ou aimable avec d'autres êtes vivants que ces animaux, que je n'affectionnais pas particulièrement.
Je m'en occupais pourtant toute la journée, comme on m'avait appris à le faire, mais c'était sans aucune passion. Mais de toute façon, exécuter ces travaux ou autre chose... Lorsque je pensais à la profession que l'on me forçait à exercer, je me contentais de hausser les épaules avec résignation. Je n'avais pas d'idée sur le métier que je voulais exécuter, alors pourquoi pas celui-là si cela me permettait d'éviter des mois, voire même des années sur un sujet aussi important, de crise.
Et puis, parcourir les forêts à cheval n'avait rien de désagréable au contraire, et c'était sans doute le seul moment ou je me sentais libéré parce que je me trouvais alors loin de l'écrasante présence de mon grand-père et de l'inconsistance de mon père. Souvent je me sentais terriblement seul, et je souffrais, silencieusement, comme on m'avait toujours prié de le faire.
Je n'avais aucune personne vers qui me tourner, à qui adresser une parole ou un signe de la main ou avec qui partager une certaine complicité. J'étais fatigué d'être seul et je maudissais le fait d'avoir eu la malchance d'être fils unique. Si j'avais eu un frère ou une soeur, j'étais certain que nous aurions pu nous épauler l'un et l'autre, mais c'était inutile de s'apesantir trop longtemps sur ce que l'on ne pouvait pas obtenir. Et c'était finalement aussi bien comme cela, car je ne souhaitais à aucune autre personne les difficultés dans lesquelles je nageais, ou plutôt, je me noyais. Je n'essayais d'ailleurs pas de me sortir de la tempête dans laquelle je me trouvais et me contentais fort bien d'essayer de garder la tête hors de l'eau, ce qui n'était pas si aisé.
On m'étouffait sous de l'indifférence, de la méchanceté, ou de l'aigreur de la part des deux, et j'en avais plus qu'assez. J'aurais voulu me mettre à crier, dire que je ne supportais plus cette manière de vivre et que s'ils voulaient tous deux continuer à cohabiter de cette façon cela ne regardait plus qu'eux.
Faire mes valises... partir sans me soucier du lendemain, c'était un rêve qui me plaisait mais encore fallait-il un certain courage pour le mettre en pratique et je ne m'en sentais pas capable, pas plus que j'étais apte à m'opposer à mon grand-père ou à attirer l'attention de mon géniteur. Je ne possèdais pas de volonté, puisqu'elle était écrasée sous celle d'Alexandre, hormis lorsqu'il était question d'imagination et de rêveries.
Durant les quinze premières années de mon existence, j'ai beaucoup écris, je noircissais des pages et des pages de cahier, en racontant des histoires mi-biographiques mi-inventées, mais cela me soulageait énormement. Par les mots qui sortaient avec tant de facilité de ma plume, j'avais l'impression de m'évader, d'être le héros de mes aventures, de connaître des existences plus passionantes et surtout de bénéficier d'un courage à toute épreuve. Je déplorais que l'on ne me laisse pas plus de temps dans ma chambre, pour que je continue à rêver sur ces pages vierges que je m'apprêtais à remplir avec rapidité.
Avais-je du talent dans ce domaine? Je n'en savais rien puisque personne n'avait jamais lu mes écrits, on ne s'intéressait pas assez à ce que je faisais pour cela. Et si la folle envie de parcourir mes oeuvres avait pris l'un des deux membres de ma famille, cela n'aurait probablement été que pour formuler bon nombre de critiques.
Ma solitude avec le temps, je m'y habituais et je vivais de toute manière dans une nation qui prêtait à cela. Je reconnaissais volontiers que c'était dur parfois car je n'arrivais jamais à m'échapper totalement de cette prison que je croyais sans porte mais bel et bien avec un gêolier.
Et un jour, tout a basculé.
Je venais juste de commencer le dressage d'un poulain qui promettait de faire des merveilles et j'étais érinté. J'étais rentré à pas lents vers la vaste demeure que nous occupions et c'était en passant devant une fenêtre du rez-de-chaussée, qui donnait sur le grand salon que j'entendis des éclats de voix. Je n'y prêtais d'habitude guère d'attention car il était de coutume d'entendre des cris le dimanche matin, juste avant que mon géniteur ne s'absente pour la journée et bien souvent la nuit.
Quel âge pouvais-je avoir alors que je m'appuyais pour reprendre mon souffle quelques instants contre le mur de la maison? Une quinzaine d'années, guère plus en tout cas.
