Chapitre 5 : Un Goût de Cendres


J'oublie parfois jusqu'à nos liens,
Nous sommes unis par le sanguin,
Ceux-ci me semblent être une attache
Peut-être parce que je suis trop lâche.

Le destin nous a séparé
Pour nous montrer la vérité,
Car devant toi les gens se pâment,
Me reste alors le sombre de l'âme.

Mais je n'ai pas choisi ma vie,
En ai-je d'ailleurs connu l'envie?
Je veux voir tout cela changer,
Se muer pour évoluer,
Connaître enfin l'égalité.

Fugace sourire,
Intense désir
De redevenir
Ce doux enfant abandonné,
Pour qui tu aurais tout donné,
Seulement toi tu n'as pas changé,
Et je me suis emprisonné
Dans les voies de facilité.

Efface mes doutes
Montre moi la route,
Prends moi la main
Comme un soutien,
C'est le contact le plus humain
Mon seul souvenir de l'enfantin.

Les étoiles nous avaient guidés,
Nous imposant leur volonté,
Tu as mieux su les écouter...

Mais je n'entends plus même leur voix,
Se soucient-elles encore de moi?

GEMINI KANON



Mémoires de Kanon et de Saga, chevaliers d'Or des Gémeaux. (écrit par Kanon)


Ils l'emmenaient. Ils me l'enlevaient. Non, plus encore, j'avais l'impression qu'ils me le volaient. Je me souviens encore du goût amer, de cendres, que mes larmes avaient alors qu'elles couraient le long de mon visage, le maculant. Mes pleurs finissaient leur course sur mes lèvres et je ne pouvais pas les essuyer tant je criais à écorcher les oreilles.
Je revois Saga, tendre déséseperement la main vers moi, alors qu'une institutrice de l'orphelinat ou nous nous trouvions me maintenait, m'empêchant ainsi de tenter de courir derrière la voiture, comme j'aurais tant aimer le faire. Ce jour restera à jamais graver dans ma mémoire, comme le premier d'une longue marche vers ce que j'étais réellement.
Nous étions tous les deux nés en Grèce, Saga et moi, dans un village proche d'Athènes du nom de Rodorio. La population y est très pauvre et les habitations ne ce constituent que de quelques vieilles mazures, une église et une ancienne auberge peu fréquentée, mais qui réussit malgré tout à se tenir à flots. C'est dans cet endroit que mon frère et moi avons vu le jour, par une chaude et étouffante après-midi de mai. Notre mère était, d'après ce que le prêtre qui nous a retrouvé nous a expliqué, extrêmement jeune et elle était soit-disant venue dans cet endroit pour prendre quelques vacances. Mais la réalité était tout autre.
J'ai appris, beaucoup plus tard, qu'elle était originaire d'Olympie, et qu'elle vivait encore, mais je n'ai nul désir de la retrouver, encore moins de la voir ou de fonder une quelconque amitié avec elle. Je l'ai méprisé dès que j'ai été en mesure d'éprouver de la haine, et, même si maintenant elle m'est plutôt indifférente, je ne peux me retenir d'éprouver une certaine raucune vis à vis de sa personne. Sait-elle que ses fils sont toujours en vie? Certainement. J'aimerais juste que l'on me dise qu'elle éprouve des remords, mais je doute fortement que ce soit le cas.
Cette journée de canicule scella notre destin, à tous deux et nous allions découvrir, beaucoup plus tard dans notre existence, que nous étions indisociables à jamais, même si nous ne le souhaitions pas. Est-ce cela que la destinée des jumeaux? Je me suis souvent posé la question sans jamais y trouver de réponse, car, qui peut prétendre avoir l'audace de connaitre le dessein céleste?
Saga était l'ainé de quelques minutes, le prêtre nous l'a précisé, et moi, Kanon, je n'étais pour ma part que le seconde, place qui allait, quelques années plus tard, me devenir insupportable, invivable. Notre génitrice s'est enfuie cette nuit-là, en laissant deux poupons dans un berceau prêté par l'auberge, empaquetés dans des linges et avec pour tout souvenir ou héritage de sa personne, deux prénoms. Nous avons reposé durant les premières heures de notre vie l'un près de l'autre, silencieusement jusqu'à ce que quelqu'un s'appercoive que l'on ne faisait pas de bruit et que c'était étrange pour des nourrissons qui venaient juste de voir la lumière du jour. Il paraît que lorsqu'on nous a découvert, nous étions l'un et l'autre sur le point d'étouffer car on nous avait couché n'importe comment et à la va-vite, notre mère n'ayant aucune experience des enfants...
