Chapitre 3 : Le rêve de Kanon


La bibliothèque du Sanctuaire. C'est un lieu presque désert, où s'entassent depuis des siècles volumes et manuscrits en tous genres. L'endroit respire la poussière, visiblement inhérente aux feuilles jaunies empilées sur les étagères. Archives officielles, rapports en tous genres, documents millénaires ou études récentes, toutes les informations que la Chevalerie a pu entasser au cours de son histoire sont rassemblées ici, dans une salle si spacieuse qu'il est impossible d'en apercevoir les murs. Sur un nombre incalculable de rayonnages s'étendent, à perte de vue, des kilomètres de livres, dont rien ne semble pouvoir stopper l'invasion. Pourtant, depuis quelques années, un îlot de modernité a trouvé sa place parmi cet océan de souvenirs. Sur plusieurs tables sont installés quelques ordinateurs, seuls témoins du progrès technologique. L'un d'eux, bien qu'allumé, n'a pas l'air de captiver l'attention de son utilisateur. Le chevalier Andromède, en effet, ignorant l'écran de l'appareil, est en pleine conversation avec deux chevaliers d'or. Le plus jeune des deux prend la parole.

- Tu dis qu'il est venu te voir ? Quelles informations as-tu pu lui fournir ?
- Certains secrets... Que j'étais le seul à savoir jusqu'alors. Concernant mon peuple.
- Et même nous, nous ne pouvions pas être mis au courant ? interrogea Shun. Mû, je pense que tout ce qui a trait à mon frère me regarde également. Je veux savoir !
- Calme-toi... Puisque tu y tiens... Mais tu dois me jurer de n'en parler à personne, pas même à tes frères. Ceci est trop important pour prendre le moindre risque.

Un silence se fit. Le chevalier d'or du Bélier savait visiblement comment capturer l'attention de son auditoire. Il prit une inspiration, et commença.

- La totalité de mon peuple a disparu lors d'un grand cataclysme qui a détruit notre île dans le Pacifique, il y a plusieurs siècles.

Aioros restait surpris, voire frustré. C'était ça, le secret de Mû ?

- Ca, c'est la version officielle. Celle que chacun connaît. En réalité, quelques-uns d'entre nous ont survécu. Je ne peux pas rentrer dans les détails, par précaution. Toujours est-il qu'il existe une île, en Méditerranée, sur laquelle subsistent les derniers représentants de ce qui fut autrefois un peuple brillant. Là se trouve également la clé du mystère qui ronge Ikki, de même que tous les secrets de notre civilisation.
Sachez que je risque gros pour vous avoir révélé cela. Le Conseil me bannirait pour moins que ça. Mais en ce qui concerne Phénix, cette île est peut-être sa seule chance de retrouver son état normal. C'est pourquoi je me suis autorisé à lui indiquer l'emplacement de ce lieu caché.
- Lieu caché ?
- Pour nous mettre à l'abri, il nous a été nécessaire d'avoir recours à une illusion, afin de maquiller aux yeux de quiconque, notre île en un volcan prêt à entrer en éruption. N'importe quel observateur n'y verra que du feu...
- Attends, ça va trop vite. Pourquoi tenez-vous tant à vous dissimuler, de quoi avez-vous peur ? Quel danger vous menace ?
- Je regrette, mais il m'est interdit de vous en dire plus. De toute façon, j'ai déjà été trop bavard. En tous cas, il est probable que Ikki ne va pas tarder à quitter le Sanctuaire, pour se rendre là-bas. Je voulais l'accompagner, mais il a refusé. Et de toute façon trop de travail me retient ici pour que je puisse partir avec lui.
- Dans ce cas c'est moi qui le ferai. Mon frère a l'esprit trop tourmenté pour qu'on puisse le laisser entreprendre cette quête en solitaire.
- Je doute fort qu'il voie ton initiative d'un très bon oeil. Quand je l'ai quitté, il m'a semblé... Egaré, comme perdu dans un autre monde. Je crois que ce n'est pas le moment de le déranger.
-Tant pis, on arrivera bien à le convaincre. Tu viens avec nous ?
- Non, des réparations m'attendent.