C'était par hasard que j'avais décidé de faire une brève halte près de la pièce ou mes deux parents se disputaient. Je ne prêtais pas attention à leur discours alors que je retirais mes gants de cuir noir et que j'observais le ciel moutonneux, annociateur d'une prochaine tombée de neige. J'aimais voir les flocons s'agiter en tout sens sous l'effet de vent, j'appréciais l'hiver car cette saison ressemblait à ce que je vivais chaque jour et ne me dérangeait donc pas.
C'était étrange car en réalité, j'étais un enfant de l'été, prédestiné pour être extraverti. Et si l'on s'était donné la peine de m'aimer, j'étais persuadé que j'aurais pu devenir le fils le plus affectueux et le plus doux que l'on puisse trouver. Seulement à présent, il était trop tard, bien trop tard pour rattrapper mon caractère que je ne savais pas moi-même décrire.
Je haussais les épaules en glissant mes gants dans les poches de ma parka faites d'une sorte de tissu de soie café au lait et doublé de moltonné noir. Je n'avais jamais froid, même lorsque je ne sortais pas couvert en plein milieu du mois de décembre, et c'était sans doute parce que j'avais une résistance physique au-dessus de la moyenne.
J'étais déjà tombé de cheval, alors que je n'étais âgé que de deux ans ( on m'avait appris à tenir sur un de ses animaux avant même que je ne sache marcher) et ma chute n'aurait pas manqué de tuer tout autre que moi. Cependant, je n'avais recolté qu'un bleu sur la joue et les cris de mon grand-père qui me traitait d'incapable. J'esquissais un sourire haineux en repensant à cette journée. Il s'inquiètait plus du sort de ses animaux que de celui de sa propre famille. Et pourtant, s'il continuait, il allait finir par se retrouver complètement seul. Je ne savais pas encore ce que je disais alors que leurs voix me parvenaient toujours comme distendues. Pourtant, je décidais de me fixer dessus, pour m'apaiser et oublier mes propres tourmentes grâce aux leurs.
-Je n'ai rien gâché du tout, Samuel et tu le sais très bien. C'est la garce que tu avais épousé qui a décidé du jour au lendemain de vous laisser tout seul toi et ton fils. Tu sais, ce fils que j'ai élevé...
J'entendis le ricannement de mon père.
-Et de quelle manière je te le demande?! Il n'est rien de plus qu'un gamin formé pour t'obéir, comme je l'étais moi-même. Tu as détruit son existence comme tu as réussi avec moi.
-Arrête de faire comme si tu te souciais de lui, répliqua mon grand-père en fulminant de rage.
-Tu as raison, cela fait bien longtemps que je me détourne de ce pauvre enfant, sous prétexte que tu as décidé de le prendre sous ton aile. Je le déteste parce que tu en as fait ce que tu voulais, autrement, nous aurions peut-être eu une chance lui et moi, de nous apprécier. Mais de toute façon, cela ne sert à rien de parler ainsi dans le vide de choses maintenant irréalisables.
Je fermais les yeux et retenais mon souffle alors que je me suspendais aux paroles qu'ils s'apprêtaient à prononcer ou plutôt à hurler.
-Et je vais te dire papa, c'est ma faute, parce que je n'ai jamais eu le courage de m'opposer à toi comme j'aurais du le faire, j'étais trop écrasé par ton autorité pour te faire face, pour te dire ce que je pensais de toi. Tu n'es qu'un vieil homme gâteux et prêt à tout pour qu'on exécute ses quatre volontés, mais c'est fini pour moi, tu entends. J'ai retrouvé Mélusine après des années et des années de recherches et elle m'a raconté qu'elle m'avait écris une lettre pour que la rejoigne avec Baian mais que je n'étais jamais venu... et devine pourquoi? Je n'avais jamais reçu la missive! A cause de toi. Alors, papa, maintenant que j'ai récupéré ma femme et que j'ai une seconde chance, je vais partir avec elle. Mes valises sont prêtes et dans la voiture depuis plusieurs jours et tu vois, j'ai déjà mis mon manteau. Je te souhaite bonne chance avec Baian.
Mon grand-père lâcha un cri comme si on venait de le blesser physiquement et il s'écria :
-C'est ton fils!
-Non, papa, plus maintenant. C'est le tien.
J'entendis la porte du salon claquer, et la voiture de mon père démarrer. Je n'ai pas bougé pendant de longues minutes car je comprenais que jamais je ne reverrais plus celui qui m'avait fait tant de mal en m'ignorant mais que j'avais malgré tout toujours aimé.
Je me mordis les lèvres comme pour retenir le flot d'émotions qui s'emparait de moi. Mon père n'avait pas songé un seul instant à m'emmener, et c'était ce qui me faisait le plus mal. J'avais aussi appris que Mélusine avait tenté de reprendre contact avec nous, mais que mon grand-père avait entravé le processus.