C'est le prêtre du village de Rodorio qui s'est chargé de nous et nous a emmené jusqu'au presbytère pour que nous y passions notre première nuit. C'était un endroit humble par lequel je passerais souvent, alors que je serais âgé d'une douzaine d'années et que mon existence semblerait me filer entre les doigts sans que je puisse la retenir.
Le père Laïos était un homme profondément bon et juste, et qui avait un don inné de l'observation. Il a toujours été la personne dont je me suis senti la plus proche, après Saga évidemment. Nous pouvons d'ailleurs nous estimer heureux d'avoir été retrouvé par ce curé de campagne, car, sans lui, les aubergistes, nous auraient sans doute laisser mourir de faim et de chaleur dans cette chambre vétuste ou nous avions vu le jour. On m'a raconté qu'ils étaient particulièrement en colère contre notre mère et qu'ils avaient bien failli reporter leur haine sur nous en se laissant emporter. Il faut dire, une jeune cliente d'une quizaine d'années qui laisse pour tout paiement deux jumeaux fraîchement nés, je saisis fort bien leur sujet d'inquiètude et d'amertument. Heureusement, Zeus avait fait en sorte que Laïos se trouve sur notre route.
Longtemps, je me suis demandé pourquoi il n'a pas essayé de nous élever lui-même, car nous aurions sans doute été bien plus heureux en sa compagnie que dans ces dortoirs collectifs qui formaient notre quotidien dans les orphelinats ou l'on nous déposait.
Saga et moi avons quitté Rodorio le lendemain matin, dans les bras du curé, qui nous convoyait vers l'orphelinat le plus connu de la capitale, sa pauvreté, il nous l'expliqua plus tard mais n'écoutais alors que d'une oreille distraite, ne lui permettant pas de nous garder même si l'envie ne lui manquait pas. Il s'était immédiatement attaché à nous, un peu comme s'il savait qu'il avait affaire à deux personnes particulièrement importantes pour le destin du Sanctuaire, car il avait connaissance de l'existence du domaine sacré, de la déesse Athéna et de ses chevaliers. C'est sans doute pour cela, en ai-je déduit, qu'il sentit monter en lui une telle envie de nous élever, de nous garder auprès de lui. Pourtant, il a bien du se résoudre à nous livrer car il avait à peine de quoi nourir l'un de nous deux et il refusait de séparer des jumeaux. Il disait sans cesse que nous étions deux êtres qui nous complètions, je m'en souviens comme si c'était hier, et que nous devions passer toute notre vie à nous épauler, à nous entraîner et surtout à nous aimer, car c'était une chance inestimable que d'avoir un frère alors que l'on se retrouve orphelin. Et je devais bien admettre qu'il n'avait pas tort et que longtemps, nous avons appliqué ses principes.
Après que nous fûmes confiés aux mains compétentes d'une assistante sociale, commença pour nous une période troublée et ou nous essayions de trouver une solution à notre malheur par tous les moyens. De nous deux, Saga était le plus protecteur, le plus enclin à prendre d'importantes décisions alors que je n'étais que celui qui se laissait guider, qui écoutait avec attention et intêret les paroles de son aîné. Ce rôle me convenait à l'époque parfaitement car je n'y voyais pas de mal et j'avais un constant besoin d'être rassurer, d'être persuadé par une voix calme et posée que tout s'arrangerait, et qu'un jour, nous pourrions vivre à Rodorio, auprès du père Laïos qui venait nous rendre visite deux fois par semaine. Il était d'ailleurs le seul contact que nous avions avec le monde extérieur, cet univers que nous ne connaissions pas mais que nous rêvions de découvrir, de faire nôtre. Saga m'avait appris les possibilités qu'offraient la vie, et il avait éveillé ma curiosité dès plus mon plus jeune âge. Comment, pour sa part, avait-il réussi à faire sa propre éducation? Je n'en ai pas la moindre idée, mais déjà, il devait avoir l'étoffe d'une personne hors du commun.
