Chapitre 10 : Le Labyrinthe du Roi Minos


L'infini était un anneau de Möbius, était-il en train de rêver. Il n'arrêtait pas de faire des boucles identiques jusqu'au moment où quelque chose venait le briser subitement et l'aiguiller sur une autre voie.

Infinité du vide, brisée par l'existence. Un lieu à l'atmosphère écrasante, étouffante, où l'air lui-même semblait aussi pesant qu'une chape de plomb.

Infinité de l'obscurité, brisée par la lumière. Une torche était accrochée à un mur et paraissait susciter plus d'ombres que de clarté.

Infinité du silence, brisée par le bruit. Les flammes crépitaient de façon presque inaudible, comme si elles étaient terriblement éloignées, alors qu'elles devaient pourtant être proches.

Infinité de l'inconscience, soudain brisée par la pensée. Que diable lui était-il arrivé ?

Shiryu se releva en sursaut de là où il était étendu, le visage contre la pierre glacée, et le regretta presque aussitôt. La douleur s'était ravivée en même temps que sa conscience et il lui semblait que son crâne allait s'ouvrir en deux. Il lui fallut un long moment simplement pour parvenir à tenir debout sans avoir besoin de s'appuyer contre le mur. Il avait connu bien pire, s'encouragea-t'il avec une grimace. Mais cela ne rendait pas la chose tellement plus aisée en fin de compte.

Ses pensées étaient confuses et il avait du mal à réfléchir. Il avait dû se passer quelque chose, pour qu'il se retrouve ici. Mais qu'était donc ce "ici" ?

Shiryu regarda autour de lui. Il se trouvait apparemment au beau milieu d'un assez long couloir. L'unique source de lumière consistait en plusieurs torches accrochées aux murs à intervalles assez distants, qui n'éclairaient pas suffisamment pour qu'il puisse distinguer les extrémités du passage.

Shiryu plissa les yeux. Les murs paraissaient terriblement anciens, mais, en s'en approchant beaucoup, il pouvait distinguer des contours presque imperceptibles et des couleurs réduites à l'état de souvenirs. Des fresques ? Etait-il donc encore quelque part dans le palais de Knossos ? Mais non, c'était impossible. Le palais sous sa forme actuelle ne remontait pas à plus de quelques années. Ces fresques - s'il s'agissait bien de cela - devait être vieilles de plusieurs siècles. Ou plutôt, de plusieurs millénaires.

Les souvenirs commençaient à revenir, maintenant. Il se souvenait avoir passé son après-midi à visiter la ville en compagnie de Seiyar. En chemin, ils avaient croisé Shunrei, Miho, Seika et Procris, qui les avaient rejoint. Ils n'étaient rentrés qu'assez tard, alors que le soleil tardif avait achevé sa descente à l'ouest, ne laissant derrière lui qu'un reste de lumière pâle. Ils avaient pris un repas assez succinct, ayant déjà mangé pendant leur promenade. Et puis ils s'étaient séparés et il était retourné à sa chambre avec Shunrei. Il se souvenait d'avoir poussé la porte et d'être entré, sa jeune amante entre ses bras. Et ensuite... Rien, plus rien. Quelqu'un avait dû le frapper par derrière et il avait perdu connaissance.

Un éclair de panique le traversa brutalement. Qu'était-il advenu de Shunrei ? Elle s'était trouvée avec lui à ce moment-là. Que lui était-il arrivée ? Et ses frères ? S'étaient-ils mis à sa recherche ou est-ce qu'il leur était arrivé la même chose ?

Shiryu respira profondément, se forçant à se calmer. Perdre son sang-froid n'était pas la solution pour le moment. Il devait réfléchir de façon posée. Que s'était-il passé exactement ? Quelqu'un l'avait attaqué et l'avait amené ici, dans ce lieu étrange. Pour quelle raison ? Et qui ? Etait-il possible qu'il s'agisse d'une trahison de leurs hôtes ? Ou était-ce le fait de quelqu'un d'autre ? Des questions, des questions par myriades, et pas le moindre élément de réponse. Shiryu alla décrocher la torche la plus proche et la prit dans sa main gauche. De toute évidence, il ne parviendrait à aucune conclusion en demeurant ici.

A ce moment même, un rugissement terrible se fit entendre à travers les murs anciens, rejoint presque aussitôt par une myriade d'échos qui vinrent l'amplifier et le répercuter, brouillant son origine et l'intensifiant jusqu'à ce que Shiryu eut presque l'impression que ses oreilles allaient se mettre à saigner. Le sol frémit, soulevant un nuage de poussière ancienne qui obscurçit brièvement la lumière étouffée que diffusaient les torches. Le bruit se prolongea un long moment, chargé d'une férocité bestiale sans limite, et, même après qu'il eut cessé, il fallut encore un long moment pour que tous les échos s'éteignent à leur tour.

Shiryu demeura un instant immobile après que les derniers nuages de poussière se soient finalement dissipés. Puis il se mit en marche dans une direction au hasard, la torche brandie. Il restait encore bien des questions qui habitaient son esprit, mais il venait au moins d'avoir une réponse, qui avait traversé son esprit en une réalisation subite. Il se trouvait dans l'endroit même dont Minos lui avait assuré qu'il n'existait pas, le lieu légendaire construit par Dédale et dont seul Thésée était revenu victorieux.

Il était dans le labyrinthe et c'était le Minotaure qu'il venait d'entendre.



Shun se tenait assis contre un mur, recroquevillé, les bras autour des genoux. La pièce où il se trouvait était assez vaste et il en partaient plusieurs couloirs dans diverses directions. Mais il n'y prêtait même pas attention, tout entier perdu dans son état présent d'abattement.

Il y avait cru. Alors même que son esprit rationnel lui disait de ne pas se laisser aller, il s'était permis de croire qu'il avait découvert un endroit où il pourrait enfin connaître la paix. Il s'était laissé aveugler par son propre optimisme crédule, comme toujours. Et maintenant, il était forcé de regarder les choses en face. Il ne connaîtrait pas plus la paix à Knossos qu'il ne l'avait connu jusqu'ici. Etait-ce le destin d'Andromède qui le poursuivait ou celui des chevaliers d'Athéna ? La guerre et les morts semblaient s'attacher à chacun de ses pas. Est-ce qu'il n'aurait jamais le droit de se reposer enfin ?

Shun s'attarda encore une minute ou deux dans son auto-apitoiement avant de se forcer à se reprendre en main. L'expérience qu'il avait acquise au fil des années n'avait inclus que très peu de leçons agréables, mais elle l'avait au moins contraint à accepter le fait que pleurnicher sur son sort ne l'arrangerait pas. Il y avait mieux à faire. Shun se mit debout, réfléchissant à tout ce dont il se souvenait. C'était Idoménée qui l'avait assommé, il en était certain. Et c'était sans doute lui qui l'avait transporté ici. Mais pour quelle raison ? Et avait-il agi sur l'ordre de quelqu'un ou non ? Shun n'avait pas trop eu l'occasion de parler avec Idoménée depuis leur arrivée en Crète et il le connaissait somme toute très peu. Difficile de faire des déductions à partir de cela.

Shun jeta un coup d'oeil panoramique à la salle que n'éclairaient qu'une poignée de torches et ne put s'empêcher de frissonner. L'endroit en lui-même n'avait rien de très déplaisant, mais il s'en dégageait une atmosphère de malveillance incroyablement ancienne qui l'empêchait presque de respirer. Il se sentait horriblement mal à l'aise, comme si les murs eux-mêmes l'espionnaient avec hostilité, s'apprêtant à se refermer sur lui d'un instant à l'autre. L'espace d'un instant, il essaya d'employer son sixième sens pour sentir la présence de ses frères, mais il dû y renoncer presque aussitôt, au bord de la nausée. Il règnait ici une haine sans borne, qui s'était nourrie de ses propres ténêbres depuis des siècles sans nombre, et la pression qu'elle exerçait sur son esprit lui donnait des haut-le-coeurs.

Luttant contre le sentiment de répulsion absolue qu'il éprouvait, Shun se força à prendre appui contre le mur un instant. Il portait encore ses vêtements crétois, remarqua-t'il distraitement, bien qu'ils fussent plus sales qu'ils n'avaient été. Et là... Les yeux de Shun s'écarquillèrent légèrement sous l'effet de la surprise. Il portait encore sur lui la pelote de fil que lui avait donné Ariane. Oubliant provisoirement le reste, il la prit entre ses mains. Son contact était doux, presque imperceptible, comme si elle n'avait pas de poids. Shun se souvint du sourire de la jeune princesse lorsqu'elle la lui avait offerte. Il espérait qu'il ne lui était rien arrivé après qu'il ait été assommé.

"Retrouver ce qu'on a perdu". C'était ce qu'Ariane avait dit lorsqu'elle lui avait donné la pelote. Les mots avaient certainement une signification. Shun pouvait sentir l'aura que dégageait la création de Dédale entre ses mains. Ce n'était pas un cosmos uniforme, comme celui qui émanerait d'une armure sacrée. L'énergie qui imprégnait l'objet était complexe au point d'en être inextricable. On aurait dit... un labyrinthe.

Brusquement, Shun sut où il se trouvait. Et il sut également que le pouvoir d'utiliser cet objet, tout comme celui de sortir d'ici, était entre ses mains. Intensifiant légèrement son cosmos, il entreprit de le concentrer à travers ses mains avant de le transférer à la création de Dédale. Lentement, avec précaution, comme manipulant un mécanisme délicat, il suivit mentalement chaque courbe du fil soyeux jusqu'à en atteindre le coeur.

Une luminescence argentée baigna tout à coup les mains de Shun tandis que la pelote se défaisait soudainement, emplissant l'espace tout autour d'un entrelac de fil pareil à une toile d'araignée infiniment délicate. Les contours de la création de Dédale se firent progressivement plus flous tandis qu'elle continuait de s'étendre dans la semi-obscurité ambiante. Et lorsque la pelote eut finalement achevée de se dévider, demeura un instant autour de Shun quelque chose qui évoquait une architecture aérienne et fantomatique. Puis même cela disparut dans l'air et il n'y eut plus rien. Mais, l'instant d'après, deux arabesques métalliques apparaissaient du coeur des ténêbres et venaient se lover gracieusement autour des poignets de Shun. Le chevalier d'Andromède les regarda avec incrédulité avant d'éclater d'un grand rire joyeux. Sa chaîne nébulaire était revenue.

_Je croyais t'avoir perdue à jamais, fit-il, riant toujours tant était grand le soulagement qu'il avait ressenti tout d'un coup.

Ses chaînes étaient revenues, exactement pareilles à ce qu'elles avaient été lors de leur ultime combat contre Hadès, et Shun réalisait seulement maintenant à quel point leur présence lui avait manqué. Depuis qu'il était devenu le chevalier Andromède, il s'était accoutumé à ce qu'elles soient comme une extension de lui-même. Lorsqu'il les avait perdu, il avait été accablé par tellement d'autres choses qu'il n'avait pas eu conscience d'être ainsi atrophié. Mais lui et elles ne faisaient qu'un et, désormais, il était de nouveau complet. Quel que soit le danger qui le guette, il était prêt à y faire face.



Hyoga gravit prudemment l'escalier, attentif au moindre bruit qui pourrait trahir un danger proche. Mais il n'y avait rien. Du moins pour le moment. Parvenu au sommet, il se retrouva face à trois couloirs qui semblaient se diriger dans des directions parallèles. Ce n'était sans doute pas le cas. Le Labyrinthe de Dédale méritait bien sa réputation. Il était encore cent fois pire que le palais de Knossos. Fort heureusement, songea le chevalier du Cygne, il disposait de moyens que les précédentes victimes n'avaient pas dû avoir pour retrouver son chemin.

S'approchant du couloir situé le plus à gauche, il posa une main contre le mur de pierre et concentra brièvement son cosmos. L'humidité ambiante ne rendait la chose que plus facile. Quelques instants plus tard, une épaisse couche de givre avait recouvert cette partie du mur. Hyoga retira sa main et hocha la tête, satisfait. Cela ne lui prenait qu'une partie infime d'énergie et lui éviterait de passer deux fois au même endroit. S'assurant d'un coup d'oeil que la torche qu'il transportait était encore assez loin d'être consumée, il s'engagea dans le couloir.

L'esprit de Hyoga était étonnament clair et il se sentait tout à fait calme en dépit de l'étrange situation dans laquelle il se retrouvait. Bien plus calme, certainement, qu'il n'avait été auparavant. Il ne lui avait pas fallu beaucoup réfléchir pour deviner où il était parvenu et il se doutait que ses frères se trouvaient là également, encore qu'il ne puisse pas sentir leur présence. A en juger par le grondement qu'il avait entendu il y avait un moment de cela, le Minotaure était là aussi, ou du moins quelque chose qui y ressemblait beaucoup. La question essentielle était de savoir exactement qui les avait envoyés ici.