Mû observa ses deux frères d'armes quitter la pièce en réprimant un soupir de soulagement. Il avait réussi à leur cacher les informations les plus confidentielles. Malgré leur curiosité, Shun et Aioros n'avaient rien appris de vraiment compromettant pour lui. En tous cas, ils en savaient moins que le chevalier Phénix. De plus, il jugeait peu probable qu'ils accompagnent Ikki. Sa prudence était sans doute excessive, mais les derniers représentants de son peuple souhaitaient par-dessus tout vivre dans la discrétion la plus totale. Trop de secrets ancestraux étaient enfouis sur cette île... Le chevalier du Bélier demeurait cependant inquiet quant à l'accueil que le Phénix recevrait une fois arrivé, car personne sur l'île ne se doutait encore de sa venue. Pour cette raison, il aurait voulu l'accompagner, mais le sort en avait décidé autrement. Quoiqu'il arrive, il ne pouvait désormais plus faire marche arrière.

******

De nouveau isolé au bord de la falaise. Cet endroit était décidément devenu le lieu de prédilection d'Ikki. Il se tenait, debout face à la mer, les yeux rêveurs, observant les vagues qui s'écrasaient sur les rochers. L'armure du Phénix... Mais quels secrets pouvait-elle bien receler ? Mû n'avait pas été vraiment explicite. A vrai dire, ce dernier ne savait rien de plus que son maître, Sion du Bélier. Il avait seulement fourni au chevalier tourmenté une piste, un chemin vers lequel se tourner. L'Atlantide... Jusqu'à présent, Ikki avait été persuadé que cette île était engloutie, au fond de la Méditerranée. Et pourtant, aux dires de Mû, une parcelle avait subsisté à travers les siècles. Un morceau de terre, où vivaient quelques descendants d'un peuple mystérieux et plein de sagesse. Les Atlantes. Le chevalier du Bélier était l'un d'eux. Et ces habitants détenaient, selon lui, la clé de ses interrogations. Mais Ikki hésitait. Avait-il vraiment envie de savoir ? Ou n'était-ce qu'un semblant d'échappatoire à un incurable mal de vivre inhérent à sa personnalité ? Cette aventure l'attirait, et l'inquiétait en même temps. Nul ne savait comment il serait reçu, une fois arrivé en Atlantide. Ce n'était pas la perspective d'un combat qui lui faisait peur, au contraire, mais il ne pouvait s'empêcher de ressentir un mauvais pressentiment. Peut-être aurait-il dû accepter l'offre de Mû et partir avec lui. Ou peut-être valait-il mieux abandonner cette histoire, pour se consacrer à la formation d'un disciple par exemple. Un frisson de curiosité le parcourut. Non. Tout cela était trop important pour être pris à la légère. En tant que premier porteur de l'armure du Phénix, il se devait d'en percer le mystère. Même si cela devait le conduire à sa propre perte. Il partirait donc le lendemain, dès l'aube, en direction de cette île inconnue.
Peu importaient les dangers qui pourraient survenir. D'ailleurs, n'était-il pas immortel ?
Il observa le panorama qui s'offrait à lui. Quelque part dans cette mer agitée, quelque part sur une de ces îles, à l'abri des regards indiscrets, se trouvait ce qu'il recherchait depuis son enfance. Il ne pouvait pas reculer. Plus bas, les vagues. L'écume. Les rochers menaçants. Un instant l'envie lui prit de se jeter dans le vide, de sentir son corps chuter sans fin, de voir le sol se rapprocher de plus en plus vite, de venir s'écraser sur la pierre. Mettre fin à cette existence de souffrance. Parfois, il souhaitait quitter ainsi ce monde où il ne se sentait pas à sa place. Mais impossible. A l'instar de l'oiseau de feu, il renaîtrait indéfiniment, sans pouvoir accéder à un repos éternel et mérité. La mort était une issue dont l'accès lui était interdit. Privilège divin... Ou punition céleste. Comment savoir ?

- L'immortalité... Le pire des cadeaux, murmura-t-il pour lui-même.