J'étais aussi intelligent que lui, je le savais. Nous étions jumeaux même dans ce domaine. Seulement, je me rapelle qu'il était beaucoup plus travailleur, plus attentif aux conseils qu'on lui prodiguait que je ne l'étais. Je me voyais pour ma part, comme un incompris. J'avais un esprit très vif, mais malheureusement peu rationnel car ma nature rêveuse m'entraînait souvent loin dans les limbes de ma fertile imagination. Je possèdais une forme d'intelligence non reconnue par les professeurs et c'est pourquoi l'on me qualifia vite comme étant le "mauvais jumeau". Saga, par contre, réussissait dans tout ce qu'il entreprenait, avait un caractère tenace, alors que, pour ma part, j'abandonnais vite ce qui me paraissait trop difficile, trop ennuyeux. Les gens nous percevaient comme deux opposés et ne remarquaient pas notre complémentarité.
Je me rappelle que toutes les remarques que je surprenais sur mon compte m'affectait beaucoup et qu'un soir, alors que le dortoir dans lequel nous vivions depuis près de trois ans, je me suis installé à proximité de la fenêtre, symbole de mes divaguations et de mes songes et je me suis assis en tailleur avant de me mettre à sangloter doucement, silencieusement pour que personne ne me remarque. Je savais déjà que mieux valait souffrir en silence, plutôt que de se montrer au grand jour. Je devais offrir un spectacle désolant, la tête courbée en avant, mes larmes glissant sur mes joues et attérissant sur mes petites chaussures d'été.
Je ne comprends toujours pas ce qui a guidé mon aîné jusqu'au dortoir, ou il n'avait pourtant rien à faire. Il était interdit d'y venir durant la journée pourtant et j'ai pu constater, ce jour-là, non sans un certain plaisir, que seul son frère pouvait lui faire outre passé le sacro-saint règlement.
Il s'est approché de moi doucement, de sa démarche légère, et s'est penché au-dessus, sans rien dire, car il savait que les mots m'auraient gêné. Il ne m'a pas observé plus d'une demi seconde et est ensuite allé se poster debout, devant la fenêtre, ou, du haut de ses trois ans, ils surveillaient déjà les autres enfants qui jouaient dans la cour et sur le terrain de sables. Et il a commencé à parler de banalités, de futilités sans importance, et je ne peux dire à quel point je me suis senti soulagé en voyant qu'il feignait d'ignorer que je pleurais. Il ne voulait pas m'humilier en me montrant que je n'étais qu'un gamin et j'admire, encore aujourd'hui, ce tact qu'il a toujours eu avec les autres depuis sa naissance. Il m'a posé quelques questions sans conséquence, sur ce que je comptais faire cet après-midi, ou d'autres choses de ce genre et il a réussi à me faire sortir, peu à peu, de mon chagrin et de ma peine. Il m'a consolé sans même que je m'en rende compte, ammenant lentement la conversation vers le sujet de mes tracas. Il avait une manière incroyable de faire dériver les discutions à l'endroit exact ou il voulait les amener. Même les professeurs se laissaient tromper par son sens aiguë de la communication. Il était trop habile pour eux et il le savait, pourtant, il n'en abusait jamais.
C'est ce jour-là, à cause de cette consolation qu'il m'apportait, discrètement, que je me rendis compte d'à quel point je l'aimais. Je ne m'étais jamais senti comme un orphelin depuis ma naissance, même si c'était pourtant ce que j'étais bel et bien. J'avais toujours eu sa présence à mes côtés, et ce depuis le jour ou nous étions nés et ou l'on nous avait déposé dans un berceau d'emprunt. Et j'avais toujours su qu'il se trouvait dans le lit près du mien alors que je n'arrivais pas à m'endormir dans cet orphelinat, dans cet établissement collectif que je méprisais car j'étais d'une nature solitaire. Saga était la source de lumière de mon existence et j'aimais à savoir qu'il veillait sur moi et, grâce à lui, je n'avais jamais été seul. Il était la seconde moitié de mon âme, comme nous l'avait expliqué le père Laïos et c'est pourquoi nous ne devions pas être séparés.
J'avais conscience qu'il était le préféré de nous deux, car sa personnalité extravertie lui permettait d'attirer les amitiés et l'affection. Et moi, je n'avais pas envie que quelqu'un d'autre que lui ne s'intéresse à moi. Je n'ai jamais eu peur que l'amour que lui portait les autres le détourne de ma personne, car il n'avait que faire des gens qui gravitaient autour de nous deux. J'étais le seul être qui avait de la valeur à ces yeux et cela me rassurait. Seulement, il simulait à la perfection d'avoir envie de se faire des amis, et les institutrices n'y voyaient que du feu. Saga était un enfant particulièrement doux et gentil avec tous, et il éprouvait un réel amour pour les autres, comme si l'humanité toute entière méritait son respect. Il avait déjà la valeur des êtres à l'âge de trois ans et je ne l'en trouvais que plus digne d'admiration. Il était mon frère et j'étais fier de lui, par contre, je ne savais pas s'il était content de moi.