Hermia y était-elle pour quelque chose ? Hyoga y réfléchit objectivement un instant, avant d'y renoncer. Il avait eu l'occasion, assez récemment, de mesurer à quel point il connaissait peu la femme qui avait pourtant été son amante. Du reste, la réponse à cette question-là pouvait attendre. L'important était pour le moment de sortir d'ici. S'il était nécessaire de passer sur le corps du Minotaure pour y parvenir, qu'il en soit ainsi.

Le couloir déboucha abruptement sur une large salle, dont le plafond se perdait dans les ténêbres. L'éclairage y était plus restreint encore que dans les pièces qui avaient précédées. Les murs n'étaient ornés d'aucune sorte de fresque ici, mais y étaient accrochées à intervalles réguliers de larges haches à double tranchant, très similaires à celles qu'il avait eu l'occasion d'observer dans le palais mais d'apparence plus ancienne. Hyoga examina brièvement quelques-unes d'entre elles, mais finit par s'en détourner à regret. Elles étaient probablement trop lourdes pour qu'il puisse en emporter une et s'en servir efficacement. Mieux valait se contenter de ses techniques habituelles.

Il n'était pas exactement en condition optimale pour se battre et il en avait conscience. Certes, il avait regagné beaucoup de ses forces depuis leur retour des Enfers. Mais il n'était plus habitué à l'usage du cosmos, il avait eu l'occasion de s'en rendre compte récemment, même si cela n'avait pas eu lieu dans les meilleures circonstances. S'il essayait d'utiliser trop de puissance en une fois, il risquait de de se blesser gravement, voire de perdre à nouveau connaissance.

Hyoga esquissa un sourire sarcastique. Au fond, la force qu'il était capable de déployer en ce moment ne devait pas être si loin de celle qu'il avait possédée lorsqu'il avait reçu son armure. Et il était parvenu à accomplir un certain nombre de choses à cette époque.

Il n'y avait pas de raison qu'il ne puisse pas en faire autant maintenant.



Seiyar se retourna brusquement, embrasant son cosmos autant qu'il en était capable. Mais non, il n'y avait rien. L'espace d'un instant, il avait été certain que le Minotaure se trouvait juste derrière lui, prêt à l'éventrer. Une impression, rien de plus. Il n'y avait personne d'autre que lui ici.

Seiyar laissa lentement s'éteindre son cosmos, restant malgré tout sur ses gardes. Cet endroit le rendait incroyablement nerveux. Dans le silence étouffant qui régnait, le moindre bruit ressortissait comme un roulement de tonnerre. Les gouttes d'humidité venant heurter le sol de pierre, le crépitement perpétuel des torches qui se consumaient, et d'autres bruits encore, impossibles à identifier, mais que les échos amplifiaient jusqu'à ce qu'ils semblent tout proches.

Seiyar prit une profonde inspiration et reprit son chemin le long du couloir. "La seul chose qui soit à craindre est la peur elle-même", c'était une citation que Marine lui répétait souvent, même s'il ne parvenait pas à se souvenir de qui elle était. Se mettre à sursauter au moindre son ne servirait à rien, sinon à le rendre plus vulnérable lorsqu'il lui faudrait vraiment se battre.

Le couloir se divisa en deux autres et Seiyar choisit celui de droite sans raison particulière. Il ne savait pas exactement quelles étaient les règles de ce jeu, qui en étaient les instigateurs ni quel en était le but, mais il se doutait au moins d'une chose, et c'était qu'il ne s'en sortirait pas sans avoir à se battre. Le Minotaure - ou qui que ce soit réellement - pouvait s'amuser à jouer au chat et à la souris, mais il ne le laisserait certainement pas approcher d'une quelconque sortie. Ce serait lui qui le trouverait.

Seiyar fit la grimace. Il était certain d'être traqué en ce moment même. Son sixième sens avait beau être étouffé par l'atmosphère écrasante qui règnait dans le Labyrinthe, il en avait la certitude absolue. Peut-être s'agissait-il vraiment du Minotaure, comme dans la légende de Thésée. Peut-être que son adversaire était tout à fait autre. Peut-être même qu'ils étaient plusieurs, mais il n'en avait pas l'impression. Pourtant, tout ceci ne pouvait être le fait d'une seule personne, ne serait-ce qu'à cause des torches innombrables qui parsemaient le Labyrinthe.

Seiyar repensa brièvement à la façon dont il s'était retrouvé ici. Il se rappelait être revenu à sa chambre avec Miho et s'être presque aussitôt endormi comme une masse. Avait-il été drogué ? Ce n'était pas improbable. Ce qui limitait les possibilités quand aux responsables potentiels. Mais il y réfléchirait plus tard.

Le couloir déboucha sur une très vaste salle et Seiyar oublia rapidement les pensées qui lui traversaient l'esprit. Cet endroit-ci était quelque peu différent de ceux qu'il avait croisé jusque-là. Des colonnes s'y trouvaient, régulièrement espacées, mais plusieurs d'entre elles étaient abattues et des morceaux de marbre gisaient un peu partout sur les dalles de pierre. Avançant quelque peu, Seiyar vit avec surprise qu'une fontaine carrée se trouvait au centre de la pièce. Les formes en étaient simples et il n'y restait plus depuis longtemps qu'un fond d'eau croupie, mais elle demeurait malgré tout en assez bon état.

Affalé contre la fontaine, la tête contre le rebord de pierre froide, gisait un corps sans vie.

Non, non, se reprit Seiyar en s'approchant, sa torche levée, ce n'était déjà plus un corps. Il ne se trouvait plus là qu'un squelette, où n'était plus attaché le moindre lambeau de chair. Il devait se trouver là depuis des années. Seiyar ne put s'empêcher d'éprouver du soulagement. L'espace d'un très bref instant, il avait craint qu'il ne s'agisse de l'un de ses frères.

Maintenant qu'il pouvait l'observer plus clairement à la lumière de sa torche, Seiyar remarqua certains détails qu'il n'avait pas vu immédiatement. La cage thoracique du squelette avait été totalement défoncée, comme par un choc terriblement violent. Plus remarquable encore, le squelette portait les restes de ce qui ne pouvait être qu'une armure sacrée. La surface portait la trace de nombreux coups, que même le temps n'était pas parvenu à effacer, mais il s'en dégageait néanmoins une impression très reconnaissable. Certaines choses étaient étranges, cependant.

D'abord, l'armure ne recouvrait véritablement qu'une partie très restreinte du corps, quand bien même il s'agirait d'une armure de bronze. C'était tout juste si elle avait dû protéger la poitrine de son porteur. Elle n'incluait ni casque ni jambière.. Et ensuite, il y avait le magnifique cimeterre qui gisait au sol juste à côté, tout à fait intact malgré le passage des ans.

Seiyar fronça les sourcils. De toute évidence, il ne pouvait pas s'agir d'un chevalier d'Athéna. Mais de qui, alors ?

Il y eut un brusque frémissement d'air et la flamme de la torche qu'il tenait vacilla brutalement, s'éteignant presque. Brièvement distrait, Seiyar ne remarqua pas immédiatement les volutes de brume qui s'élevèrent du reste d'eau qui se trouvait encore dans la fontaine.

_Qui es-tu ?

_...es-tu ? ...es-tu ?! Es-tu !!

_Quiii ?


Seiyar bondit en arrière si brusquement qu'il faillit perdre l'équilibre et se retrouver par terre. Une figure fantomatique venait d'apparaître au-dessus de la fontaîne et le fixait d'un regard creux où brillait encore une parcelle de conscience. Les traits de la silhouette étaient flous mais on pouvait cependant y deviner un guerrier à la carrure solide et au visage dur, revêtu d'une armure légère et tenant un cimeterre affilé dans une main. Une multitude de visages indistincts papillonnaient autour de lui, changeant d'un instant sur l'autre sans jamais se fixer.

_Qui es-tu ? demanda une nouvelle fois le guerrier.

_Qui qui qui ?!! répétèrent les visages en grimaçant.

Seiyar parvint à se reprendre. Après tout, ce n'était pas la première fois qu'il avait l'occasion de voir un spectre, même il n'avait jamais parlé à l'un d'entre eux auparavant.

_Je suis... je suis le chevalier Seiyar de Pégase, défenseur d'Athéna.

_Alors je te salue, chevalier d'Athéna, répondit le guerrier fantomatique d'un air impavide. Je suis Dryas, guerrier sacré au service d'Arès.

_Helcys, serviteur d'Héra...

_Dionyl, bacchante de Dyonisos...

_Ereas, messager d'Hermès...

_Markès, guerrier solaire d'Apollon...


_Silence ! Taisez-vous ! tonna Dryas de sa voix spectrale, et les visages interrompirent brusquement leur litanie assourdissante. Vous n'êtes plus que des souvenirs sans esprit, vous n'avez pas à vous mêler de ça ! J'aiderai seul le chevalier d'Athéna !

_M'aider ? répéta Seiyar, qui se sentait dépassé par ce à quoi il assistait. Mais est-ce que nos dieux ne sont pas ennemis ?

_Tu dis vrai, défenseur d'Athéna, fit Dryas avec calme. Mais sache que, face au pouvoir qui règne en ce lieu, nos dieux ont toujours été alliés.

_Alliés ? Alliés ! Alliés alliés alliés !

_Alliés ! Une seule fois ! Alliés jusqu'à la victoire !


Seiyar haussa un sourcil, incrédule. Bien que le Sanctuaire et les guerriers d'Arès ne se soient pas livré de guerre sainte récemment, toutes les histoires qu'il avait jamais entendu les dépeignaient comme des ennemis éternels. Pourtant, ce Dryas, qui qu'il soit, avait dû se retrouver dans la même situation que lui actuellement.

_Et que t'est-il arrivé, exactement ? interrogea-t'il avec un soupçon de méfiance.

Le visage spectral de Dryas trahit le semblant d'une émotion.

_J'ai été défait, reconnut-il. J'étais venu ici pour vaincre le Minotaure, mais j'ai sous-estimé sa force et j'ai fini par périr sous ses coups.

_Péri, oui !

_Trop fort, beaucoup trop fort...

_Invincible, tant qu'il est dans le labyrinthe...

_Et maintenant, les chevaliers d'Athéna vont nous rejoindre, oui ? Ils vont rester avec nous, oui ?


_Ne les écoute pas, fit Dryas avec froideur. Eux aussi sont morts dans ces lieux, mais cela remonte à si longtemps que leurs esprits ont perdu tout reste de lucidité. Le Minotaure est un adversaire redoutable, mais personne n'est invincible. Tu as une chance de le vaincre tant que tu conserves ta vaillance de guerrier et que tu ne te laisses pas influencer par l'atmosphère de mort qui règne ici.

Le spectre fit un geste en direction de l'arme qui gisait encore à proximité de son squelette.

_Je n'ai pas d'aide très concrète à t'apporter, mais tu peux prendre mon épée avec toi si tu le désires. J'ai fait couler le sang du Minotaure grâce à elle avant qu'il ne m'achève. Peut-être pourras-tu t'en servir pour le tuer.

_Le tuer ! Le tuer ! répéta le concert dément des visages. Mais c'est impossible ! Im-pos-sible !

Seiyar les ignora et alla ramasser le cimeterre comme Dryas le lui avait dit. C'était véritablement une arme magnifique, aussi parfaite que les plus beaux sabres japonais qu'il avait jamais vu. La lame courbe était d'un blanc presque laiteux et son tranchant était incroyablement effilé. Seiyar esquissa quelques passes. Il n'avait guère l'expérience du combat à l'épée, encore que Marine l'y ait quelquefois entraîné, mais il n'était guère difficile de voir à quel point l'équilibre de l'arme était excellent.

_Tu ne pourras sans doute pas utiliser correctement toute la force qui réside dans cette lame, observa Dryas sans émotion. Même si tu es un très bon guerrier, il te manque la furie qui habite chaque serviteur d'Arès et qui fait notre puissance. Ce n'est pas une émotion dont un chevalier d'Athéna pourrait utiliser la force. Sans cette furie, cette épée ne sera entre tes mains qu'une très bonne arme, rien de plus.

La silhouette du guerrier d'Arès commença brusquement à disparaître. Les visages qui dansaient tout autour étaient soudain devenus aussi transparents que l'air et leurs cris incessants s'étaient estompés.

_J'espère que tu sauras venir à bout du Minotaure et nous libérer tous, entendit encore Seiyar tandis que Dryas se fondait dans le néant. Ou il nous faudra encore attendre...

Il y eut un bref appel d'air et Seiyar se retrouva seul dans la pièce, face à la fontaine de pierre, son épée dans la main.



Ikki plissa les yeux pour mieux distinguer ce qui se trouvait devant lui. Il aurait pu prendre l'une des nombreuses torches avec lui, mais il avait préféré s'abstenir. Cela aurait été un trop bon moyen de se faire repérer.

La pièce où il se trouvait avait un plafond bas et voûté et il y faisait sombre. Un lourd autel de pierre se trouvait au milieu. S'approchant, Ikki vit qu'il était orné de sculptures de serpents et de têtes de taureaux. Les contours exacts en avaient été effacés par le temps mais il demeuraient aisément identifiables. Ikki se demanda brièvement à quoi l'autel avait pu servir. Peut-être pour des sacrifices, songea-t'il avec un rictus amusé. On verrait bien qui serait la victime cette fois.

