Chapitre 1 : Ethylosaint


" Paie d'abord ce que t'as bu et ensuite on verra. "

Les mots étaient tombés comme le couperet d'une guillotine, coupant dans son élan l'homme accoudé au bar - agrippé devrait-on plutôt dire, car l'état dans lequel il se trouvait ne lui laissait pas d'autre alternative, à moins de vouloir choir lourdement sur le sol. Mais son esprit, bien que n'ayant depuis plusieurs heures déjà plus la capacité d'assurer correctement l'équilibre de son corps, était tout de même assez clair pour savoir que cette masse qu'était le bar pouvait compenser cette perte d'équilibre, et c'est pourquoi son bras gauche s'y agrippait comme si sa vie en dépendait, tandis que le droit agitait un verre vide qui réclamait qu'on le remplisse.

Cette réclamation n'avait pas vraiment sa source dans l'esprit de cet homme, mais plutôt dans les molécules éthyliques lui parcourant la boite crânienne de long en large, qui pour leur part ne se souciaient que peu de l'équilibre général du corps, sans quoi elles n'auraient pas manqué de remarquer que si d'autres de leurs comparses venaient leur tenir compagnie dans cette matière grise, le bras ne serait certainement plus en état de tenir le bar, et le corps s'effondrerait certainement au sol sans espoir de pouvoir retrouver la position verticale avant plusieurs heures.

Le plus raisonnable serait d'attendre encore une heure ou deux avant d'ingurgiter encore une dose de cet alcool (de la vodka de marque Eristoff, pas la meilleure qu'on puisse trouver sur la marché mais pas la pire non plus, devant son nom au fondateur de la distillerie, Nicolas Alexandrovitch Eristoff, qui a l'époque, au début du XIXe siècle, en 1806 plus exactement, n'aurait jamais cru que près de deux siècles plus tard il serait l'un des premiers fournisseurs de vodka de toute l'Europe, assaisonnée d'une légère dose de jus d'ananas, formant ainsi une boisson rafraîchissante ainsi que fortement inhibitrice des capacités mentales de tout être humain, surtout absorbée en dose massive), histoire d'avoir une chance de réussir à garder un minimum d'activités neurales. Mais les neurones nageant dans la vodka ne sont pas souvent raisonnables.

Contrairement au barman. Lui essaie de rendre raisonnable l'homme se trouvant devant lui. Enfin l'homme…. La loque humaine plus exactement. Il se demandait comment une personne aussi jeune avait pu absorbé une si forte dose de liquide spirituel sans succomber, mais après tout c'était bon pour les affaires, pourquoi se poser des questions inutiles ?

Cependant si il accédait à la requête vaguement grommelée mais pourtant largement compréhensible qui venait de lui être exposée, il lui faudrait ouvrir une nouvelle bouteille, et il avait décidé de ne pas le faire avant d'avoir reçu le paiement des trois précédentes. Stratégie prudente, car il doutait qu'après avoir ingurgité un verre de plus cette personne eut gardé les capacités nécessaires à l'accomplissement de l'acte de paiement. Déjà qu'il n'était pas certain qu'il eut les moyens de payer, mieux valait le réclamer avant qu'il ne perde également les capacités physiques.

Il avait assuré en entrant qu'il pourrait payer tout ce qu'il boirait, et le barman n'avait aucune raison d'en douter, car il avait l'air de sortir d'un milieu relativement aisé. Le barman avait décidé de lui faire confiance pendant trois bouteilles, mais il y a des limites à la confiance de quelqu'un à qui on doit donner de l'argent.

Réagissant soudain aux paroles du barman, la main droite lâcha tout à coup le verre, qui s'écrasa un peu plus d'un mètre plus bas, se séparant en une multitude d'entités singulières communément appelées éclats de verre. Puis la main se dirigea vers l'intérieur de la veste du jeune homme, et en ressortit un bloc de feuilles rectangulaires pré-imprimées détachables. La main tremblant parvint tant bien que mal à poser le carnet de chèques sur le bar, mais échoua dans sa tentative d'en détacher le premier exemplaire.

Toujours serviable lorsqu'il s'agit de se faire payer, le barman se chargea de détacher ce chèque et de le remplir, puis il le posa devant l'homme effondré sur le bar.

" Je peux quand même pas signer à votre place. "

La main s'empara du stylo tendu par le barman et en posa la pointe sur le papier puis, contre toute attente, parvint à y inscrire, bien que d'une écriture tremblante, le nom de son propriétaire.

Jabu, quel drôle de nom, pensa le barman en regardant le chèque. Ça doit être un nom étranger. Mais je vois pas d'où il peut venir.