Je le suivais dans tous ces jeux, dans toutes ces histoires, je renchérissais parfois, j'étais souvent drôle, mais je n'avais pas ses traits d'esprit déjà incroyablement matures. Etrangement, et contre toute attente, je n'étais pas jaloux de lui. Je me rappelle que dans notre orphelinat, il y avait deux autres frères et qu'ils se disputaient sans cesse. Nous les regardions, Saga et moi, avec un certain amusement, car ils étaient des bêtes curieuses à nos yeux. Nous, nous avions compris que nous étions radicalement différents et que c'était ce qui faisait notre force. Il était plus avenant, plus gaie, plus rusé, alors que moi, j'étais plus rêveur, plus solitaire et plus indifférent. Mais nous nous étions acceptés tel que nous étions réellement, même si les autres ne le comprenaient pas toujours. Je me demande encore ce qui se serait passé, s'il n'y avait pas eu ce fameux jour ou toute notre existence bascula.
Peut-être serions-nous resté ce duo indissoluble que nous étions alors? En fait, je n'en sais rien et cela me fait mal d'y penser, de me souvenir, de raconter tout cela. Pourtant, il le faut bien, car j'ai appris à me servir de mon passé, à l'utiliser pour ne pas comettre les mêmes erreurs.
Souvent, dans notre orphelinat, des couples passaient pour venir prendre des enfants, pour les choisir, un peu comme lorsque l'on décide en observant une vitrine quel cadeau de Noël on désire. Je redoutais particulièrement ces jours que je qualifiais, non sans un brin d'ironie et de sarcasme "les journées d'exposition". Je souhaitais ardemment quitter ce dortoir, mais je redoutais en même temps de me retrouver dans une maison, dans une vie familiale ou il m'aurait fallu accepter quelqu'un d'autre que mon frère. C'était pour moi inimaginable et Saga le savait. C'est pourquoi il m'ordonnait toujours de lui donner la main quand des gens s'approchaient de nous. Malgré sa jeunesse, il avait déjà saisi qu'adopter deux enfants en même temps rebuterait sans doute la plupart des gens, et il n'avait pas tort sur ce point. Nous nous appliquions donc, durant ces jours ou l'on venait nous observer comme des animaux curieux, à accentuer encore plus notre ressemblance. Nous avions l'air de copies parfaites, et cela dissuadait la plupart des futurs parents de nous approcher. Notre technique était infaillible, c'était toujours ce que me disait Saga, la veille des jours fatidiques, pour me rassurer, juste avant que je ne sombre dans le sommeil. Sa foi en lui et en moi me donnait confiance et c'était comme cela que je réussissais à ne pas trembler de peur quand l'on s'approchait de nous pour nous examiner. Nous faisions exprès de rester silencieux, la tête penchée en avant ou de nous chuchoter des secrets, parfois sans queue ni tête, dont nous excluions tous les autres. Et cela donnait de très bon résultats, puisque, trois ans durant, nous avions réussi à éloigner toutes les personnes de nous, alors que nous étions incontestablement les enfants les plus beaux de l'orphelinat.
Je me suis souvent demandé si Saga avait envie d'être adopté ou s'il repoussait tout le monde seulement pour moi. Nous n'en avons jamais discuté ensemble, mais je crois qu'il aurait eu envie d'un foyer...si j'en avais fait parti bien évidemment.
Jamais nous n'avions songé que l'on nous séparerait. C'était impossible d'envisager notre vie sans l'autre car cela aurait signifier abandonner une partie de son âme, de l'essence même de son être et aucun de nous deux, surtout pas moi, n'aurait supporter ce déchirement. Ou l'on nous prenait tous les deux, ce qui ne m'aurait pas fait plaisir, on l'on nous prenait pas du tout, ce qui était la solution que je préferais de loin.