Le fait de se réveiller piégé au coeur du Labyrinthe avait eu un effet assez particulier sur Ikki. Cela lui avait rendu sa personnalité habituelle. Ni dépressif et sombre comme il l'avait été avant que Hermia ne fasse attention à lui, ni bêtement euphorique comme il avait eu l'impression de l'être ensuite. D'une façon très étrange, il se sentait bien. Nettement mieux en tout cas qu'il n'avait été depuis longtemps. Peut-être n'était-il vraiment pas fait pour l'inaction, en fin de compte.

Son cerveau fonctionnait à plein régime depuis le moment où il avait deviné l'endroit où il se trouvait. Il n'avait certes qu'assez peu d'indices à sa disposition, mais les responsables de sa situation ne faisaient guère de doute. La légende de Thésée était une référence bien suffisante. Leurs hôtes les avaient donc trahi. La raison exacte demeurait cependant obscure. Ikki se prit à regretter de ne pas avoir mis à profit le temps qu'il avait passé à Knossos pour en apprendre un peu plus sur tout l'histoire de l'endroit. Cela lui aurait peut-être donné un indice. C'était certainement les chevaliers d'Athéna qu'on visait en eux, mais les Crétois étaient-ils à l'origine de tout ou y avait-il quelqu'un d'autre ? Il ne parvenait pas à le deviner.

La salle ne donnait que sur un unique passage descendant dont il était impossible de distinguer l'extrémité. Ikki s'arrêta un instant, sur le qui-vive. Mais aucun bruit particulier n'en provenait. Du reste, étant donné l'étroiteté du boyau, il était peu probable que quelqu'un s'y tienne en embuscade.

S'engageant dans le passage, Ikki se demanda s'il se dirigeait vers la sortie ou si au contraire il s'en éloignait. Toutes les torches qu'il avait vues étaient tout au plus à moitié consumées. A moins que le Minotaure lui-même ne se soit chargé de les allumer - ce qui était tout de même peu probable - ce devait être l'oeuvre de personnes extérieures et cela avait dû être fait très récemment. Il avait eu beau chercher, cependant, il n'était parvenu à distinguer aucune sorte de traces indiquant la direction d'une issue possible.

Le chevalier Phénix haussa les épaules. De toute évidence, le jeu mortel auquel il était contraint de participer - ainsi, très probablement, que ses frères - avait une valeur de rituel. Peut-être avait-il une chance de se sortir d'ici sans que le Minotaure ne le rattrape, mais c'était peu probable. Mieux valait renverser la situation.

Un sombre sourire apparut sur les lèvres d'Ikki. On verrait bien quel chasseur surprendrait l'autre.



Tapi dans l'une des salles sans nombre, au coeur de son domaine, le Minotaure guettait l'approche de ses proies, humant l'air renfermé de son domaine. Son esprit bestial était empli d'une délectation avide. Bientôt, très bientôt, ils seraient à sa portée. Ils n'en avaient pas conscience, pauvres petites choses impuissantes qu'ils étaient. Ils ne savaient pas que chaque nouveau couloir qu'ils prenaient ne faisaient que les piéger un peu davantage. Ils espéraient en vain lui échapper alors qu'il savait exactement où ils se trouvaient à tout moment. Le Minotaure laissa échapper un grognement bref qui aurait été un rire chez un humain. Ils espéraient et cela n'en serait que plus délicieux au moment où il déciderait enfin de les traquer et de les mettre à mort. A l'idée d'entendre de nouveau le craquement des os qui se brisaient et de boire à pleines gorgées le sang encore chaud, c'était tout juste s'il parvenait à se retenir de se mettre en chasse immédiatement. Cela faisait si longtemps qu'il était resté enfermé, en sommeil, sans rien pour se nourrir. Mais non, le plaisir n'en serait que plus grand s'il le faisait durer. Il avait cinq victimes, cette fois. Il devait en profiter autant qu'il le pourrait.

L'une d'entre elle était justement en train de se diriger tout droit vers l'endroit où il attendait.



Procris

Assise en tailleur sous l'arbuste qui marquait l'emplacement du Coeur, je la sentis approcher bien avant même qu'elle ne pénètre à l'intérieur du Jardin. Je m'étais attendue à sa venue. Quant à savoir si j'étais prête à l'affronter, c'était une autre question, qui aurait bientôt sa réponse.

Quelqu'un se trouvait avec elle, je m'en rendis compte assez rapidement, mais sans y accorder guère d'attention. Un seul adversaire à la fois. Je concentrai toute la force que j'avais été en train d'accumuler et une aura vert et or vint me recouvrir, son intensité multipliée plusieurs fois par la présence du Coeur. Je ne devais pas la laisser s'approcher davantage ou elle pourrait en tirer parti également. D'une pensée, je modelai la puissance à ma disposition et insufflai ma volonté à travers tout le Jardin. L'effort était intense, mais le pouvoir même que me conférait l'endroit le rendait presque aisé. Peut-être avais-je une chance malgré tout.

Je fus assez rapidement détrompée. Les plantes même que je dressais pour l'arrêter s'écartaient devant elle comme de leur propre volonté, lui laissant un passage totalement dégagé jusqu'à moi. La voyant s'approcher, je changeai de tactique et dressai un champ de force rudimentaire tout autour de moi pour me protéger. Elle l'abattit d'un revers de main et franchit en l'espace de trois enjambées la distance qui la séparait encore du Coeur et de moi. Je voulus me lever, mais un étau invisible m'enserra avant même que je n'ai eu le temps de faire un geste, me réduisant à l'impuissance la plus totale en l'espace d'une seconde. L'aura de puissance qui m'avait entourée s'était évanouie comme une flamme de bougie soufflée par le vent.

_Achève-moi donc, crachai-je à mon adversaire en levant les yeux sur elle avec tout le défi dont j'étais capable. Je suis sûre que tu t'es toujours demandé ce que cela faisait de tuer avec le don.

Hermia me regarda avec une moue de dédain.

_Tu es une pauvre idiote, Procris, répliqua-t'elle finalement. Je n'aurais pas eu besoin de t'humilier de la sorte si tu avais pris ne serait-ce qu'un instant pour t'enquérir de mes intentions. As-tu seulement vu qui était avec moi ?

Ce n'était pas le cas et j'ouvris de grands yeux en découvrant de qui il s'agissait. Portant les mêmes vêtements qu'elle avait eu le jour où je l'avais rencontrée pour la première fois, une expression inquiète mais résolue sur le visage, c'était Shunrei se trouvait là, quelques pas seulement derrière Hermia.

_Shunrei ? Elle t'a forcée à venir avec elle ?

Mais la jeune Chinoise secoua la tête.

_C'est elle qui m'a libéré de l'endroit où j'étais enfermé, répondit-elle d'une voix douce, bien que légèrement troublée. Elle m'a dit qu'elle voulait nous aider. Je... je crois qu'elle dit la vérité.

_Tu voudrais nous faire croire que tu n'es pour rien dans tout ce qui s'est passé ? demandai-je à Hermia, incrédule. Tu t'imagines que je vais te croire ?

_Tu ne me croirais pas si je te disais que le ciel est bleu, Procris, répliqua-t'elle avec agacement. Ca n'empêche pas que ce soit le cas. Je ne suis absolument pour rien dans tout ce qui est arrivé. Je n'étais même pas au courant. C'est sans doute assez peu intelligent de ma part, mais c'est le cas.

_Ikki et Hyoga étaient sous ta garde, observai-je, fronçant les sourcils.

_Et quelqu'un est venu les enlever pendant les quelques minutes que j'ai prises pour aller chercher de quoi manger, répondit Hermia du même ton. J'ai remué tout le palais pour savoir où ils étaient passés, mais je n'ai fait que me heurter à des portes closes.

Je la fixai avec intensité. Elle pouvait me mentir. Elle aurait pu me mentir cent fois, ne pas dire un seul mot de vrai, et je ne serais pas parvenu à le savoir. Mon don était trop faible et ses pensées me restaient parfaitement hermétiques. D'un autre côté, j'étais littéralement à sa merci. Pourquoi se serait-elle fatiguée à me tromper ?

_Que proposes-tu ? demandai-je avec méfiance.

J'étais toujours aussi incapable de faire le moindre mouvement, hormis bouger légèrement la tête, et ma position commençait à être véritablement inconfortable. Hermia dût s'en rendre compte car l'étreinte immatérielle qui m'enserrait se volatilisa subitement, me laissant enfin la possibilité de me lever.

_Tous les chevaliers de bronze se sont volatilisés entre hier et ce matin, fit Hermia, ignorant mes tentatives pour me réaccorder au Coeur. J'aurais au moins senti la mort de Hyoga et Ikki s'ils avaient été tués et ce n'est pas le cas. Je ne vois qu'un seul endroit où ils peuvent se trouver actuellement. Mais, même avec l'aide du Coeur, je ne parviendrai pas à les aider là-bas. J'ai donc besoin de vous deux.

Je ne répondis pas immédiatement à la question sous-entendue, prenant mon temps pour l'examiner. Je n'y avais pas fait attention de prime abord, mais elle était vêtue très différemment de l'accoutumée. Elle ne portait qu'une robe blanche et simple, sans manches, qui tombait jusqu'à ses pieds nus. En guise d'ornements, elle arborait seulement ses deux bracelets dorés en forme de serpent. C'était là une tenue cérémonielle de prêtresse, mais je ne me souvenais pas l'avoir jamais vue ainsi.

_D'accord, finis-je par dire à contre-coeur. Explique-moi ce que tu veux faire.

_Bien. Pour commencer, nous allons nous asseoir toutes les trois au pied du Coeur.



Tenant d'une main sa torche crépitante et étreignant de l'autre l'épée que lui avait confiée le guerrier d'Arès, Seiyar descendit prudemment les quelques marches qui menaient à la pièce suivante. Cette partie-ci du Labyrinthe était relativement bien éclairée, mais il y restait néanmoins de nombreux recoins d'ombre.

La salle où il parvint était vaste, mais les épaisses colonnes qui la parsemaient restreignaient l'impression d'espace et confinaient son champ de vision. Levant la tête, Seiyar observa que le plafond était assez haut et voûté. Aucune autre issue n'était pour l'instant apparente. Brandissant sa torche pour mieux s'éclairer, le chevalier Pégase entreprit de faire le tour de la pièce.

Le sol était relativement usé, ici, comme s'il avait été foulé par de nombreuses personnes dans le passé. Il ne s'y trouvait pourtant rien d'exceptionnel. Excepté une chose. A l'une des extrémités de la salle se trouvaient éparpillés les morceaux de ce qui avait pu être un petit autel de pierre. Et, sur le mur qui se tenait derrière, étaient encore visible les contours d'une fresque.

Seiyar plissa les yeux en s'en approchant. La fresque était en légèrement meilleur état que les autres qu'il avait eu l'occasion de voir jusqu'ici. Elle représentait une femme au regard sombre et intense, vêtue de couleurs qui avaient dû être vives. De sa main droite, elle tenait une large hache à double tranchant. De la gauche, elle faisait un signe qui pouvait être interprété comme une bénédiction ou un avertissement. Deux lionnes étaient couchées à ses pieds.

Fasciné par l'impression qui se dégageait encore de la fresque malgré les millénaires qui s'étaient écoulés, Seiyar ne se rendit pas immédiatement compte à quel point il faisait une cible facile, le dos ainsi tourné à tout ce qui pourrait se cacher à l'intérieur de la pièce.

Et, lorsqu'il le réalisa enfin, il était déjà trop tard. Le Minotaure était sur lui.



Shun se tendit en entendant le rugissement se répercuter à travers les murs du Labyrinthe. Mais il relâcha presque aussitôt la posture de combat qu'il avait adopté. Le bruit venait d'assez loin. Le Minotaure n'était pas sur le point de l'attaquer.

Mais il était peut-être en train de s'en prendre à l'un de ses frères, réalisa-t'il brusquement. Abandonnant subitement la prudence qu'il avait conservé jusque-là, Shun se mit à courir à travers les couloirs sans fin du Labyrinthe.



Seiyar épongea d'un revers de main le sang qui coulait de l'entaille qu'il s'était fait au front, brandissant son arme devant lui dans le même temps. Le Minotaure s'avançait sur lui en grondant furieusement, le dominant de toute sa taille massive, ses cornes acérées déjà prêtes à frapper de nouveau. Seiyar entreprit de battre lentement en retraite, interposant toujours le cimeterre entre lui et le monstre, lequel ne semblait s'en préoccuper aucunement. Chacun de ses pas ébranlait le sol de pierre et le bruit s'en répercutait parmi les colonnes de la salle comme autant de grondements de tonnerre.

Seiyar avait laissé tomber sa torche lorsque le Minotaure l'avait attaqué et ses yeux commençaient tout juste à s'adapter à la semi-obscurité qui régnait désormais. Il avait du mal à distinguer l'aspect exact de son adversaire monstrueux, mais il y avait au moins une chose dont il était sûr.

Ce n'était pas une créature issue de la mythologie antique qui lui faisait face, mais un homme revêtu d'une armure.