Soudain sa rêverie fut interrompue par une voix qu'il ne connaissait que trop bien : celle de son frère qui approchait. Ikki tendit l'oreille. Ils étaient deux. Il entendait d'ici le bruit de leurs pas sur les cailloux. Qui était le second ? Il se retourna pour faire face aux nouveaux arrivants.

- Qu'est-ce qu'il y a encore ? maugréa-t-il.
- Mû nous a mis au courant de ton projet, fit le chevalier Andromède d'une voix timide. Et je veux t'accompagner, c'est trop dangereux de partir seul. Personne ne sait vraiment ce qui t'attend là-bas.
- Je te ferai signe le jour où j'aurai besoin d'aide, Shun, mais cette fois-ci c'est mon affaire. Tu n'as rien à voir là-dedans. Comment se fait-il d'ailleurs que vous soyez au courant ?
- C'est en accord avec Mû que nous avons voulu t'aider, reprit Aioros. Puisqu'il a trop à faire, on a pensé que Shun pourrait t'accompagner. C'est plus prudent.
- Vous ne comprenez pas. C'est une quête que je dois entreprendre seul. Tu ne ferais que m'encombrer.
- Laisse-moi partir avec toi. Seul c'est trop risqué. Et puis...
- Quoi ?
- Il y a quelques jours, Mû m'a laissé entendre que nos armures seraient liées. Comment je ne sais pas exactement mais Andromède et Phénix seraient unies par des liens étroits dont la signification doit se trouver là-bas. Je pense donc que nous devons donc y aller à deux.

L'argument était de taille, il fallait le reconnaître. Il est vrai que leurs armures semblaient liées. Il brûlait de découvrir tous les secrets qui se cachaient derrière elles. Finalement, la compagnie de Shun lui serait peut-être nécessaire pour atteindre son objectif...

- Très bien Shun, tu viendras avec moi. Mais ne sous-estime pas les risques de cette entreprise. Nous ne partons pas en vacances. Il est possible que nous soyons amenés à nous battre.
- Ce n'est pas une perspective qui m'enchante, mais je combattrai si nécessaire. Quand quitterons-nous le Sanctuaire?
- Demain, à l'aube. Il est préférable qu'un minimum de personnes soient au courant de notre expédition. Je ne pense pas qu'il soit judicieux d'en parler à Hyoga, Shiryu et Seiya. Ils pourraient être tentés de vouloir nous accompagner. Officiellement, nous partirons donc sur l'île de Death Queen régler des affaires personnelles, compris ? Ainsi ils nous laisseront y aller à deux. Maintenant laisse-moi, j'ai besoin de rester seul.
- Très bien. Je vais avertir Mû, Athéna et le Grand Pope Doko de ce voyage.

Tandis que Shun et Aioros quittaient le promontoire, Ikki sombra une fois de plus dans une rêverie mélancolique où se mêlaient Esméralda, Mime et tous les souvenirs de ses combats passés. Mais au fond, il demeurait surtout impatient de partir pour l'Atlantide, rongé par une curiosité qui ne pouvait être assouvie.