Nous avions trois ans et demi lorsque notre univers bascula de façon si soudaine, si inattendue, que j'en restais sans réaction même après avoir eu connaissance de la nouvelle. J'étais abasourdi et je ne trouvais pas de méthode pour m'adapter à notre nouvelle situation. De toute manière, je ne crois même pas que j'en cherchais.
Je pense que l'on avait remarqué notre manège depuis déjà plusieurs mois et que les professeurs songeaient sans doute qu'il s'agissait en réalité d'une de mes manigances. J'étais certes, coupable de ne pas avoir envie de me faire adopter mais j'étais dans l'histoire aussi fautif que Saga. Cependant, les autorités, comme disait tout le temps mon aîné pour désigner ceux qui s'occupaient de gérer l'orphelinat, avaient dû décider de nous arrêter. Ils devaient probablement songer que notre amitié était trop forte, et que nous devions apprendre à vivre l'un sans l'autre. Et c'est pourquoi ils agirent, contre notre grè - mais que pouvions nous faire alors que nous n'étions que de très jeunes enfants?- et de façon très radicale.
Je me souviendrais toujours et ce, jusqu'à ce que je rende mon dernier souffle, du jour ou une assistante sociale à passer la porte du dortoir ou l'on nous avait demandé de rester exceptionnellement jusque tard dans la matinée.
Nous n'avions pas compris pourquoi l'on nous intimait cet ordre alors que tous nos camarades avaient l'obligation de se rendre en cours. Je devais déjà me douter de ce que l'on allait nous annoncer, car plutôt que de bondir de joie à l'idée de ne pas avoir à faire de stupides coloriages auxquels je préfèrais mes incessantes rêveries, j'étais parcouru de violents frissons et je ne pouvais empêcher mes mâchoires de claquer l'une contre l'autre alors que nous n'étions qu'au mois de novembre. Saga tentait de garder une apparence de calme et de sérénité pour me rassurer, mais je n'étais pas duppe. Il était lui aussi particulièrement anxieux et appréhendait le moment ou quelqu'un viendrait nous chercher. Nous étions tous les deux assis sur son lit, partageant un silence qui me semblait si épais que nul n'aurait pu le déchirer autrement qu'au couteau. Il n'y avait rien à dire, et seule la présence de l'autre nous rendait un peu plus à l'aise.
Nous nous sommes cognés nos têtes quand cette grande jeune femme blonde, accompagnée de l'une des surveillantes et de l'assistante sociale, est rentrée d'un pas décidé dans le dortoir. Elles avaient toutes les trois de larges sourires aux lèvres, comme si elles avaient une joyeuse nouvelle à nous annoncer. J'ai senti que des larmes sourdaient déjà au coin de mes paupières, et je les aurais sans peine laisser couler pour me vider de ma peur, si je n'avais pas senti la main de Saga faire pression sur la mienne. Nous avons échangé un regard et il m'a signifié que nous allions nous en sortir, quoi que l'on nous fasse, quoi qu'il advienne. Il ressemblait à cet instant au mur de granit sur lequel je rêvais de m'appuyer et je n'ai pas refusé de partager avec lui cette confiance qu'il avait en l'avenir et que, sans lui, je ne possèdais absolument pas.
Ensuite, il ne me reste que des bribes de phrases imprécises, comme lorsque l'on a été victime d'un violent choc ou d'une émotion si difficile à maîtriser que l'on n'a plus que des fragments de mémoire concernant cet instant difficile. Je suis un peu comme amnésique à propos de cette matinée, l'une des plus terribles de mon existence.
"-Saga, voici ta nouvelle maman. Elle t'emmenera chez elle d'ici à un mois. Mais ne t'inquiète pas, elle est extrêmement gentille et elle s'occupera bien de toi avec son mari."
Je me rappelle encore assez bien de la scène jusqu'à ce moment, mais après que la surveillante eut ajouté à mi-voix à l'adresse de la femme qui voulait emporter mon frère, tout s'est brisé.
"-Il est tout de même malheureux de devoir séparer des frères, mais il est vrai que l'on ne peut pas faire autrement. Et puis, cela ne fera pas de mal à celui-ci, il a besoin d'un peu d'indépendance et c'est un service que vous lui rendez d'après le pédiatre qui le suit."
Tout éclata, comme une galerie de glaces qui partiraient en mille morceaux, comme si mon âme se fendait de toute part, que je n'étais plus qu'un corps, une enveloppe charnelle vidée, ou plutôt privée de son âme, de son essence. Dans un bruit de fracas intérieur comme je n'en connus plus jamais, un secret barrage qui jusqu'alors retenait mes émotions cèda, et je restais sans bouger, sans plus pouvoir esquisser un mouvement. Je venais de mourir. De l'intérieur.