Non pas que cela arrange sa situation d'une façon quelconque, songea-t'il tandis qu'il reculait jusqu'à une colonne. Bien au contraire, très probablement. Le Minotaure fonça brusquement sur lui et Seiyar plongea de côté pour l'éviter. Il y eut un bruit assourdissant au moment où le monstre percuta la colonne de plein fouet, la brisant presque. Seiyar profita du bref instant où son adversaire se trouvait déconcerté pour abattre son épée en un arc de cercle foudroyant, visant la poitrine. Mais la lame aiguisée ne fit que rebondir contre l'armure épaisse sans même l'entamer. Réagissant avec un grondement enragé, le Minotaure se retourna et se jeta de nouveau sur lui, cherchant à l'empaler de ses cornes. Seiyar parvint de nouveau à esquiver de justesse, mais un coup furieux lui arracha le cimeterre des mains au moment même où il tentait de repartir à l'assaut. L'arme décrivit une courbe dans l'air avant d'aller se perdre dans les ténêbres de la salle. Il y eut un résonnement métallique au moment où elle heurta le sol.

A présent désarmé, Seiyar recula pas à pas devant son adversaire monstrueux, se tenant prêt à une nouvelle attaque d'un instant à l'autre. Le grondement du Minotaure s'était fait plus fort, évoquant désormais le feulement d'une bête fauve. S'agissait-il vraiment d'un homme sous cette armure ?

Le Minotaure chargea encore une fois. Et cette fois, Seiyar laissa son instinct réagir pour lui. Bondissant par-dessus le monstre, il agrippa fermement les deux cornes et se hissa en équilibre. Dérouté, le Minotaure s'arrêta brusquement. Mais Seiyar ne lui laissa pas le temps de se reprendre. Conservant sa prise tout du long, il acheva son mouvement et bascula violemment en arrière.

S'il avait eu sa force et sa rapidité habituelles à sa disposition, Seiyar serait sans doute parvenu à briser ainsi le cou de son adversaire, armure ou pas. Mais ce n'était pas le cas. Le casque du Minotaure lui resta entre les mains tandis qu'il se recevait d'une roulade adroite. Quelque peu déconcerté, il se retourna et vit enfin le visage de celui qui tentait de le tuer.



Sa torche brandie pour éclairer le large passage où il se trouvait, Shiryu s'efforçait désespérément d'entendre à nouveau les bruits du combat qui lui parvenaient encore un instant auparavant. Il n'y avait plus rien, subitement. Cela signifiait-il que le combat avait été interrompu... ou qu'il était déjà achevé ? Shiryu se contraignit à respirer fortement. Paniquer ne l'aiderait pas à retrouver son chemin.

Une légère vibration parcourut le sol, soulevant un léger nuage de poussière et faisant vaciller la flamme des torches accrochées aux murs. Shiryu s'immobilisa, mais le tremblement se prolongea encore près d'une minute avant de finir par s'interrompre.

Un séisme ? Habitué au phénomène - commun au Japon - Shiryu identifia immédiatement ce qui était en train de se produire. La Crète, après tout, avait déjà connu plusieurs tremblements de terre par le passé.

Mais ne leur avait-on pas dit justement que ce genre de choses ne se produisait plus ?



_Androgée !?

Les yeux écarquillés, Seiyar fixait le visage dévoilé du Minotaure. Ce n'était pas possible ! Et pourtant, il n'y avait aucune erreur possible. Il ne pouvait pas douter de ce que lui disaient ses propres yeux. C'était bien Androgée qui se tenait devant lui, le visage crispé par la rage, prêt à le tuer.

C'était lui, mais ce n'était pas lui. L'expression qui était sur le visage d'Androgée ne ressemblait à rien que Seiyar ait déjà remarqué chez lui. Non, cette soif de sang bestiale, cette volonté de détruire ne pouvait appartenir à celui qu'il en était venu à apprécier comme un ami au cours de ces quelques jours à Knossos. Et pourtant...

Seiyar se baissa juste à temps pour éviter le poing d'Androgée, qui vint fendre en deux la colonne qui se trouvait derrière lui. De lourds fragments de pierre vinrent heurter le sol avec fracas tandis que le chevalier Pégase se mettait hors de portée. Maintenant qu'il y faisait plus attention, il y avait véritablement quelque chose d'anormal dans l'expression d'Androgée. Son visage était anormalement pâle et de lourdes gouttes de sueur le maculaient. Son regard était fixe et ses pupilles excessivement dilatées. Ses lèvres étaient retroussées, dévoilant ses dents blanches, et un filet de bave perlait au coin de sa bouche. Il ressemblait, remarqua brusquement Seiyar, à Aiolia, la deuxième fois où ils s'étaient affrontés. Mais était-il possible que...

Seiyar réalisa brusquement qu'il n'aurait pas le temps de réfléchir à la question. Grognant toujours comme un animal, Androgée était en train de l'acculer lentement contre l'une des parois de la salle. Bientôt, il ne pourrait plus reculer. Il n'avait pas le choix.

Il fallut un moment au chevalier Pégase pour parvenir à enflammer son cosmos. Il fut presque surpris d'y parvenir. Il ne s'y était jamais essayé depuis leur retour des Enfers. Il avait cru avoir tout le temps nécessaire devant lui pour cela. Il aurait dû savoir que ce ne serait pas le cas, songea-t'il avec une ironie désespérée. La douleur se répandit à travers tout son corps en même temps qu'apparaissait autour de lui l'aura bleuté qu'il n'avait pas manifesté depuis si longtemps. Elle était supportable, pourtant. Après tout, il avait connu infiniment pire. Mais le simple fait de manifester cette faible aura semblait consumer ses quelques forces à grande vitesse. Il avait déjà l'impression de s'affaiblir alors même qu'il n'avait pas fait le moindre mouvement. Il fallait agir. Immédiatement.

_Pegasus Ryu Sei Ken !!!

Les coups fusèrent comme une averse d'étoiles. Lentement, si lentement par rapport à la vitesse à laquelle il s'était habitué. Seiyar vit les comètes bleutées s'écraser contre l'armure sombre d'Androgée sans même le faire chanceler. Il voulut persévérer dans son offensive, mais il était déjà vide de force et sa vision commençait à se brouiller devant lui. Suffoquant presque sous l'effort, Seiyar dût interrompre son attaque. Ses jambes tremblaient sous lui comme des brindilles et il ne parvenait plus à se tenir debout.

Parvenant tout juste à relever la tête, Seiyar distingua vaguement Androgée qui s'approchait de lui. Il semblait si loin. Puis une lumière aveuglante explosa derrière ses yeux et il perdit connaissance.



Debout devant le corps inerte de sa première victime, le Minotaure savourait ce premier combat. Facile, certes, mais il en restait quatre autres à venir et il pensait bien les apprécier tout autant. L'espace d'un instant, il se prit à hésiter. L'homme frêle étendu devant lui n'était pas mort encore. Devait-il l'achever et se rassasier immédiatement ou attendre plus tard ? Où se trouvaient les quatre autres victimes ? Le Minotaure se mit à humer l'air avec application. Etaient-ils encore loin ?

L'instant d'après, il se retournait brusquement pour bloquer l'attaque qui allait le frapper.



Ikki jura en se dégageant d'un bond. Il avait été un peu trop long à se décider et il était passé à l'attaque trop tard. Maintenant, son effet de surprise était perdu. Il allait falloir se reposer sur des moyens moins subtils.

Androgée s'était totalement désintéressé de Seiyar, c'était déjà ça. Mais ce n'était guère rassurant pour autant de le voir maintenant consacrer toute son attention meurtrière sur lui. Ikki se mit en garde et attendit. Il n'avait pas eu véritablement l'occasion de faire la connaissance d'Androgée pendant leur séjour à Knossos, mais il ne doutait pas de sa force. Le Crétois le dominait de toute sa masse et son armure ne montrait aucune sorte de faille, excepté la tête.

La tête. C'était peut-être une idée. L'expression démente d'Androgée ne pouvait pas être naturelle. Mais Ikki ne se sentait guère en état de porter une attaque mentale en cet instant. La force nécessaire, sans parler de la concentration, lui prendrait trop de temps à rassembler. Cela le rendrait trop vulnérable. Et, si jamais il se trompait, il aurait gaspillé le peu d'énergie qui lui restait.

Sans le moindre avertissement, Androgée attaqua. C'était une attaque brutale, sans aucune finesse. Il ne fit que se jeter sur Ikki, les bras tendus pour l'agripper et le mettre en pièce. Aucune finesse, mais une rapidité effrayante, qui faillit prendre Ikki au dépourvu. De justesse, il parvint à se baisser pour esquiver. Sans laisser le temps à Androgée de se reprendre, il lui immobilisa le bras gauche des deux mains et enchaîna sur un coup de pied balayé à la tête.

Ikki jura de nouveau quand il vit Androgée encaisser le choc sans laisser paraître la moindre douleur. Se dégageant rapidement, il recula de façon à interposer une colonne entre eux. La force seule ne suffirait pas à lui faire gagner ce combat-ci. Il avait besoin de son cosmos. Mais Ikki ne se faisait pas d'illusions. Il n'était pas en meilleur état que Seiyar et il ne réussirait pas à employer plus d'une attaque avant d'être trop épuisé.

Androgée ne s'embarrassa pas de plus de subtilité lors de son attaque suivante. Se catapultant en avant comme un boulet de canon, il vint percuter de plein fouet la colonne massive qui les séparait. Un bruit effroyable accompagna l'impact. Stupéfait, Ikki leva les yeux... et se jeta sur le côté juste assez rapidement pour éviter le lourd pilier de pierre qui s'effondrait sur lui.

Androgée se redressa avec un rictus carnassier, comme si le choc qu'il avait dû également encaisser n'avait rien représenté pour lui. Ikki chercha du regard un moyen de se tenir encore à distance quelques instants. Il avait besoin de gagner du temps pour songer à une stratégie. Juste un peu de temps.

Ce fut à ce moment que la terre se remit à trembler. Androgée se figea et se mit à regarder furieusement tout autour de lui comme s'il ne comprenait pas ce qui se passait. La vibration passa un peu plus lentement que la précédente. Ikki voulut profiter du trouble passager de son adversaire pour se dérober à nouveau lorsqu'il remarqua quelque chose.

Tout autour d'Androgée, le sol était maintenant couvert d'une épaisse couche de givre.

Comprenant immédiatement, Ikki avorta le mouvement qu'il avait entamé et se mit au contraire à crier pour attirer l'attention de son adversaire. Celui-ci s'était remis de sa surprise et semblait interloqué de voir sa faible proie ainsi se montrer à lui. Il hésita un instant, comme incertain. Et ce moment-là que choisit Hyoga pour agir.

Surgissant de l'entrée où il était resté dissimulé, le chevalier du Cygne se précipita vers Androgée. Celui-ci réagit beaucoup trop tard. Hyoga plongea, glissant aisément sur la couche de glace qu'il avait lui-même créée. Ses mains se refermèrent autour des chevilles d'Androgée et son cosmos s'embrasa avec force en une flamme glaciale. Totalement incapable de l'atteindre, le Crétois essaya vainement de se dégager tandis qu'une épaisse couche de glace venait enserrer ses jambes, l'immobilisant où il se trouvait.

_A toi, Ikki ! cria Hyoga.

C'était l'occasion qu'il avait attendue, songea Ikki en entreprenant de concentrer son cosmos. Une aura flamboyante vint le recouvrir comme une seconde peau, le réchauffant de sa présence. Les attaques mentales demandaient une concentration bien supérieure aux attaques physiques. Il fallut un bref instant à Ikki pour atteindre l'état d'esprit nécessaire. Il devait insuffler suffisamment de force à son coup, sans quoi il ne réussirait pas à l'affecter. Maintenant !

_Phoenix Gen Ma Ken !!

Le rayon presque invisible fusa. Androgée était encore trop occupé à se débarasser des entraves qui l'empêchaient de se déplacer. Il ne le vit jamais arriver. Le coup vint le frapper en plein front et il se figea brusquement, comme si tous ses nerfs avaient été sectionnés en l'espace d'un instant.

Le silence succéda brusquement au fracas du combat. Se relevant avec prudence, Hyoga jeta un coup d'oeil à leur adversaire immobile, puis à Ikki qui était en train de froncer les sourcils.

_Qu'est-ce qui lui arrive ? demanda-t'il en allant rejoindre son demi-frère.

_J'ai l'impression qu'il a été drogué, répondit Ikki, qui s'efforçait de maintenir sa concentration mentale. Son esprit est terriblement embrumé et les instincts meurtriers y prédominent très largement. Je suis en train d'essayer de le ramener à son état normal.

Hyoga hocha la tête silencieusement et attendit.



Idoménée

Je jetai un bref coup d'oeil à l'intérieur de la pièce. Elle était vide, comme je m'y étais attendu. Ce n'était que l'une des très nombreuses chambres du palais que personne n'occupait. Totalement inutile en règle générale, mais parfaite pour la circonstance présente. Je fis signe à Miho et Seika d'entrer et les suivis après m'être assuré que personne ne nous avait vu.