******

Mais quel était donc cet endroit ?
Un couloir étroit, d'une vingtaine de mètres environ. C'est ce que l'homme voyait face à lui. L'endroit était sombre. Les murs semblaient dater de plusieurs siècles, au fil desquels la pierre s'était recouverte d'une fine mousse verdâtre. L'endroit était humide. Quelques gouttes d'eau tièdes tombaient du plafond pour venir former de petites flaques sur le sol. L'endroit était chaud. On semblait apercevoir dans la pénombre une fine buée, qui se répandait dans le passage. L'endroit était petit. L'homme devait se courber pour ne pas se cogner la tête au plafond. Quel était donc cet endroit ? Sans chercher de réponse, l'homme marcha vers l'inconnu. Au fond on ne distinguait qu'une fine lueur, qui grandissait à mesure qu'il s'en approchait. Petit à petit, une douce musique se faisait entendre et résonnait à ses oreilles. Il atteignit soudain le bout du couloir et passa sous le porche qui en marquait la limite. Il s'arrêta, jeta un coup d'œil derrière lui, pour ne découvrir que l'obscurité. Plissant les yeux, il chercha à distinguer le chemin par lequel il était arrivé. Mais rien. Le néant. Le boyau qui l'avait amené ici avait disparu, comme happé par une force mystérieuse. Désormais il ne pouvait plus reculer. Mais quel était donc cet endroit ? Et par où était-il arrivé ? Il ne se souvenait déjà plus très bien... Se désintéressant de ce mystère au point de l'oublier totalement, il pénétra dans la grande salle. Une lumière diffuse éclairait celle-ci. Il s'avança vers le centre, et gravit quelques marches. Deux personnes se trouvaient là. Son regard s'attarda plusieurs secondes sur l'homme, tentant de se souvenir où il l'avait déjà vu. Ce visage si familier... Il ressemblait à quelqu'un qu'il connaissait. Une vision du passé. Ces longs cheveux bleus... Cet étrange accoutrement doré... Le casque à deux visages réveillait en lui de lointaines émotions. Un éclair jaillit soudain.

Lui.
C'est à lui-même qu'il faisait face. Sa propre image. Son reflet.
Lui ? Vraiment ?
A moins que...

Renonçant temporairement à comprendre cette énigme, l'homme tourna la tête vers le second personnage. Il s'agissait d'une femme. Impossible de définir son âge. Elle pouvait avoir 25 ans aussi bien que 250. Elle resplendissait...

A tel point que la lumière qui éclairait la pièce semblait provenir de son corps, recouvert de ce qui ressemblait à une toge blanche. Mais ce qui frappa l'homme, ce fut son front. Marqué de deux points.
Deux points de couleur, placés au-dessus de ses deux yeux. Ils semblaient gravés sur sa peau, et conféraient à la femme une aura mystique, presque envoûtante. Elle le regardait d'un air suppliant, semblant demander de l'aide. Mais aucun son ne fut proféré. La musique s'était encore adoucie, au point de s'apparenter à un bruissement. Mais quel était donc cet endroit ? L'homme prit alors le temps d'observer la pièce, mais son regard fut attiré par autre chose. Elle était là, trônant en bonne place sur l'autel de ce mystérieux temple. Elle brillait de mille feux, capturant son attention comme rien auparavant. Il la connaissait et pourtant elle lui semblait en même temps si étrange... Il tressaillit. Il y eut une fraction de seconde pendant laquelle le temps sembla interrompu et l'homme figé dans une attitude incrédule. Une fois l'instant passé, le doute qui teintait son regard s'effaça, au profit d'une lueur de compréhension. Son visage s'éclaira, et il esquissa un sourire. Deux, il y en avait donc deux... Pourquoi n'y avait-il pas songé plus tôt ? Une deuxième armure d'or des Gémeaux... Cela paraissait impossible, mais il en avait la preuve devant les yeux. L'une portée par son double, l'autre installée sur l'autel. Elles avaient l'air à la fois tout à fait semblables, et tellement différentes... Il fit un pas en avant. C'était son armure qui l'appelait. Il tendit la main vers elle, comme hypnotisé par son pouvoir. Et petit à petit, l'aura qu'elle dégageait prenait une telle ampleur que l'armure elle-même semblait s'y fondre, disparaître à jamais dans cette lumière dorée. Ses formes commençaient à s'effacer, ses contours se faisaient indistincts de seconde en seconde, au point que lorsque la main de l'homme l'atteignit, ce ne fut que pour rencontrer le vide, tandis que la lueur s'éteignait. L'autel devenait vide, sa pierre froide et nue. Il regarda autour de lui, comme s'il venait de se réveiller. Son double avait lui aussi disparu. Quant à la femme, elle semblait s'éloigner, aspirée par l'obscurité. Pourtant elle l'appelait d'une voix de moins en moins audible, et proférait un nom qui résonnait en lui.

- Kanon...
- Kanon...

Les murs eux aussi se fissuraient en silence, et laissaient place à l'obscurité grandissante. Tout se fondait dans le noir. Mais l'appel demeurait perceptible.