J'étais très jeune, mais j'avais compris chaque parole prononcées. Ensuite, je ne me rappelle plus très bien ce qui s'est produit. Je me revois assis, un peu comme si je flottais en dehors de mon corps, que j'étais au-dessus de moi-même et que je pouvais m'observer, imperturbable, non incapable de faire autre chose que de respirer, si toutefois j'en avais encore envie. La vie sans Saga... la vie sans Saga... mais à quoi allait-elle ressembler? Je n'allais plus être qu'une ombre, une sorte de caricature de moi-même sans mon jumeau, sans la seconde partie de ma personne, celle qui donnait du relief à mes émotions, à ma vie. Je n'avais pas encore assez de froideur et de lucidité pour me demander, comme je le ferai plus tard dans la nuit, pourquoi ils me faisaient cela? Pourquoi détruisaient-ils la seule famille que j'avais encore? Toutes les réponses à ces interrogations, je ne les avais pas et j'avais beau chercher, je ne les trouvais pas. Seul. C'était ainsi que j'étais destiné à finir. Sans plus personne que moi-même sur qui compter. Je n'ai pas verser de larmes, je n'en avais pas encore à cet instant, alors que mon frère dormait à côté de moi, ou qu'il simulait le sommeil, je n'en savais rien. Nous n'avions plus qu'un mois à peine à passer ensemble, mais à quoi cela rimerait-il? Un mois...pourquoi faire? Pour se rendre compte que l'inéluctable avançait vers nous et que chaque seconde nous était comptée? Qu'est-ce que cela signifiait? Que j'avais un mois pour faire le deuil de la seule personne que je n'avais jamais eu, qui ne m'avais jamais aimé? Mais je ne le pouvais pas. Comment aurais-je été capable de me résigner au fait que l'on m'ôtait une partie intégrante de ma personnalité. Cette séparation était comme une amputation morale, je m'en rendais parfaitement compte. Et Saga aussi.
Nous avons parlé chaque jour de son départ, chaque minute, chaque seconde ou nous étions ensemble, c'est à dire tout le temps. Il nous restait si peu de moments à partager que nous les vivions avec une intensité décuplée, mais au fond de moi, j'avais ce pincement au coeur qui ne cessait de me dire.
"Kanon...bientôt, tu seras seul."
J'ai souvent eu envie de pleurer à cette période, mais je savais que je devais résister. Pour lui. Pour lui donner l'illusion que j'étais brave, que j'allais pouvoir m'en sortir sans lui, même si c'était complétement faux et que j'étais totalement désarmé et désamparé sans sa présence rassurante et bénéfique. Mais je voulais qu'il parte en ayant moins de peine que moi, car je voulais l'épargner. S'il avait la chance de pouvoir vivre une vie meilleure que la mienne, je n'allais pas être égoïste au point de l'en empêcher. Et puis, de toute manière, même si je l'avais désiré, je n'aurais rien pu faire pour arrêter le processus qui était en marche.
Nous avons beaucoup parlé lui et moi, de ce qu'il allait devenir, de la manière dont j'allais devoir me débrouiller. Je me souviens qu'il me jurait souvent qu'il reviendrait, qu'il convaincrait les personnes qui l'adoptaient de venir me prendre, qu'il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour me permettre de le rejoindre. Et pour la première fois de ma vie, je ne le croyais pas. Et il ne croyait pas non plus une seule des paroles qu'il proférait, seulement, cela lui faisait du bien de me les dire, et cela me faisait du bien de les entendre.
Avant que l'on nous apprenne que Saga allait être adopté, nous avions monté un plan pour nous enfuir de l'orphelinat et aller vivre au village de notre naissance, celui de Rodorio. Nous avions même échangé quelques mots avec le père Laïos sur ce sujet et il avait laissé sous-entendre qu'il accepterait de se faire notre complice. Seulement, à présent, tout était bel et bien fini, terminé. Nous n'avions plus aucune chance de mettre ce projet à execution et même le curé que nous aimions tant ne nous en parlait plus quand il venait nous voir, c'est à dire, de moins en moins souvent. Il devait souffrir lui aussi, de perdre l'un des deux garçons qu'il considérait commes ses propres fils.