La lourde porte se referma et je ne pus réprimer un soupir de soulagement. Pour l'instant, tout se passait bien. Hormis le fait que, à en juger par l'expression des deux jeunes femmes que j'avais conduit jusque là, l'heure était venue de donner quelques explications.

Ce fut Seika qui attaqua.

_Bon, assez ri, fit-elle d'une voix tranchante, je veux savoir exactement ce qui se passe ici. Où sont passés Seiyar et les autres ?

Je songeai brièvement à esquiver la question, mais y renonçai tout aussi rapidement. Seika avait l'air prête à massacrer quelqu'un si elle n'obtenait pas enfin une réponse.

_Les chevaliers d'Athéna sont en grand danger, admis-je. Et vous aussi, parce que vous les accompagnez. Les gardes que nous avons évités sur le chemin venaient probablement pour vous.

L'expression des deux jeunes femmes était presque douloureuse à voir : un mélange de choc et d'incompréhension qui venait remplacer la colère.

_Mais... mais pourquoi ? balbutia Miho. Est-ce qu'il s'est passé quelque chose ? Est-ce que...

_C'est difficile à expliquer, l'interrompis-je avec une grimace. Mais vous avez été en danger depuis votre arrivée ici. Ce n'était qu'une question de temps.

Seika et Miho me fixèrent, l'air incrédule. Je me sentis mal à l'aise. Comment leur expliquer qu'elles n'avaient vu que la surface lors des quelques jours qu'elles avaient passé ici, qu'elles n'avaient pas perçu ce qui se passait en-dessous ? Il devait être difficile d'accepter le fait d'avoir été ainsi bercé d'illusions depuis le début.

_Les raisons pour ce qui arrive sont très anciennes, repris-je, prévenant toute nouvelle question. Elles ont près de trois mille cinq cents ans, pour être précis. Même le Sanctuaire d'Athéna a dû en perdre le souvenir depuis des siècles. Mais certains s'en souviennent encore ici, ainsi que de la haine. Cela fait longtemps que Knossos n'a pas eu la force de s'opposer directement aux chevaliers d'Athéna, mais une telle occasion était irrésistible.

_Mais nous ne vous avons rien fait ! s'exclama Miho, presque hystérique. Comment est-ce que vous pouvez nous rendre responsables de choses qui se sont passées il y a plus de trois mille ans ?!

Je faillis lui expliquer. Mais, non, elle ne comprendrais probablement pas. Certains jours, j'avais moi-même du mal à comprendre.

_Le crime était grand, répondis-je seulement.

_Et Androgée ? interrompit brusquement Seika.

Dans ses yeux, je lus la question, aussi clairement que si elle était écrite. Il ne m'a pas trahie, n'est-ce pas ? Il n'a pas pu faire ça ? Et je sus que je ne pouvais pas lui avouer la vérité complète, parce qu'elle était trop difficile.

_Androgée est en danger également. Peut-être même que c'est lui qui court le plus grand risque.



_Alors ? demanda Hyoga nerveusement.

Ikki ne répondit pas. Son visage était crispé par l'effort mental qu'il devait maintenir et il ne bougeait pas plus qu'Androgée. Le chevalier du Cygne pesta intérieurement. Il aurait voulu pouvoir faire quelque chose pour l'aider, mais il n'en avait aucun moyen. Et il n'osait même pas aller s'assurer de l'état de Seiyar, de crainte qu'Androgée ne retrouve brusquement ses moyens et ne les attaque à nouveau. Il ne pouvait qu'attendre, totalement inutile.

Un mouvement, presque imperceptible. Les épaules d'Ikki venaient de s'affaisser légèrement, comme sous l'effet d'un brusque épuisement, et le cosmos orangé qui l'avait entouré jusque-là venait de se volatiliser.

_Je... je crois que ça y est, articula le chevalier Phénix avec difficulté. A en juger par l'état de son esprit, on a dû lui faire avaler une quantité de drogue assez démesurée. Je ne peux pas en dissiper tous les effets négatifs, mais il devrait être capable de penser de façon cohérente d'ici...

Androgée bougea. Ce ne fut d'abord guère qu'un frémissement qui le parcourut, à peine discernable. Ses yeux s'étrécirent, avant de s'écarquiller brusquement. Les muscles de son visage se relâchèrent lentement et la fureur démente qui avait habité ses traits fut remplacé par la surprise et l'incompréhension. Un bruit inarticulé échappa à ses lèvres entrouvertes et il porta une main à sa tête, comme s'il avait mal.

Face à lui, Hyoga et Ikki ne relâchèrent pas la garde qu'ils avaient précipitamment adoptée. Tous deux avaient bien conscience de la faiblesse qui était la leur en cet instant. Ensemble, pourtant, ils auraient peut-être une chance de parvenir à maîtriser Androgée si le Gen Ma Ken n'avait pas véritablement dissipé l'emprise qui habitait son esprit.

Lentement, très lentement, le jeune Crétois laissa retomber sa main. Ses yeux avaient perdu leur éclat fixe et ils étaient à présent habités d'une émotion indéchiffrable.

_Je...

Le mot expira juste après avoir franchi ses lèvres. Androgée ferma les yeux et baissa la tête. Déconcerté, Hyoga et Ikki échangèrent un regard rapide sans pourtant abandonner leur posture défensive. Toute agressivité semblait avoir disparu de leur adversaire, mais ils ne parvenaient pas à lire son état d'esprit.

Un nouveau tremblement agita brusquement le sol, légèrement plus fort que celui qui avait précédé. Il s'interrompit presque aussitôt, mais Androgée avait relevé brusquement la tête et rouvert les yeux. Et cette fois, c'était clairement de la tristesse qui se trouvait sur son visage. Une tristesse terrible, au-delà de tout désespoir. Les deux jeunes chevaliers de bronze, pourtant endurcis par tout ce qu'ils avaient vécus, ne purent d'empêcher de frémir légèrement à cette vue.

_Androgée, tu... commença Hyoga

_Great Horn.

Les mots furent prononcés sans la moindre intensité, sans rien de la passion que les chevaliers mettaient actuellement dans leurs attaques. La voix d'Androgée était neutre, vide d'aucune émotion. Des réflexes développés jusqu'à leur extrême limite firent bondir Hyoga sur le côté, mais sa vitesse était bien insuffisante. La vague de lumière aveuglante déferla sur lui et l'engloutit dans un rugissement terrible. Il eut tout juste le temps de réaliser en un éclair l'erreur qu'ils avaient faite avant que la douleur ne se fasse trop forte. Puis sa pensée même se dissipa dans la clarté infiniment blanche.

Les yeux écarquillés, Ikki n'avait pas eu le temps de faire le moindre mouvement pendant la fraction de seconde qu'avait duré l'attaque. Et lorsqu'il se retourna finalement, Hyoga gisait dans son propre sang, inerte, le visage contre la pierre sale. Le mur derrière lui avait été pulvérisé, dévoilant au-delà d'un monceau de débris les couloirs du labyrinthe.

Androgée fit un pas en avant et Ikki pivota précipitamment pour lui faire face. Le corps du jeune Crétois était recouvert d'une aura ambrée fantastiquement puissante, qui semblait se renforcer encore de seconde en seconde. Ikki frémit. Il avait déjà fait face à des adversaires aussi puissants, et sans doute même plus, mais jamais il n'avait été aussi faible qu'il l'était à présent. L'ironie mortelle le frappa brusquement. Il avait dépensé le peu de force dont il disposait encore pour rendre en fin de compte son ennemi infiniment plus dangereux qu'il n'avait été.

_Tu as pris cette drogue volontairement, dit-il, réalisant tout à coup.

Androgée hocha brièvement la tête, le visage aussi dur que la pierre.

_Et en dissipant ses effets, tu viens de gâcher les quelques chances que tu pouvais avoir, répondit-il d'une voix froide. Cette drogue éveille en moi la nature du Minotaure mais elle m'empêche aussi d'utiliser mon cosmos, excepté aux niveaux les plus bas. A présent, tout est fini.

Ikki cilla. Androgée se volatilisa de l'endroit où il se trouvait et réapparut juste devant lui. Le chevalier Phénix n'eut même pas le temps de saisir ce qui s'était passé avant qu'un coup violent ne vienne le percuter en pleine poitrine. Tétanisé par la douleur et haletant désespérément, Ikki parvint pourtant à ne pas tomber.

_Je n'ai pas encore recouvré toute ma force, entendit-il Androgée dire, mais l'écart entre nous est déjà suffisant pour que tu ne puisses même pas suivre mes déplacement. Ce qui réduit tes chances à néant. Adieu.

Ikki leva la tête pour voir son adversaire lever un bras, main tendue, aussi meurtrier qu'une hache de bourreau. Il essaya de rassembler le peu de force qui habitait encore son corps pour esquiver et gagner peut-être un sursis de quelques secondes. Ses frères étaient en danger mortel, il ne pouvait pas mourir en les abandonnant. Il ne pouvait pas...

La hache s'abattit.



Shiryu épongea d'un revers de main la sueur qui dégoulinait sur son visage. Il lui semblait déambuler à travers les couloirs inextricables du labyrinthe depuis des heures, voire des jours entiers, et pourtant, la torche qu'il tenait était tout juste à demi consumée.

C'était l'atmosphère qui règnait ici, réalisa-t'il. La malveillance latente qu'il avait perçue dès son réveil s'était faite plus forte, comme si quelque chose l'avait tiré de sa torpeur ancienne. La sensation était devenue écrasante au point de rendre difficile le simple fait de respirer. C'était comme si les murs eux-même guettait sa progression avec une délectation haineuse.

Quelques instants auparavant seulement, il avait ressenti une explosion de cosmos, à peine perceptible tant le labyrinthe étouffait son sixième sens. Il n'avait pas su distinguer s'il s'agissait d'un de ses frères ou... de quelqu'un d'autre. Une seconde plus tard lui étaient également parvenu les échos d'une déflagration sourde. De toute évidence, un combat était en train de faire rage. Shiryu maudit intérieurement les méandres du dédale où il errait. Malgré tous ses efforts, il était incapable même de se diriger dans une direction donnée sur plus de quelques mètres. Il lui semblait qu'il n'arriverait jamais à temps.

Là ! Une nouvelle explosion de cosmos venait d'avoir lieu. Mais celle-ci était différente de la précédente. Elle était presque identifiable. Oui, c'était...



Les yeux d'Androgée s'étrécirent comme ceux d'une bête fauve tandis qu'il levait la tête vers celui qui venait d'intervenir, mais il ne fit pas le moindre mouvement. Son aura s'était volatilisée, mais l'impression de menace sourde qui l'entourait n'avait fait que se renforcer encore.

Peinant encore pour retrouver sa respiration, Ikki réalisa brusquement que son adversaire ne faisait plus le moindre mouvement pour l'achever. Se redressant, il vit que la main d'Androgée s'était immobilisée à une dizaine de centimètres de sa tête. Une chaîne étincellante s'était enroulée autour de son poignet, l'arrêtant juste à temps.

_Shun ?

Brusquement, Androgée bougea. Son autre main fusa comme un éclair, envoyant Ikki s'écraser contre un mur. Le chevalier Phénix émit un grognement rauque en percutant la pierre avant de s'affaler au sol, privé de connaissance.

Shun se mordit les lèvres en voyant son frère inconscient, probablement blessé, mais se retint d'aller aussitôt lui porter secours. Le combat d'abord, c'est ce qu'Ikki lui aurait dit. Androgée venait de se retourner vers lui et son cosmos s'était de nouveau embrasé, prêt à l'offensive. D'une pensée, Shun relâcha l'étreinte de sa chaîne et la rappela à lui. Il allait avoir besoin de toute sa mobilité dans les instants qui venaient.

_Je vois que tu as récupéré ta chaîne, dit froidement Androgée. Cela ne te rend pas plus fort pour autant.

Il fit un pas en avant et son aura devint un brasier d'ambre qui s'étendit à tout l'espace autour de lui.

_Nous allons voir, répondit Shun avec un sourire crispé.

Les chaînes d'Andromède se mirent à frémir comme deux serpents d'acier scintillants et le guerrier crétois s'immobilisa brusquement. Un éclair rouge pâle vint frapper son aura avec un crépitement, puis un autre et encore un autre. Face à lui, Shun avait fermé les yeux, se reposant exclusivement sur ses autres sens et un grondement presque inaudible émanait de lui.

Puis Shun rouvrit brusquement les yeux et, comme s'il avait suffit de cette étincelle pour l'embraser, son cosmos vint le recouvrir en un globe d'énergie crépitante.

_Thunder Wave !!

La foudre métallique s'abattit sur Androgée, qui ne l'esquiva qu'au dernier moment en se jetant au sol. Mais les deux chaînes ne pouvaient pas être contrées aussi aisément. Ricochant contre les murs et les piliers de pierre, elles revinrent vers lui avec une vitesse décuplée. Stupéfait, Androgée n'en réagit pas moins rapidement. Il enchaîna une succession de roulades, ne tentant même pas de se relever, agissant sans prendre le temps de réfléchir, dirigé uniquement par ses réflexes. Et toujours les chaînes le poursuivaient, à peine une fraction de seconde derrière lui.