- Kanon...
- Kanon !

Kanon ouvrit brutalement les yeux, pour se retrouver nez à nez avec son frère. Quel était donc ce lieu ?

- De ma chambre, je t'ai entendu gémir. Tu as dû faire un mauvais rêve. Ca va mieux ?

Kanon peinait à reprendre ses esprits et regardait autour de lui d'un air hébété. Soudain il se leva d'un air décidé, et s'habilla rapidement, en prononçant des paroles plus qu'énigmatiques pour son interlocuteur.

- Ce n'était pas un rêve. Elle existe. Je le sais. Je l'ai vue. Il n'y a aucun doute là-dessus. C'était bien réel. Tout était réel. Le temple, la femme, toi...
- Moi ? Mais de quoi est-ce que tu parles, Kanon ? C'était seulement un cauchemar, reprends-toi !
- Non, c'était bien plus que ça. Tout était si réel ! L'autel, et elle... Je l'ai vue, Saga. J'en suis certain. Je dois trouver Mû, lui seul pourra m'aider.
- Tu as vu quoi ? Dis-moi !
- Tu portais la tienne, mais la seconde trônait sur l'autel. Je l'ai approchée, j'ai même failli la toucher, mais elle a disparu avant que je puisse...

Son frère se précipita dans l'embrasure de la porte afin de lui barrer la route.

- Tu vas finir par m'expliquer tout ça, Kanon ?
- J'ai vu la deuxième armure des Gémeaux ! Il y en a deux, Saga ! Je l'ai vue !
- C'était un rêve, petit frère. Ne prends pas tes désirs pour des réalités. Tu sais bien que l'armure des Gémeaux nous appartient à tous les deux, il ne peut pas y en avoir une seconde ! C'est impossible !
- Mû saura me répondre. Je suis certain qu'il confirmera ce que j'ai vu. Suis-moi !

Renonçant temporairement à le raisonner, Saga prit le parti de l'accompagner à la maison du Bélier. Après tout Mû saurait bien lui expliquer que cela n'était qu'un songe et parviendrait sûrement à lui faire entendre raison. Kanon avait tout de même un comportement bizarre par moments. C'est ce que Saga pensa avant de s'élancer à la suite de son frère sur l'escalier qui menait à la première maison du Sanctuaire.

******

La maison du Bélier était une place capitale dans le Sanctuaire. Si arrêter les intrus était la tâche de tout chevalier d'or, elle était plus importante encore pour le gardien du premier temple. Au cours des siècles passés, lors des nombreuses guerres saintes, il était souvent arrivé que l'ennemi ne parvienne même pas à la traverser. Athéna avait en effet coutume d'y placer l'un de ses plus puissants combattants, afin que celui-ci fasse office de "tamis", en éliminant le plus grand nombre d'adversaires possibles. Ainsi, les envahisseurs faibles et mineurs ne dépassaient même pas cette première maison, et seuls les guerriers réellement dangereux parvenaient à la traverser. C'est pourquoi le chevalier d'or du Bélier faisait l'objet d'un entraînement particulier, destiné à faire de lui un puissant défenseur de la déesse. Mû de Jamir ne faisait pas exception à la règle. Même s'il n'existait pas de véritable hiérarchie au sein des chevaliers d'or, beaucoup savaient qu'il était l'un des plus puissants, à peine inférieur à Shaka. Mais loin de manifester ouvertement sa supériorité, ce n'était que rarement qu'il montrait sa force réelle.