C'est à ce moment qu'il vit le nom du possesseur du carnet de cheque. Il ne s'agissait pas de l'homme nommé Jabu, mais d'un grand groupe industriel rassemblant des centaines de société de par le monde, la fondation Graad. Le barman se demandait comment ce carnet de chèque était parvenu dans la poche de son client, lorsqu'il remarqua une carte qui avait été sortie de la poche de la veste de Jabu en même temps que le carnet de chèque : une carte d'identité portant la photo du client et le nom Jabu.

L'adresse du domicile de ce dernier était le siège de la fondation, à Tokyo. Mais ce n'était pas le plus curieux. En face de la mention nationalité, figuraient les trois mots japonaise - grecque - algérienne. Il devait avoir deux parents de nationalités différentes et être né dans un troisième pays. Etrange. Enfin ca n'était pas l'important, ce qui comptait était que cette carte avait l'air vraie, donc à priori le cheque ne risquait pas d'être refusé.

Pour le coup, il posa un nouveau verre qu'il remplit de vodka - ananas, et qui fut aussitôt vidé dans la gorge de Jabu, qui s'effondra sur le sol, entraînant avec lui un tabouret molletonné et la cravate du barman, à laquelle s'était agrippée par un réflexe incroyable la main gauche lorsqu'elle s'était rendue compte du fait qu'elle avait lâché le bar.

Si Jabu avait été un homme normal, cette situation aurait pu évoluer de deux façons différentes : Soit sa main était fortement agrippée à la cravate, entraînant légèrement le barman en avant, et l'utilisant pour limiter la chute, soit la main glissait sur la cravate et l'homme s'étalait de tout son long sur le sol.

Malheureusement Jabu n'était pas un homme ordinaire, et il mélangea un peu les deux solutions. Sa main s'agrippa fortement à la cravate, mais il s'étala tout de même de tout son long par terre, faisant ainsi passer le barman par dessus le bar puis par dessus son corps, jusqu'à ce que la main, réalisant tout à coup son erreur, en commette une deuxième encore plus grosse : elle lâcha la cravate, redonnant ainsi au corps du barman toute sa liberté de mouvement.

Malheureusement il était quelqu'un qui n'était pas d'accord avec cette liberté, c'était la force d'inertie, qui pensait que le mouvement du barman était très bien comme il était, et qu'il n'y avait aucune raison pour que cela change. Cette force dirigea alors les cent vingt et quelques kilos du corps vers la vitrine en face du bar à une vitesse de quelques dizaines de kilomètres à l'heure. Un chevalier ivre reste un chevalier.

Heureusement pour le barman, son corps était plus solide que la vitre, qui en se brisant ne fit que le ralentir, amortissant le choc contre la camionnette garée au bord du trottoir et évitant ainsi de comparer la solidité de la chair humaine avec celle de la tôle, car cette fois le barman n'était pas certain de gagner.

Cependant, loin de se réjouir d'être sorti miraculeusement indemne de cette aventure, le barman éprouva l'envie soudaine de régler son compte au gamin qui gisait à terre, le visage exprimant un sourire narquois semblant se moquer de l'homme qui venait de traverser son propre bar.

En vérité Jabu n'avait eu que très vaguement conscience de ce qui s'était produit, et s'il souriait c'était uniquement parce qu'il avait laissé à ses muscles zygomatiques une liberté totale d'agir comme bon leur semblait, cette liberté ne venant pas d'une soudaine générosité du cerveau envers le reste du corps mais plutôt de l'incapacité des quelques neurones encore valides à gérer l'entière masse du chevalier, préférant donc abandonner temporairement certaines fonctions à elles même pour ne plus se concentrer que sur le fonctionnement des parties vitales du corps.

Mais de tout cela le barman n'avait cure, et tout ce qu'il voyait c'est qu'il allait devoir changer sa vitre et que ça allait lui coûter beaucoup plus que ce que lui avaient rapporté les trois bouteilles de vodka vidées par Jabu. Il venait de soulever son client à bout de bras et s'apprêtait a lui faire vivre la même expérience lorsque quelqu'un entra dans le bar.

" Lâchez-le s'il vous plait. Je paierais le double des dégâts. "

Le barman tourna lentement la tête et dévisagea le nouveau venu. Enfin plutôt la nouvelle venue. Il s'agissait d'une jeune femme, l'air à peine plus âgée que Jabu, qui sortit de son sac un chéquier identique à celui du buveur de vodka, et s'avança vers le bar pour rédiger un cheque à plusieurs zéros sur le compte de la fondation Graad.

Les neurones de Jabu, qui venait d'être reposé à terre, attendirent quelques secondes avant de se remettre en marche, puis reconnurent le stimuli qui venait de les réveiller : ils avaient entendu une voix familière. Cela faisait longtemps qu'il ne l'avait pas entendue, depuis qu'il avait quitté le sanctuaire. Il failli se demander ce qu'elle faisait là, mais l'alcool reprit le pas sur les neurones et la lueur de pensée s'éteignit dans le cerveau du chevalier.

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Cette fiction est copyright Ronan Leroy.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.