Parvenu presque à l'autre extrémité de la pièce désormais dévastée, Androgée se redressa brusquement. Pivotant sur lui-même pour esquiver les chaînes, il concentra brièvement son énergie et frappa le pilier le plus proche du plat de la main, le fracassant instantanément et projetant ses morceaux dans la direction de Shun.

Pris au dépourvu l'espace d'un instant, Shun réagit instinctivement, rappelant ses chaînes à lui pour le protéger. Aussi rapide que la pensée, une barrière d'acier tournoyante vint se dresser autour de lui. Les quartiers de roche vinrent la percuter de plein fouet, s'y désintégrant instantanément.

Le silence revint brusquement, aussitôt rompu par le bruit des pas d'Androgée. Shun relâcha sa défense, reprenant une garde normale tandis que son adversaire revenait vers lui.

_Je retire ce que j'ai dit, fit Androgée en s'arrêtant à quelques pas seulement. Ta force est véritablement impressionnante, alors même que ton corps doit être toujours affaibli. Je commence à comprendre comment vous avez pu affronter les dieux eux-mêmes et l'emporter. Mais cela va simplement m'obliger à me battre de toutes mes forces pour te tuer. Ariane ne me le pardonnera jamais, mais malheureusement...

Une larme unique perla au coin de son oeil et glissa le long de sa joue brune avant d'aller heurter le sol couvert de poussière, ne laissant qu'une trace à peine perceptible.

_Il est des choses plus contraignantes encore que l'affection de ma soeur.

Puis il bondit en avant sans le moindre avertissement, le poing prêt à frapper, crépitant d'une énergie meurtrière. Mais Shun était resté sur ses gardes tout du long. Bondissant bien au-dessus de la charge de son adversaire, il pirouetta sur lui-même en plein vol et lança son attaque.

_Thunder Wave !

Entraîné par son élan, il fallut un instant à Androgée pour s'arrêter et se retourner. Sa perception du temps ralentie par la concentration de son cosmos, Shun dirigea sa chaîne tandis qu'elle s'abattait sur son adversaire momentanément vulnérable. C'était l'ouverture qu'il avait attendu, l'occasion de conclure ce combat et d'aller enfin porter secours à ses frères. C'était...

Mon frère, c'est Androgée ! Androgée ! Androgée !

La chaîne manqua la tête exposée du guerrier crétois et vint le percuter à l'épaule, le projetant en arrière sous l'impact. L'instant d'après, Shun se reçut en souplesse sur le sol, sans la moindre égratignure. Mais la certitude brûlante d'avoir manqué sa chance et ainsi condamné ses frères emplissait son esprit. Pourquoi avait-il hésité ? Pour quelle raison ?!

Shun se retourna. Androgée s'était déjà relevé. Son épaulière gauche avait été fracassé comme du verre par l'impact et du sang maculait son armure à cet endroit. Mais son visage ne montrait aucune trace de douleur, rien qu'une sorte de résignation, effrayante tant elle était absolue. Un silence s'écoula tandis que les deux adversaires se regardaient l'un l'autre sans le moindre mouvement. Shun commençait à ressentir les effets de la fatigue. Soutenu par sa chaîne, il avait pu s'élever presque jusqu'à son niveau le plus élevé. Mais son corps était trop faible, trop couverts de blessures récentes. L'usage intense qu'il faisait de son cosmos était en train d'épuiser ses dernières forces. Face à lui, Androgée le dominait de toute sa stature et son aura ne cessait plus de s'accroître. Avait-il encore un espoir de l'emporter ?

_C'est terminé, Shun, dit calmement Androgée, comme en réponse à sa question informulée. C'était bien la dernière chance que je pouvais encore t'offrir.

Shun cilla, sans comprendre.

_Tu essayais de me donner des chances ? fit-il, incrédule.

_Depuis le début, répondit Androgée en détournant brièvement le regard. Avant de mettre cet armure, j'avais pris une drogue pour m'empêcher d'accéder au cosmos. Mais ton frère en a dissipé les effets, croyant qu'elle était responsable de mes actes. Même après, je me suis efforcé de te laisser toutes les ouvertures possibles, en négligeant ma défense et en ne recourant pas à toute ma puissance. Et maintenant encore, j'essaie de t'aider en t'accordant quelques instants pour récupérer ton souffle au lieu de t'achever immédiatement. J'espère encore que tu vas pouvoir gagner, contre toute probabilité.

_Mais dans ce cas, cria presque Shun, serrant les poings, pourquoi essaies-tu de nous tuer ?

Androgée tendit une main, une simple main qui se nimba d'une aura aveuglante comme le soleil. Pressentant l'offensive qui allait venir, Shun ordonna mentalement à ses chaînes de former un cercle de protection.

_Je l'ai juré, entendit-il encore Androgée dire, et je ne peux tergiverser plus longtemps.

Les chaînes d'Andromède se mirent à osciller de plus en plus vite autour de celui qu'elles protégeaient au moment où Androgée, le visage comme figé dans la pierre, projetait son attaque dans un rugissement qui se répercuta à travers les couloirs du Labyrinthe.

_GREAT HORN !!!



Procris


Un éclair de fatigue me traversa et je dûs faire un effort pour ne pas relâcher ma concentration. A ma gauche, je sentais que Shunrei commençait également à subir les effets de l'épuisement. A ma droite, Hermia était un roc qui nous soutenait toutes deux sans faiblir. Dans une autre situation, être ainsi confrontée à l'ampleur du fossé entre nous m'aurait probablement rendue horriblement jalouse. Pour l'heure, c'était un soulagement infini de pouvoir me reposer sur sa force.

Cela semblait faire des heures que nous nous étions assises en cercle autour du Coeur et que nous avions fermé les yeux pour nous concentrer. Des heures que nous étions totalement détachées de nos corps, perdues dans la manipulation des forces qui sous-tendaient l'univers autour de nous. En vain. Même nos pouvoirs cumulés ne nous permettaient pas d'accéder à l'intérieur du Labyrinthe. Des forces anciennes nous faisaient obstacle, masquant ce qui s'y passait sous une ombre impénétrable qui s'étendait à toutes les dimensions. Nous n'avions aucun moyen de prêter secours aux chevaliers d'Athéna, ni même de nous assurer qu'ils étaient encore en vie. Je sentais que Shunrei s'efforçait de contenir son inquiétude croissante.

Attendez. Est-ce que vous avez senti ?

La voix mentale de Hermia me parvint brusquement et j'interrompis mes efforts futiles, imitée par Shunrei. Senti quoi ? Il n'y avait rien du...

Il y avait quelque chose. Une présence infiniment distante, mais qui ne cessait de se rapprocher, franchissant les dimensions les unes après les autres. J'essayais de percevoir sa nature, mais n'en retirait qu'une impression confuse de flammes brûlantes, si intenses que même le vide ne pouvait pas les étouffer. Pas d'esprit, rien qu'une rage plus brûlante que le coeur d'une étoile tandis que l'entité venait se heurter aux murailles spirituelles du Labyrinthe. Son cri strident se réverbéra à travers l'espace infini et la furie sans borne qu'il contenait était telle que je faillis perdre ma concentration et réintégrer mon corps. Il me fallut un instant pour parvenir à me contrôler de nouveau. L'entité était en train de s'acharner contre l'obstacle avec violence. Ses flammes éternelles brûlaient les ténêbres qui lui barraient le passage, mais il y en avait toujours davantage et elle ne progressait que lentement.

Venez, c'est notre chance d'atteindre enfin l'intérieur du Labyrinthe, nous dit Hermia, concentrant son pouvoir.

Est-ce que tu sais seulement ce qu'est cette chose ? demandai-je.

J'ai une idée à ce sujet, répondit-elle laconiquement.

Puis, rassemblant nos forces conjuguées, elle les dirigea à la suite de l'entité enflammée, élargissant la brêche déjà ouverte et l'empêchant de se refermer. Je sentis la barrière qui protégeait le Labyrinthe plier sous l'assaut conjugué, se déformer. L'espace d'un instant, j'eus l'impression qu'elle allait pourtant tenir. Puis, dans une déflagration assourdissante, les ténêbres se déchirèrent et l'entité s'engouffra dans la faille ouverte.

J'eus tout juste le temps d'apercevoir l'intérieur du Labyrinthe avant que le contrecoup ne nous percute de plein fouet. Submergée par une vague de noirceur, je perdis le contact avec Hermia et Shunrei. Indistinctement, je discernai que la barrière du Labyrinthe s'était déjà reformée. L'entité que nous avions aidé, quelle qu'elle soit en fin de compte, avait disparue.

Puis mes dernières forces m'abandonnèrent et je fus ramenée brutalement au monde physique.



Androgée baissa les yeux sur Shun inconscient. Ses chaînes l'avaient protégé de façon plus efficace qu'il ne s'y était attendu. C'était tout juste si le jeune chevalier avait subi quelques blessures. Mais l'impact avait été tel qu'il avait perdu connaissance. Il ne représentait plus un danger pour le moment.

La mâchoire d'Androgée se crispa brièvement. Il devait tuer les cinq chevaliers d'Athéna. Quatre d'entre eux étaient à sa merci en cet instant. Il ne lui restait plus qu'à les achever. Il ne fallait pas prendre le risque qu'ils puissent revenir à eux.

Le jeune Crétois ne se rendit pas immédiatement compte qu'il avait levé une main, prêt à donner la mort. De justesse, il retint le coup. La pression était presque insupportable dans son esprit. Il devait tuer les chevaliers d'Athéna, les tuer, les tuer ! Sa respiration se fit rauque et des taches de lumières se mirent à danser devant ses yeux, mais il se força à ne pas céder. Non. Non.

Non. Il restait encore un chevalier d'Athéna quelque part dans le Labyrinthe, qui pouvait survenir à n'importe quel instant. Il devait le neutraliser également, il ne devait courir aucun risque de voir sa mission échouer, même partiellement. Les quatre chevaliers qu'il avait déjà battu ne représentait plus aucune menace. Il les achèverait sans difficulté ensuite.

La main se baissa enfin et la tension se retira d'Androgée, qui dût s'appuyer contre une colonne pour ne pas tomber. La force de son serment était trop forte. La seule façon d'y résister était en biaisant continuellement, en faisant des erreurs qu'il raisonnait comme si elles étaient logiques. Mais il savait que cela ne pourrait pas durer éternellement. Une fois qu'il aurait traqué et éliminé Shiryu, il n'aurait plus d'échappatoire. Il devrait les tuer.

Androgée ne ressentit aucune émotion à cette pensée. Il avait fait tellement d'efforts depuis le début pour résister aux mots du serment qui brûlaient en lui qu'il se sentait désormais totalement vidé. En lui ne demeurait plus que la volonté impérieuse qui le pressait d'accomplir son devoir. Encore un moment pour récupérer, raisonna-t'il. Un moment de plus qui donnait une chance aux chevaliers d'Athéna... Non, non, il ne devait même pas se permettre de penser cela. Ce n'était qu'un moment de repos qu'il s'accordait avant de reprendre sa mission en possession de tous ses moyens.

Androgée se redressa pour aller traquer et tuer le dernier des chevaliers d'Athéna... puis s'arrêta.

Un cosmos incommensurable venait d'entrer en éruption à l'intérieur même de la salle dévasté où il se trouvait.

_Qui est là ? cria-t'il, regardant de tous côtés pour déterminer d'où venait la puissance qui saturait son sixième sens.

L'air était de plus en plus chaud, réalisa-t'il soudain, comme si tout le Labyrinthe s'était brusquement abîmé dans les profondeurs de la terre. Des flammêches rouges et oranges crépitaient comme des serpents le long du sol couvert de débris, s'enroulant autour des piliers brisés. Des reflets écarlates ondoyant striaient les murs, dissipant l'obscurité ancienne du Labyrinthe.

_Qui est là ? répéta Androgée, qui avait invoqué son cosmos dans un réflexe de protection.

Je doute que tu m'aies déjà oublié.

Les échos de la voix sarcastique étaient à peine humain. Ils évoquaient plutôt un oiseau de proie.

Mais si tu veux savoir qui je suis, je vais te le dire. Je suis le Phénix et je ne mourrai JAMAIS !!!

L'explosion de flammes titanesque qui accompagna le dernier mot força Androgée à reculer précipitamment et à se protéger le visage pour éviter d'être brûlé. Et quand elle se dissipa finalement, Ikki se tenait devant lui, revêtu de son armure divine.

_C'est donc toi, dit Androgée avec une expression qui s'apparentait à de la surprise. Je dois avouer que je n'avais pas cru à ta légendaire immortalité.

_Tu n'auras pas été le premier à faire cette erreur, répliqua Ikki en faisant un pas en avant. Et tu ne seras sans doute pas le dernier.

Il fit un nouveau pas et son aura flamboyante s'amplifia encore. Son armure était comme une seconde peau autour de lui qui le baignait de sa puissance incandescente. Et son esprit était redevenu celui du Phénix, immortel, inaccessible à toute faiblesse. Ses ailes enflammées se déployèrent, embrasant toute la pièce d'une lumière rougeâtre, et un cri strident se fit entendre.