S'il consacrait une bonne part de son temps à la formation de son disciple, il passait aussi de longues heures à méditer, au cœur du temple du Bélier, propice à une telle activité. Fidèle à son habitude, il s'était donc levé dès l'aurore ce matin-là, afin d'assister, sur le seuil de sa demeure, au lever du soleil. Après quoi il s'était installé à même le sol, entouré par les piliers de marbre, en se laissant bercer par le doux rythme de sa propre respiration.
Il appréciait le silence par-dessus tout, ce qui le poussait d'ailleurs à profiter de ces maigres instants de solitude. Il était seul, au cœur de la maison du Bélier. Aucun son ne venait perturber sa tranquillité. Jamais il n'avait ressenti une telle sérénité. Peut-être était-ce grâce au retour de la paix...
Il ferma les yeux, et la première image qui s'offrit à lui fut celle d'Ikki. Il aurait souhaité partir avec lui, ne serait-ce que pour lui servir de guide. Mais Ichi et Jabu venaient déjà de rentrer au Sanctuaire avec l'armure d'argent du Bouclier en miettes, qu'ils avaient réussi à récupérer, ainsi que son dernier propriétaire, au fin fond d'un glacier. Des heures de travail en perspective... De toute façon, il était peu probable qu'Athéna a accepté que son premier défenseur quitte son poste. Il se voyait donc condamné à demeurer cloîtré ici, tandis que Phénix et Andromède s'en iraient vers une île pleine de souvenirs et de mystères... Il soupira. Les lueurs du jour se faisaient plus vives à chaque instant, et il entendait déjà le Sanctuaire amorcer son réveil. Encore quelques minutes, et ç'en serait fini de sa quiétude. Il était seul, au cœur de la maison du Bélier. Mais plus pour très longtemps. Une voix brisa le silence.

- Mû ?

Des bruits de pas se firent entendre. Puis deux individus surgirent, mettant un terme définitif à la tranquillité de la première maison du Sanctuaire. Les silhouettes s'approchèrent, pour venir se placer entre Mû et le soleil matinal. Il rouvrit les yeux, non sans quelque déception.

- Qu'y a-t-il, Shun ?
- On s'apprêtait à partir, alors on est venu te voir une dernière fois, pour être sûr de n'avoir rien oublié. Tu as l'air irrité. On te dérange ?
- Evidemment qu'on le dérange, fit Ikki d'un ton bourru. On perd notre temps, on ferait mieux d'y aller tout de suite.
- Non, Shun a raison, on n'est jamais trop prudent. Vous avez compris où se situe l'île, et comment fait-on pour y accéder ?
- Aucun problème, tu nous l'as déjà expliqué hier. Crois-tu qu'il y ait un danger à se rendre en Atlantide ?
- Honnêtement, je n'en ai aucune idée. Je préfère ne rien vous dire que vous donner de fausses informations à ce sujet. Je ne suis moi-même pas retourné sur l'île depuis mon départ pour Jamir. Alors je ne suis pas au courant de ce qui vous y attend. Mais restez sur vos gardes, c'est tout ce que je peux vous dire. La déesse est-elle prévenue de votre voyage?
- On en a averti Doko hier soir. Il nous a dit qu'il lui transmettrait le message.
- Dans ce cas je pense que vous pouvez partir. Inutile d'attendre plus longtemps.

Mû était satisfait. L'entrevue, bien qu'inutile, avait été très brève, et sans doute allait-il pouvoir bénéficier de quelques instants de solitude supplémentaires... Shun et Ikki s'apprêtaient à partir. Ils allaient quitter le seuil du premier temple du zodiaque. Mû savourait déjà ce retour à la solitude. Dans un instant, il serait seul, au cœur de la maison du Bélier. Un instant qui sembla durer une éternité, quand soudain...

- Mû ?
Ce dernier rouvrit brutalement les yeux, pour constater avec déception, non seulement la présence de Shun et Ikki, qui avaient visiblement décidé de prendre racine, mais aussi l'arrivée impromptue de Kanon, suivi de peu par son frère Saga, tous deux passablement essoufflés. Grommelant intérieurement, le gardien de la première maison dissimula son irritation, et se tourna vers les nouveaux venus.

- Qu'y a-t-il, Kanon ?
- J'ai à te parler, c'est important. J'ai fait un rêve. Non ! Ce n'était pas un rêve. J'étais dans une sorte de temple, que je n'avais jamais vu, en compagnie de Saga et d'une femme de ton peuple, et je l'ai vue, devant moi !

Balbutiant, le second chevalier d'or des Gémeaux tenait des propos incohérents. Mû se demandait où son interlocuteur voulait en venir, et s'il parviendrait à jour à profiter de sa solitude.