Ce mois, ce terrible mois, me parut à la fois très bref car je savais qu'à son terme Saga disparaitrait probablement à jamais de mon existence, et en même temps extrêmement long, voire même interminable, car chaque nouveau moment en était plus pénible. J'étais fatigué de vivre dans la tourmente et ma propre impuissance dûe à ma jeunesse me rendait encore plus mélancolique que je ne l'étais déjà.
Et puis, la grande femme blonde est venue un après-midi, et la veille, quelqu'un s'était rendu dans les dortoirs pour faire les bagages de Saga.
Il partait.
Je l'avais compris même si on ne m'avait rien dis. Il est des choses que l'on a pas besoin d'expliquer à un enfant pour qu'il les sache.
L'inconnue la prise dans ses bras, et une institurice m'a emmené dehors, pour que je lui dise aurevoir avant qu'il ne monte en voiture. Le soleil était entrain de se coucher à l'horizon, et j'avais l'impression que c'était la dernière fois que je sentais ses rayons me réchauffer la peau et qu'à partir de demain, il ferait nuit éternellement, dans mon monde du moins.
Je perdais celui que j'aimais le plus au monde. Cette phrase résonna soudainement dans mon esprit, comme le glas de la mort. De la mort de l'âme. A cet instant, je n'ai pas pu me retenir de me mettre à pleurer, mais pas silencieusement comme je le faisais à mon habitude, mais en de longs sanglots qui me donnaient mal à la tête, qui m'écorchaient les oreilles, me déchiraient la gorge et qui m'empêchaient presque de voir. Je me souviens que Saga m'a pris dans ses bras, et qu'il s'est mis à verser des pleurs de la même façon que moi, de manière presque quasi hystérique. C'était la première fois que je voyais des larmes inondées son visage. Il me serrait de façon compulsive, comme s'il ne voulait plus jamais me lâcher. Là, la surveillante qui m'accompagnait m'a arraché des bras mon aîné. J'ai hurlé pour qu'elle me repose à terre car je voyais que l'on mettait de force Saga dans la voiture. J'ai vu le véhicule démarrer, mon frère se jeter contre la vitre arrière en criant mon nom de façon si violente, si brutale, que je l'entendais malgré le bruit de moteur, malgré mes propres hurlements. Les pneus qui crissaient, la voiture qui s'éloignait à l'horizon, tous ces souvenirs sont intacts dans ma mémoire. Ma voix se mêlait à celle de mon frère et l'on n'arrivait plus à les distinguer l'une de l'autre. Et je crus que la source de mes larmes ne se tarriraient jamais. Et mes pleurs avait un goût amer sur mes lèvres, un goût salé, un goût de cendres qui ne devait plus jamais quitter ma vie à partir de cet instant.
On m'a ramené de force dans l'orphelinat. Je me suis retrouvé seul dans le dortoir ou l'on m'avait emmené pour que je me repose. C'était nécessaire, m'avait-on dit. Mais je n'avais pas écouté. Ma douleur me rendait sourd, aveugle et muet. Saga...Saga...
Toute la nuit, j'ai pensé à lui. Des centaines et des centaines d'interrogations sont venues m'accaparer l'esprit, et pas seulement les heures qui suivirent son départ, mais les deux mois qui passèrent après notre séparation. Pourquoi nous avons été séparé? Pourquoi avait-il été choisi pour être adopter et pas moi? Cette question revenait souvent. On m'avait toujours dit que j'étais le "mauvais jumeau" et c'était finalement peut-être vrai. Peut-être que Saga avait eu le droit à une famille parce qu'il était plus gentil. Oui, si j'étais seul maintenant, je ne pouvais sûrement m'en prendre qu'à moi-même. Ce devait être cela, je ne voyais de toute façon pas d'autre explication au deuxième abandon de mon existence. Tous ceux qui m'avaient aimé partait, bon gré mal gré, peu importait car le résultat était le même: ils disparaissaient de ma vie. J'étais sûrement indigne d'amour.
C'est à ce moment que quelque chose s'est brisé en moi, que je me suis peu à peu, imperceptiblement, sans même m'en rendre compte, éloigner de Saga. Cela a été le commencement de la fin, alors que je n'avais que trois ans et demi, et que je ne comprenais pas ce qui m'arrivait.