_Si tu meurs ici, immortel ou pas, tu ne te relèveras pas, avertit Androgée en se mettant en garde. Les règles qui régissent le Labyrinthe ne sont pas les mêmes qu'ailleurs.

_Ce n'est pas moi qui vais mourir, dit Ikki d'une voix désormais totalement inhumaine.

Ses poings se serrèrent et son cosmos s'étendit comme une étoile en éruption. La chaleur de l'air devint presque insupportable. Un tourbillon violent se forma à partir du néant, balayant les quartiers de roche qui jonchait le sol et les désintégrant presque instantanément. La forme embrasé du Phénix apparut autour d'Ikki et des éclairs de force orangés en partirent, calcinant les murs et pulvérisant les quelques colonnes encore debout. Perdus au milieu du déchaînement de puissance, Seiyar, Shun et Hyoga gisaient toujours au sol, inconscient. Pas même un éclat de pierre ne vint les effleurer, comme si une volonté invisible les protégeait.

Les murs eux-mêmes se mirent à trembler et des fragments de pierre se détachèrent du plafond tandis que le cosmos du Phénix atteignait son apogée et que l'espace semblait entrer en fusion autour de lui. L'aura enflammée ne cessait de s'étendre encore, calcinant les ombres du Labyrinthe. Aux pieds d'Ikki, le sol était en train de se liquéfier.

Androgée ne put s'empêcher de reculer, frappé d'une crainte indicible. Il avait intensifié son propre cosmos jusqu'à sa limite, mais c'était tout juste si l'aura ambré qui le recouvrait parvenait le protéger quelque peu de la température terrible qui régnait dans la salle. Face à lui, Ikki n'était plus qu'une silhouette indistincte au coeur du gigantesque brasier, mais il pouvait sentir son regard incandescent rivé sur lui.

Il était en danger mortel, réalisa-t'il brusquement. Contre toute attente, il avait été soudain confronté à une force bien supérieure à la sienne. Il devait réagir immédiatement. Concentrant toute sa force dans son poing droit, Androgée recourut pour la troisième fois à son arcane.

_Great Horn !!

Mais le son de sa voix fut presque masqué par le vent terrible qui faisait rage. Les yeux d'Ikki s'animèrent d'une lueur rouge au moment il étendait les bras pour s'envoler sur les ailes de la destruction.

_HOYOKU TENSHO !!!

Avec un hurlement qui fracassa la pierre, il lança son attaque, balayant en une fraction de seconde celle d'Androgée. Le guerrier crétois eut tout juste le temps d'esquisser un geste de défense avant qu'un tourbillon titanesque de puissance brute ne le percute de plein fouet, l'emportant comme un fétu de paille dans une tempête. Le coup fracassa le mur qui se tenait derrière, abattant une partie du plafond et creusant une profonde tranchée dans le sol. Et lorsque vint le coeur même de l'attaque, elle prit la forme d'un immense oiseau de feu qui s'abattit sur sa proie en criant, vaporisant la pierre devant lui et pulvérisant les parois du Labyrinthe de ses griffes acérées.

Puis cela prit fin. Ikki tomba presque au sol, incapable de plus maintenir l'effort. Le tourbillon de vent et de flammes qui émanait de lui se prolongea encore un instant, balayant les quelques débris qui subsistaient encore devant lui, puis s'interrompit. Une sorte de silence revint, rompu seulement par les morceaux de roche qui s'écroulaient encore.

Ikki demeura sans bouger un long moment, respirant difficilement, à la limite de l'inconscience. Toute la force terrible qu'il avait accumulée s'était brutalement dissipée et ses membres semblaient à présent lourds comme le plomb. Relevant péniblement la tête, il embrassa du regard le champ de dévastation qu'il avait causé.

Devant lui ne demeurait rien de visible. Ikki plissa les yeux, mais les ténêbres avaient recouvert les décombres des couloirs qui avaient existé. La seule clarté encore perceptible provenait des quartiers de roche en fusion. C'était comme si rien d'autre n'existait plus.

Une vague de faiblesse submergea brusquement Ikki, qui perdit presque connaissance. Fermant les yeux, il s'efforça de respirer profondément, luttant contre l'épuisement qui l'envahissait.

Des bruits de pas. Impossible ! Chassant l'étourdissement qui envahissait son esprit, Ikki se força à se redresser. Ce n'était. Pas. Possible.

Les bruits de pas ne disparurent pas pour autant. Ils étaient hésitants, presque chancelant, mais ils ne cessaient de se rapprocher, petit à petit.

Ikki écarquilla les yeux démesurément lorsqu'Androgée apparut devant lui, émergeant de l'obscurité presque absolue d'une démarche assurée, dressé de toute sa taille comme s'il était parfaitement indemne.

Indemne ? Non, il en était très loin. Son armure sombre avait été pulvérisée en une myriade d'éclats dont certains étaient venu s'incruster dans sa chair. Du sang s'écoulait d'une large coupure au front et d'une multitude d'autres sur tout le corps, maculant sa peau bronzé d'un écarlate poisseux. Le simple fait de marcher semblait consumer le peu de forces qui lui restait et il ne cessait de tituber, se reprenant tout juste à chaque fois.

Son visage était totalement vide.

Ikki s'efforça de se relever, mais il aurait aussi bien pu essayer de soulever une montagne. C'était tout juste s'il sentait encore son corps et ses muscles ne paraissaient plus capables du moindre effort. Et même s'il était parvenu à se relever, son cosmos semblait tout aussi épuisé après la puissance terrible qu'il avait maintenu l'espace de ces quelques secondes.

Androgée franchit les quelques mètres qui le séparaient encore d'Ikki. Son bras se tendit et sa main se referma comme un étau autour de la gorge du chevalier Phénix. Au bord du néant de l'inconscience, Ikki sentit le guerrier crétois le soulever de terre et ressentit une sorte d'étonnement diffus. Il lui restait donc encore assez de forces pour cela, alors même que son sang ne cessait de s'échapper de son corps.

En d'autres circonstances, songea indistinctement Ikki, il aurait pu en faire autant. Mais il était trop faible. Il avait consumé toutes ses forces en un seul coup.

Les ténêbres se refermèrent sur lui et il ne sentit plus rien.



Idoménée

_Nous devons partir tout de suite.

Miho et Seika levèrent sur moi un regard chargé de surprise. Cela faisait plusieurs longues minutes que je n'avais pas prononcé un mot, m'enfermant dans un silence total afin de réfléchir à ce que j'allais faire. Mais il n'était plus temps de réfléchir. Je me levai et me dirigeai jusqu'à la porte, que j'ouvris prudemment. Personne à l'extérieur. Parfait. Même si les gardes étaient parvenus à s'organiser en mon absence, ils ne commenceraient pas par cette partie-ci du palais. Mentalement, je me récapitulai les chemins les moins usités qui pourraient nous servir à parvenir à l'extérieur.

_Pourquoi devons-nous partir tout à coup ? interrogea Seika avec agressivité. Cela doit faire une heure que nous attendons ici !

_Je ne partirai pas sans Seiyar et les autres, renchérit Miho, l'air tout aussi résolu.

Je grimaçai intérieurement. Je n'avais vraiment pas de temps pour ce genre de considérations ! Androgée m'avait demandé de tout faire pour sauver ces fillettes et j'avais l'intention de suivre sa volonté, même si je devais les assommer toutes les deux !

_Ce n'est plus le moment des explications, rétorquai-je sèchement, et le sort des chevaliers d'Athéna est entre leurs propres mains. Je ne pense pas qu'ils voudraient vous savoir exposées inutilement au danger alors que vous ne pouvez de toute façon rien faire pour eux.

Le visage des deux jeunes filles se crispa simultanément, mais elles ne répliquèrent pas. Bien. Les choses allaient déjà être assez difficiles.

J'aurais pu leur parler du gigantesque flamboiement de cosmos que j'avais perçu quelques instants auparavant. Mais à quoi bon ? Je n'avais aucune certitude à ce sujet, sinon que la puissance dégagée avait due être fabuleuse pour que je la ressente à l'extérieur du Labyrinthe. Androgée n'avait pas une telle force et les circonstances du combat l'empêcheraient certainement de chercher à se surpasser. Ce devait donc être l'un des cinq chevaliers de bronze, ce qui signifiait également que le combat n'était pas terminé. Du moins, je l'espérais : le cosmos avait disparu aussi vite qu'il s'était matérialisé.

D'autre part, je n'aimais pas du tout les secousses sismiques de moins en moins faibles qui s'étaient faites sentir plusieurs fois depuis l'Entrée dans le Labyrinthe.

_Il faut nous dépêcher, dis-je brièvement.



Le coup manquait de force, mais il suffit à faire lâcher prise à Androgée. Ikki s'effondra au sol sans connaissance.

Le jeune Crétois ne réagit pas immédiatement, comme si le peu d'énergie qui lui restait encore s'était dissipé et qu'il n'était même plus en mesure de faire un mouvement. Un moment, il se contenta de regarder son adversaire étendu au sol, hors de sa portée. Finalement, il tourna la tête.

_Je t'attendais.

Shiryu hocha brièvement la tête, mais ne répondit pas. La déflagration titanesque l'avait attiré jusqu'ici, lui permettant finalement de rejoindre le combat. Juste à temps, semblait-il. Pour autant qu'il puisse en juger, ses quatre frères étaient encore en vie. Androgée semblait quant à lui grièvement blessé, mais ne paraissait pas sur le point de s'effondrer.

Découvrir qu'Androgée était celui qui cherchait à les tuer n'était qu'une demi-surprise pour Shiryu. Une multitude de faits, de phrases et de détails auxquels il n'avait pas prêté attention à l'époque était en train de s'additionner dans son esprit. Il lui semblait brusquement être resté totalement aveugle pendant les jours qu'il avait passé à Knossos. Il lui semblait tout comprendre à présent. Presque tout.

_On dirait que nous allons avoir de nouveau l'occasion de combattre, comme tu le souhaitais, lança-t'il d'une voix neutre.

_Je ne pensais pas vraiment... à ce genre de circonstances... répondit Androgée avec difficulté. Mais il semble que ce sera la dernière occasion que nous aurons...

Un silence s'écoula.

_Ton honneur est donc si important, que tu veuilles à tout prix suivre les ordres que tu as reçu ? demanda finalement Shiryu.

Une expression étrange apparut sur le visage maculé de sang d'Androgée.

_On dirait que tu as compris en partie, fit-il après un instant. Mais tu n'as pas tout compris. Je n'ai pas cette conception de l'honneur. Si j'avais pu éviter de vous combattre, je l'aurais fait. Mais je n'ai aucune liberté en la matière. J'ai juré d'obéir aux ordres et on m'a ordonné de vous tuer. Je ne peux pas plus faire autrement que je ne pourrais empêcher le soleil de se lever chaque matin. Et je ne peux même pas me tuer pour échapper à cette obligation, parce qu'on me l'a expressément interdit.

Shiryu fronça les sourcils. Quelque chose lui échappait.

_Quel serment peut donc avoir la force de t'enchaîner ainsi ?

Un sourire infiniment amer se dessina sur les lèvres d'Androgée.

_Après la destruction du premier palais de Knossos, notre civilisation était sur le point de s'effondrer. Des mesures extrêmes durent être prises pour l'éviter. C'est ainsi qu'est apparue la tradition de soumettre les quelques guerriers qui existaient encore à un serment d'obéissance absolue. Et cette tradition s'est perpétuée au-delà de son utilité, comme beaucoup des choses qui existent ici. J'ai prêté ce serment, tout comme Idoménée. J'ai juré sur l'autel de la Déesse.

Androgée eut un rire de dérision qui fut interrompue par une quinte de toux brutale.

_A l'époque, je voyais seulement cela comme une sorte de cérémonie, reprit-il lorsqu'elle fut finalement passée. Ce n'est que plus tard que j'ai découvert que ce serment pouvait véritablement être utilisé pour faire plier ma volonté. Je peux tenter d'y résister partiellement en n'agissant pas véritablement au mieux de mes capacités, mais je ne peux pas y désobéir directement.

Un grondement sourd se répercuta tout à coup dans les méandres du Labyrinthe et le sol trembla encore une fois, soulevant de lourds nuages de poussière. La vibration dura cette fois plus d'une minute avant de finalement faiblir et s'estomper.

_Poséidon lui-même nous retire sa protection maintenant que nous vous avons trahi, dit Androgée d'une voix sans expression. Mais cela ne change rien pour moi, en fin de compte.

Son cosmos s'enflamma soudain et il se remit en garde. Sa faiblesse intense semblait s'être brutalement dissipée, comme chassée par le seul effet de sa volonté.

_Et maintenant, il est temps de voir qui de nous deux est le plus fort ! lança-t'il avec défi. Je suis blessé, mais tu es encore affaibli, nous sommes donc à armes égales.

_Attends un instant, fit Shiryu, l'imitant pourtant en se mettant en garde. Je voudrais d'abord que tu me dises les causes de ceci.