- Tu as vu la femme ?
- Non, l'armure... L'armure d'or des Gémeaux !

Il y eut un silence pesant. Kanon avait interrompu son récit, visiblement terminé. Mais le placide Mû ne comprenait toujours pas l'attitude de son ami. Et désespérait de voir sa maison retrouver un jour sa quiétude.

- Et alors ?
- Comment ça, et al... Ah mais oui, j'oubliais : mon frère portait déjà la sienne ! Ce qui fait qu'il y avait deux armures des Gémeaux ! Je sais que la seconde existe ! Je l'ai presque touchée !

Le silence se fit de nouveau. Et le cerveau de Mû, qui avait commencé à s'engourdir, se réveilla brutalement, frappé d'un éclair de lucidité. Et son visage fit la moue.

- Je ne pensais pas que tu pouvais le découvrir de cette façon. Et si j'avais su, j'aurais tout fait pour l'en empêcher. Mais je crois qu'il est trop tard, alors autant que je te dise la vérité...

Tous s'approchèrent, prêts à capter chaque parole de Mû, conscients d'assister à un instant capital. De tous, Saga le sceptique était de loin le plus ébahi.

- Il existe effectivement deux armures d'or des Gémeaux. Mais la seconde repose en un lieu où nul ne s'est rendu depuis des siècles, un sanctuaire secret, qui se trouve justement sur l'Atlantide...
- L'Atlantide ?
- En Méditerranée, quelques représentants de mon peuple ont survécu et se cachent sur une petite île, vestige du continent disparu appelé Atlantide... Cette information doit rester confidentielle. Mais je suis surpris et assez irrité de me voir contraint de révéler ce secret à tant de gens, et en si peu de temps. D'abord Ikki, puis Shun et Aioros, ensuite Doko et Athéna et enfin vous deux... Ca ne peut pas être une coincïdence.
- Comment se fait-il que cette armure soit là-bas, et pas au Sanctuaire ?
- C'est assez compliqué... Elle est en quelque sorte maudite. Elle fut la cause, lors de générations précédentes, de terribles fléaux, c'est pourquoi mon peuple a choisi de l'enfermer au cœur d'un lieu sacré, où nul ne doit la découvrir. Je ne pense pas pouvoir te dissuader de te rendre là-bas, Kanon, mais sache que tu ferais une grande erreur. Le pouvoir maléfique de cette armure s'emparera de toi et réduira à néant ta volonté.
- C'est mal me connaître. J'ai tellement côtoyé le Mal absolu que je suis pour ainsi dire immunisé. Je vais me rendre sur cette île immédiatement, peu importe ce que tu en penses !
- Nous y allons déjà, Shun et moi, intervint Ikki. Tu veux nous accompagner ? Et toi, Saga ?
- Kanon, il est hors de question que je te laisse partir seul dans une aventure aussi hasardeuse. Je viens avec vous, que ça te plaise ou non.
- Alors partons sans plus tarder. Mû, tu te chargeras d'avertir Athéna de notre départ ? Cela nous ferait gaspiller un temps précieux de monter la prévenir.
- Mais tu ne crois pas qu'il serait plus sage de nous préparer à cette expédition ? Nous nous apprêtons à nous rendre sur une île dont nous venons tout juste d'apprendre l'existence. Ce serait stupide de partir à l'aveuglette, vers un lieu que nous connaissons si peu !
- Je ne te force pas à m'accompagner, Saga. Rien ne t'empêche de rester ici, au Sanctuaire. Tu n'auras qu'à t'amuser à compter les marches qui séparent la maison du Bélier de celle des Gémeaux, je suis certain que c'est une activité plus que passionnante...