Mon frère, je l'aimais toujours. Je n'arrivais pas à me remettre de son départ. Je ne mangeais, ne dormais, ne parlais, ne jouais plus. Je n'étais qu'une enfant désarticulé que l'on transporte comme un balûchon, que l'on jette vaguement sur une chaise et dont on ne s'occupe plus ensuite. Je voulais qu'il revienne et c'était tout ce qui m'importait. Mon existence sans lui, se résumait à un décès intérieur auquel je ne pouvais pas me résoudre. C'est pourquoi, malgré le peu de témérité dont j'avais jusqu'alors toujours fais preuve, j'ai pris la première décision de ma vie. J'allais partir. M'en aller à Rodorio vivre avec Laïos, car c'était le seul endroit ou Saga pourrait me rejoindre si jamais il avait la possibilité de s'enfuir de chez lui. Je ne savais pas, alors que les reflexions tourbillonaient dans ma tête, qu'à plusieurs dizaines de kilomètres de moi, mon aîné se tenait exactement les mêmes propos.
Etrangement, nous sommes partis la même nuit, ce qui prouve bien combien les jumeaux sont reliés pour un fil tenu et invisible qui leur dicte leur conduite, comme s'ils possèdaient un conscient différent et un inconscient commun. J'avais, alors que je sortais dehors sans rien de plus que les vêtements que je portais et une poterie qu'avait fait mon jumeau l'année précédente à l'occasion de Noël, pour seul guide les étoiles. Mais ces dernières m'étaient familières et il me suffisait de les regarder pour qu'elles m'indiquent la direction. J'avais confiance en elles et la suite me donna raison, car, au croisement d'un chemin, je me suis retrouvé nez à nez avec Saga.
Je me souviens comme nous nous sommes jetés dans les bras l'un de l'autre, comme nous sommes tombés à terre, sans nous lâcher, en nous serrant de plus en plus fort et en sanglotant de joie. Nous nous étions perdus de vue pendant plus de deux interminables mois et malheureusement, ce laps de temps avait suffi pour que nos rapports soient à jamais changés, non pas en surface non, mais en profondeur, ce qui était bien plus grave. Il était resté le même, cette expérience ne l'avait pas changé, mais moi, j'avais compris qu'il me fallait compter sur moi seul et ne plus m'appuyer sur lui, car un jour, forcément, nous serions séparés. Cela me faisait peur d'y penser, mais je ne devais pas me fermer les yeux.
Quand nous sommes arrivés à Rodorio, le prêtre nous a expliqué qu'il ne pouvait pas garder deux fugitifs, mais qu'il savait exactement ce qui nous conviendrait. Et c'est ainsi que nous avons attéri au Sanctuaire. C'est un chevalier du nom d'Orphée qui nous y a conduit. Il était très gentil mais semblait en permanence préoccupé par autre chose. Je ne sais pas ce qu'il est devenu depuis...
C'est dans cet endroit que notre destin s'est scellé à jamais et que le fossé qui avait commencé à naître entre nous s'est de plus en plus agrandi, nous rendant par la suite la communication impossible.
C'est à cause de la séparation que nous avons vécu dans notre enfance, que nous nous sommes éloignés l'un de l'autre et que je suis devenu ce que je suis à présent. Je ne me déplaîs pas ainsi, mais parfois, je me surprends à regretter les premières années de notre vie à tous deux.
Seulement, tout était différent et au fil des ans, j'ai bien retenu une leçon.
Chez des jumeaux, il y a toujours un vainqueur et un vaincu, un gagnant et un perdant. C'est ainsi, et on ne peut pas changer cette loi de la nature. Moi, je suis le "mauvais jumeau", je suis affligé d'un caractère difficile, en somme j'ai toutes les tares d'après ceux qui me jugent.
C'est sûrement à cause des cicatrices que m'ont laissé cette histoire d'orphelinat ou j'ai réalisé que Saga serait toujours celui que l'on préférerait. Que si il n'avait fallu en choisir qu'un, se serait lui qui serait resté. Il n'y peut lui-même rien puisqu'il est né ainsi et je ne lui en veux donc pas vraiment. Mais cependant...je n'arrive pas à oublier que j'ai été l'enfant délaissé, celui dont on ne veut pas.
J'ai compris que les blessures de l'enfance sont celles qui ne meurent jamais.
Et quand j'y repense, j'ai un goût de cendres qui me remonte aux lèvres.

Gemini Kanon
Le 29 août 2000
"L'appel des Etoiles"

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Cette fiction est copyright Caroline Mongas.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.