Des larmes brûlantes et douloureuses me montèrent aux yeux. Encore plus que seul ce jour-là, je me sentais trahi. J'éprouvais avec encore plus de vivacité les souffrances de toutes ces années d'existence, ou je n'avais jamais eu le choix, ou je n'avais jamais rien fait de ce que je désirais. Et je n'en pouvais plus, je commençais à le réaliser. J'étouffais, je manquais d'air, je me sentais malade et malheureux. Je voulais partir.
Je glissais lentement le long du mur et m'accroupis alors que je retenais mes pleurs en serrant les dents. Je ne voulais pas verser de larmes pour cette famille que je n'avais jamais véritablement intégré. On m'avait enfermé dans cette demeure, dans ce rôle, dans cette vie et bien-sûr, il arrive toujours un moment ou l'on est fatigué de la solitude, de ces prisons que l'on nous créée, ou que l'on se créée parfois tout seul.
Que n'aurais-je pas donner pour vivre une existence comme bon me semblait! J'aurais aimé rire, parler, vivre comme tout à chacun et ne plus rencontrer les regards vides de mon père ou accusateurs de mon grand-père. J'étais épuisé, et mon endurance était à bout, à bout de tout ce que j'avais jusqu'à présent été capable de supporter.
Je balayais du regard la cour de notre maison.
Etait-ce cela ma vie? Avais-je le droit de gâcher mon existence ici, sans autre but que de faire plaisir à un homme qui me méprisait? Pourquoi cherchais-je sa reconnaissance? Evidemment, parce que je n'avais que lui, mais il ne me méritait pas, pas plus que mon père ou que ma mère. Et je ne méritais pas non plus cela. Ce n'était pas mon destin que de rester ici, comme un pantin que l'on tire par des ficelles. J'avais de la volonté, j'avais du courage, il fallait que je m'en persuade et que je parte. Le plus loin et le plus vite possible.
Ce jour-là, je n'ai pas échangé un mot avec mon grand-père, car je ne l'ai pas vu et c'était aussi bien comme cela car cela me permettait de raffermir cette témérité que je venais juste de me découvrir. Je n'ai pas pris la peine de faire de valises, juste un bâluchon dans lequel j'avais glissé tout mes cahiers et autres écrits, pour me souvenir à jamais de ce que j'avais vécu ici et pour ne plus jamais recommencer. Je ne savais pas vers ou je devais me diriger, mais la fuite, il n'y avait pas d'autre mot, était le meilleur moyen de se libérer.
Dans l'après-midi, j'avais été dire au revoir aux chevaux, les seuls qui méritaient mon adieu et qui avaient su me témoigner plus d'affection que les membres de ma propre famille. Mais ils ne seraient pas maltraiter, pas aussi longtemps que mon grand-père serait en vie et il vivrait celui-là, je pouvais le garantir, peut-être même plus longtemps que moi.
Et puis, alors qu'il était onze heures du soir et que les étoiles luisaient avec une étrange intensité dehors, je me suis décidé à partir. C'est dans le sombre manteau nocturne que je voulais me retirer. Je m'étais promis de ne plus passer une journée de plus ici et j'allais réalisé ce dont j'avais toujours rêvé.
J'ai vaguement regardé ma chambre, décoré de façon aussi impersonnelle que si mon père en avait lui-même choisi les meubles -ce qui n'était pas impossible. Rien ne me ressemblait ici, il n'y avait ma marque nulle part et une fois que je me serais éloigné de ce domicile, cela ferait exactement comme si je n'avais jamais existé. C'était étrange de dire cela, et pourtant, pas aussi douloureux que je l'avais cru. Plus rien ne pouvait me faire mal de toute manière, pas en cette nuit de délivrance.
Je me suis levé et j'ai refermé ma porte derrière moi, me coupant définitivement de ce qui avait jusqu'alors formé mon univers. J'ai lentement descendu les escaliers et je l'ai trouvé debout, au milieu du salon. Alexandre venait de rentrer.
Nous nous sommes dévisagés quelques secondes, sans prononcer un mot, et il a lu mes projets dans mes pensées. Il faut dire que mon visage et le sac que j'avais sur le dos en disait plus long que bien des phrases que j'aurais pu prononcer.
-Tu prends l'exemple de tes parents, je vois, Baian. Mais tu ne le feras pas car tu es encore plus lâche qu'eux. Demain, tu me supplieras de te pardonner et comme je suis trop bon avec toi, je le ferai sans doute. Mais sache tout de même ceci, tu n'es rien de plus qu'un sale gamin ingrat et dieu sait qu'il m'a fallu du courage pour t'élever parce que tu avais une nature exécrable. Tu ressemblais tellement à tes parents.