Saga soupira. Son frère avait raison, l'inaction leur pesait à tous les deux. Ce voyage était l'occasion de mettre un terme à l'ennui qui le rongeait. Il acquiesça, et se tourna vers Ikki qui semblait pressé.
Depuis plusieurs minutes en effet, l'impatience et l'agacement du chevalier Phénix ne cessaient de croître pour atteindre leur paroxysme. Il était temps de partir. Pourtant, le plus irrité demeurait Mû, même s'il cachait soigneusement son attitude. Le seul désir qui le traversait était de voir ses quatre compagnons quitter son temple, afin que ce dernier retrouve son calme et sa sérénité. Il ferma les yeux. Et visualisa les visiteurs s'apprêtant à s'en aller avec un frémissement d'enthousiasme. Eux partis, rien ne viendrait plus troubler sa méditation durant de longues minutes au moins. Il sentait déjà l'harmonie regagner la pièce, et sa colère s'apaiser avec le silence. Son souhait se réalisait. Il était seul, au cœur de la maison du...

- Mû ?

Il crut d'abord rêver, bien que cela s'apparentât davantage au pire des cauchemars. Il conserva son immobilité, dans l'espoir que l'appel ne se renouvelle pas. Mais des pas sur le dallage de marbre mirent un terme définitif à ses espérances. Pour la troisième fois, il rouvrit les yeux. Pour la troisième fois, ce fut pour ne découvrir que déception et frustration. De quatre invités, on était passé à cinq. C'étaient désormais six. personnes qui se trouvaient dans la maison du Bélier, six d'entre elles encerclant son malheureux gardien.

- Qu'y a-t-il, jeune déesse ? Doko vous a averti du départ de Shun et Ikki, n'est-ce pas ?
- C'est exact, mais je voulais les voir avant qu'ils ne quittent le Sanctuaire.

Mû dut faire un incommensurable effort pour se retenir de laisser exploser sa colère. Ce n'était pas la première fois que Saori jouait les mères-poules avec ceux qui étaient censés la protéger, mais en cet instant précis, c'était plus qu'il ne pouvait en supporter. C'est pourtant avec un calme quasi-olympien qu'il lui répondit.

- Comme vous le voyez, ils sont prêts, n'ont rien oublié et n'attendent que votre signal pour quitter le seuil de ma maison. Quant aux Gémeaux, il se trouve qu'ils vont accompagner Andromède et Phénix sur Atlantide. Vous y voyez un inconvénient majeur ?
- Non... Non. Si tu le juges utile, c'est sans doute plus prudent de partir à quatre. Mais revenez vite, le Sanctuaire est affaibli en votre absence. Doko m'a parlé des motivations qui vous poussent à vous rendre là-bas, et je les comprends tout à fait. Mais faites vite, c'est la seule chose que je vous demande. Nous ne sommes pas à l'abri d'une invasion éventuelle à laquelle nous serions bien incapables de résister.
- Nous ferons aussi vite que nous le pourrons, déesse Athéna. Mais plus tôt nous serons partis, plus tôt nous rentrerons.
- C'est juste, Kanon. Dans ce cas il n'y a pas de temps à perdre. Je n'ai plus qu'à vous souhaiter bonne chance, et attendre votre retour. Adieu, chevaliers.

Pour la quatrième fois, Mû referma les yeux, espérant ne les rouvrir qu'une fois tous ses visiteurs partis. Des bruits de pas se firent encore entendre, mais dans le sens opposé. Parfait. Ils avaient bel et bien quitté sa maison. Il sentait déjà quatre très puissants Cosmos s'éloigner rapidement. Le chevalier du Bélier pouvait enfin goûter au plaisir de la solitude, bercé par le silence. Pendant un instant, il laissa ses pensées divaguer au gré de son inconscient, puis il contempla le soleil naissant, sur la Méditerranée. Tout allait bien. Shun, Saga, Kanon et Ikki étaient en route vers Atlantide, dans l'espoir d'y découvrir des secrets millénaires. Peut-être était-ce dangereux... Ou peut-être seraient-ils de retour le soir même. Quelle importance, au fond ? Il chassa de son esprit ces quatre visages, et commença à profiter de sa tranquillité. Jamais il ne s'était senti aussi bien. Il était seul, au cœur de la maison du Bélier. Mais un jeune garçon de huit ans à peine avait le pouvoir de changer cet état de fait, et ne se gêna pas pour en faire usage.

- On commence l'entraînement, maître Mû ?

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Cette fiction est copyright Emmanuel Axelrad et Clément Baudot.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.