Mon grand-père éclata de rire alors qu'étrangement, je me sentais de plus en plus fort. Je ne prenais pas la peine de répondre alors qu'il se moquait de moi et m'insultait sans plus de retenu, car ces paroles finalement, il les avait toujours pensés. Alors autant qu'il me les dise pendant qu'il en avait encore la possibilité.
-Un imbécile incapable de s'opposer à qui que se soit, un pauvre sot pour lequel je n'ai pas même de l'estime. Je ne t'ai jamais aimé, Baian, pas plus que ton père ou que ta mère...
J'ai arrêté de l'écouter à cet instant alors qu'il deversait sur moi son flot d'acide. Je sentais une étrange colère sourdre en moi, comme une brusque montée, et j'ai serré les poings alors que le rire sarcastique et blessant de mon grand-père, qui le faisait tousser en même temps, résonnait à mes oreilles.
Je le méprisais et lorsqu'il croisa mon regard, il le vit. Il vit toute la haine que je lui portais et il vit à cet instant à quel point j'étais dangeureux et surtout, incontrôlable.
Il a reculé d'un pas alors que j'ai avancé lentement vers lui et j'ai senti l'aurorité que je pouvais exercer sur sa personne. J'ai vu dans ses yeux la peur, la terreur que je lui inspirais parce que j'étais jeune, et beaucoup plus fort, à un point qu'il ne pouvait d'ailleurs pas même s'imaginer. Je sentais que mon corps était parcouru d'un dangeureux frisson d'excitation et d'exhaltation et c'est à ce moment là que j'ai perdu pied avec la réalité.
Et le coup est parti.
Avec une force inouïe.
J'ai vu mon grand-père s'effondrer lentement à mes pieds alors que mon visage perdait peu à peu sa couleur blanchâtre qui avait accompagné cette brusque montée de violence, que je n'arrivais pas à regretter. Je ne sais pas par quelle miracle, mais j'avais réussi à le tuer sans même m'approcher de lui, en fendant l'air de mon poing. Une puissance inconnue s'était éveillée en moi, une force que j'avais toujours su latente et qui s'appelait cosmos.
J'ai posé un regard froid sur Alexandre qui gisait à mes pieds et se traînait vers moi avec difficulté, comme le vieillard qu'il était. Il allait mourir et j'ai attendu. Attendu qu'il ne respire plus, que ses yeux se voilent d'opaque. Et je me rappelerai toujours du dernier mot qu'il a prononcé et qui est mort sur ses lèvres: Baian. Quelle ironie. Pour la première fois, quelqu'un avait fait attention à moi.

Je suis parti une heure après, dans la nuit, sous la bienveillance des étoiles. Je laissais derrière moi une existence dont je n'avais jamais voulu et qui ne me convenait guère.
J'aurais pu aisément retrouver mes parents, mais s'ils n'avaient pas voulu de moi c'était pour une bonne raison, ils ne m'aimaient pas. Je connaissais un état de grande lucidité, et je m'avouais clairement la vérité. Je n'avais plus aucune raison de me la cacher maintenant que j'étais seul et unique maître de ma destinée.
Je savais très exactement vers ou m'orienter maintenant que les yeux de la nuit me guidaient vers le lieu de mon avenir.
J'avais conscience de ma véritable identité, et ce, depuis l'instant ou mon grand-père avait perdu la vie. J'étais supérieur à la plupart des gens, quelle ironie, moi qui avait toujours été traité avec mépris.
Poséidon et ses généraux dont je faisais parti allaient revenir à la vie et allaient faire renaître une terre débarassée de toutes les personnes vils qui l'embarassaient. Cela n'allait pas faire de mal à cette malheureuse planète qui ne méritait pas d'être ainsi détruite par la folie humaine.
Oui, c'était des hommes comme mon grand-père ou mon père qui abîmaient tout ce qui se trouvait sur leur passage, la nature, comme les êtres. Ils n'avaient pas de respect des autres, ils n'avaient d'ailleurs rien pour les autres. Ils étaient égoïstement tournés vers eux-mêmes et c'est pour toutes les personnes qui leur ressemblaient que je rentrais chez moi, parmi les armées de Mariners.
Détuire la terre, je n'étais d'accord avec cela que si on la reconstruisait en plus beau, en plus noble. Je comptais donc accorder mon soutien inconditionnel à mon empereur.
Et peut-être qu'un jour, lui, me regarderait.

Sea Horse Baian
"L'appel des Etoiles"

Chapitre précédent - Retour au sommaire - Chapitre suivant

www.saintseiya.com
Cette fiction est copyright Caroline Mongas.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.