_Tu les connais déjà, rétorqua Androgée en fronçant les sourcils. Quelque chose ici retient tous les évènements du passé et les fixe à jamais. Le souvenir d'un crime vieux de trois mille cinq cents ans est aussi vivace que s'il était survenu hier. Cela fait trois mille cinq cents ans que Knossos hait le Sanctuaire d'Athéna, sans être assez puissant pour lui nuire directement. Même lorsqu'Andrès est venu achever ici sa formation, rien n'a été tenté contre lui pour éviter les représailles. Mais la tentation était trop grande cette fois-ci.

_Mais quel est donc ce crime qu'aurait commis le Sanctuaire d'Athéna ? questionna Shiryu avec insistance.

_Ce n'est plus le moment d'évoquer une histoire que tu devrais connaître aussi bien que moi, dit Androgée, un éclat dur dans le regard. Si tu survis, tu auras tout le temps pour le découvrir. Sinon, ce n'est pas quelque chose que tu voudrais emporter dans la mort.

Shiryu ouvrit la bouche pour poser encore une question, mais la referma aussitôt. Il n'était plus temps. Le visage d'Androgée était devenu un masque de fureur guerrière et son cosmos était en train de s'accroître de façon exponentielle. Il ne lui faudrait qu'un instant pour atteindre son niveau maximum. Un instant très bref. Cela devrait suffire.

Shiryu prit une inspiration brève et ses muscles se tendirent brusquement. Il n'avait presque jamais employé le Sho Ryu Ha dans un tel état de faiblesse. En fait, cela ne lui était arrivé qu'une seule fois, lors d'un combat dans les montagnes enneigées, quelques jours seulement après qu'il ait déversé la moitié de son sang pour ressusciter son armure et celle de Seiyar. Et ce jour-là... ce jour-là...

Le cosmos de Shiryu s'embrasa comme une étoile en train de naître, dessinant la silhouette lumineuse du dragon de Rozan. Avec un grondement sourd, il l'intensifia encore, dépassant en un instant les limites de son corps fatigué. Plusieurs vaisseaux sanguins se rompirent brutalement juste à la surface de sa peau, mais il le sentit à peine, tout entier perdu dans le rugissement de puissance qui déferlait en lui. Son cosmos était en train d'atteindre son paroxysme. Loin, très loin, il distingua vaguement les rigoles de sang qui s'écoulaient le long de son corps. Mais, en cet instant, cela n'avait plus la moindre importance à ses yeux.

Il y eut un instant d'immobilité tandis que les deux adversaires se faisaient face, pareillement indifférents à la vie qui s'échappait d'eux. Leurs auras étaient deux astres de même intensité, l'un d'un vert émeraude, l'autre d'un ambre presque doré. L'air vibrait entre eux de tension contenue sur le point d'être relâchée. Les regards de Shiryu et d'Androgée se croisèrent. Puis...

_GREAT HORN !!!

_ROZAN SHO RYU HA !!!


Au moment même où partaient les deux attaques dévastatrices, la terre trembla une nouvelle fois, plus fort que jamais auparavant. Le coup d'Androgée, qui avait visé la tête, la manqua d'un cheveu. Celui de Shiryu manqua le coeur mais percuta la poitrine de plein fouet.

Le fracas des pierres qui s'écroulaient couvrit même le bruit du jeune Crétois allant s'écraser au sol une vingtaine de mètres plus loin. Mais Shiryu ne percevait déjà plus clairement ce qui l'entourait. Toute la tension qui l'avait habité s'était dissipée au moment où était partie son attaque et c'était à peine s'il parvenait à tenir sur ses jambes. Il essaya de faire un pas en avant, mais s'immobilisa aussitôt, saisi d'un vertige terrible. Tout devenait flou autour de lui. Shiryu tomba brusquement au sol, comme s'il avait été projeté. Confusément, il réalisa que cette secousse sismique-ci était le début d'un véritable tremblement de terre. Le plafond ancien était déjà en train de se fissurer et des pans entiers de murs s'abattaient avec fracas. Sur le point de perdre connaissance, Shiryu réalisa.

Le Labyrinthe était en train de s'effondrer.



Procris

Les grandes fleurs colorées qui nous entouraient oscillèrent sur leurs tiges, comme agitées par un vent inexistant, et les oiseaux qui se trouvaient dans le Jardin s'envolèrent brusquement dans un concert de cris stridents.

_Impossible... soufflai-je en réalisant ce qui était en train de se passer.

Juste à côté de moi, Hermia était pareillement figée par la stupéfaction, le visage blême, les yeux écarquillés. Nous aurions pu rester toutes deux sans réaction encore longtemps, mais, fort heureusement, Shunrei réagit plus rapidement.

_Venez ! cria-t'elle en nous tirant par le bras. C'est dangereux de rester ici !

Je la laissai nous entraîner vers la sortie du Jardin sans réagir. Les vibrations qui nous parvenaient à travers le sol étaient de plus en plus fortes et de plus en plus rapprochées. Mon don me disait qu'elles n'allaient faire que s'amplifier encore dans les instants qui venaient. Je sentais distinctement que les habitants du palais étaient tous en train de s'enfuir précipitamment. Nous devions faire de même, immédiatement. Rester ici risquait de nous coûter la vie.

Mais c'était impossible !

J'étais dans l'escalier qui menait à l'intérieur du palais. Je ne me souvenais pas d'y être parvenu. Avant que je n'ai le temps d'y réfléchir, pourtant, Shunrei se mit à me secouer.

_Réveille-toi, Procris ! Nous devons sortir d'ici et je ne connais pas le chemin.

Je la regardais sans comprendre. Shunrei paraissait sur le point de paniquer, mais, d'une façon ou d'une autre, elle parvenait tout juste à se contrôler. Je me demandai si c'était la pensée de celui qu'elle aimait qui lui donnait cette force.

Puis les brumes qui avaient empli mon esprit se dissipèrent et je repris brutalement possession de mes moyens.

_Allons-y, fis-je en passant devant.

Du coin de l'oeil, je vis que Hermia semblait également avoir surmonté le choc que nous avions toutes les deux éprouvé, mais elle ne fit pas mine de vouloir prendre la tête. Je connaissais mieux les méandres du palais qu'elle, c'était vrai.

J'espérais que je les connaissais assez.



_Pegasus Ryu Sei Ken !

Les météores bleutés fusèrent, pulvérisant en un instant les quartiers de roche qui obstruaient le couloir. Seiyar se remit à courir presque aussitôt, le corps inerte de Shiryu sur son épaule, l'épée de Dryas dans la main gauche. Shun et Hyoga le suivaient de près, transportant Ikki entre eux. Ils allaient aussi vite qu'ils en étaient capables, en dépit de leurs blessures encore vives.

Repensant l'espace d'un bref instant au combat qu'ils avaient été contraint de mener, Seiyar ne put s'empêcher de ressentir un peu de regret de n'avoir pas pu emporter Androgée. D'après ce que Shun lui avait dit lorsqu'ils avaient repris connaissance au milieu du Labyrinthe qui s'écroulait, le jeune Crétois n'avait peut-être pas été responsable de ses actes. Mais ils n'avaient pas eu le temps de rechercher son corps parmi les décombres qui s'accumulaient déjà.

Seiyar eut juste le temps de se plaquer contre un mur pour éviter une nouvelle chute de pierres. Tout le plafond était en train de s'écrouler autour d'eux, mais sans dévoiler pour autant une quelconque issue qui serait restée invisible jusque là. C'était pourtant leur seule chance. Les vibrations ne s'arrêtaient plus et Seiyar avait suffisamment l'expérience des tremblements de terre pour savoir que celui-ci allait être particulièrement violent.

Il reprit sa course dès que le danger fut écarté. Une difficulté supplémentaire était que presque toutes les torches s'étaient depuis longtemps éteintes et qu'ils progressaient dans une obscurité quasi-totale, incapables d'anticiper les obstacles et les risques qu'ils couraient. Pire encore, cela réduisait d'autant leurs chances de trouver une issue.

Les trois chevaliers, transportant toujours leurs frères inanimés, parvinrent à un croisement. Trois nouveaux couloirs s'offraient à eux, aucun ne présentant une quelconque différence avec les deux autres. Seiyar hésita. L'un des trois leur offrait-il plus de chance que les autres ? Comment pouvait-il le savoir ?

_Seiyar !

Le chevalier Pégase tourna brusquement la tête. Shun désignait du doigt le couloir le plus à droite.

_Regarde...

Les yeux de Seiyar s'écarquillèrent subitement. Ariane se trouvait à quelques pas d'eux seulement, leur faisant signe de la main.

Il lui fallut un instant pour réaliser qu'elle n'était pas là physiquement. Son corps avait une apparence translucide qui la rendait difficile à discerner dans les ténêbres ambiantes et elle paraissait flotter légèrement au-dessus du sol. Elle cessa brusquement de leur faire signe et s'avança de quelques pas, plissant les yeux.

Shun ? C'est toi ?

Les mots apparurent directement dans l'esprit des trois chevaliers. La voix était clairement celle de la jeune princesse, mais les intonations en étaient légèrement déformées, comme par des échos internes.

_Je suis là, Ariane, répondit Shun, faisant un pas dans sa direction. Tu ne me vois pas ?

Le visage indistinct d'Ariane se plissa d'une frustration visible.

J'ai du mal. Je me suis servi de l'un des objets de Dédale pour venir ici, mais je ne sais pas encore très bien l'utiliser.

Le chevalier Andromède remarqua seulement alors le fin bandeau de métal qui ceignait le front de la jeune fille. Il se souvenait vaguement avoir remarqué quelque chose de semblable lorsqu'elle lui avait montré sa collection.

Une nouvelle secousse faillit lui faire lâcher son frère et il réalisa que ce n'était pas le moment de perdre du temps. Ils risquaient toujours d'être ensevelis d'un instant à l'autre.

_Ariane, est-ce que tu peux nous faire sortir d'ici ? interrogea-t'il.

La jeune princesse hocha la tête.

Il y a une issue qui donne directement dans le palais, pas très loin d'ici.

L'espace d'un instant, son visage enfantin se fit plus grave.

Il faudra que vous preniez garde une fois que vous serez sortis. Mon père a perdu la raison.



La grande cour, où se trouvait habituellement un grand nombre d'hommes en train de s'entraîner à des sports variés dans un brouhaha permanent, était désormais totalement vide. Tout comme le palais qui l'entourait, d'ailleurs. Plus un son ne s'y entendait, excepté les grondements répétés de la terre qui tremblait.

Une explosion détruisit une partie des gradins qui entouraient la cour intérieure du palais, projettant de lourds morceaux de pierre à plusieurs mètres de distance et dégageant une ouverture dans le sol. Un instant de silence s'écoula tandis que le nuage de poussière ainsi soulevé se dissipait. Puis Seiyar émergea prudemment du cratère qu'il venait de créer, son épée toujours à la main. Constatant rapidement que personne ne se trouvait là, il se retourna et entreprit de tirer Shiryu encore inconscient à l'extérieur. Hyoga et Shun suivirent rapidement, transportant Ikki entre eux, puis vint le reflet transparent d'Ariane qui les avait conduit sans hésiter à travers les méandres tortueux du Labyrinthe.

Je dois retourner à mon corps. J'ai l'impression que le tremblement de terre est encore loin de s'arrêter. Dépêchez-vous de quitter le palais, je vous rejoindrai en courant.

Avant qu'aucun d'entre eux n'ait le temps de dire quoi que ce soit, elle avait disparu.

Seiyar, Hyoga et Shun entreprirent de traverser la cour, transportant toujours leurs deux frères avec eux. Ils avaient totalement perdus la notion du temps alors qu'ils erraient sans fin dans l'obscurité étouffante du Labyrinthe, mais, à en juger par le soleil, ce n'était encore que le milieu de la matinée. Le simple fait de voir à nouveau le ciel bleu et d'inspirer de l'air frais était un soulagement intense après ce qu'ils avaient vécu, mais ils ne s'attardèrent pas pour en profiter. La sortie principale du palais n'était pas très difficile à atteindre d'ici. Bientôt, ils seraient en sécurité.

Seiyar s'arrêta brusquement et, une seconde après, Hyoga et Shun firent de même. A l'autre extrémité de la cour, immobile, revêtu d'une armure écarlate et tenant devant lui une hache d'orichalque à double tranchant, se tenait Minos.

L'espace d'un instant, il n'y eut plus un mouvement. Même les vibrations qui secouaient le sol s'étaient soudain interrompues. Puis Seiyar déposa délicatement Shiryu contre le sol, et Shun et Hyoga firent de même pour Ikki. Puis les trois chevaliers d'Athéna s'avancèrent pour faire face à leur ennemi. Ils n'avaient pas tant que cela l'expérience de combattre ensemble, mais aucune hésitation ne les traversa pour autant. Seiyar s'arrêta à une dizaine de mètres de Minos, Hyoga sur sa droite, Shun sur sa gauche, légèrement en retrait.

Il y eut un nouveau silence. Minos était toujours aussi immobile que n'importe laquelle des innombrables fresques qui parsemaient le palais. Mais son cosmos s'était brusquement embrasé à l'approche des trois jeunes chevaliers. L'aura flamboyante était d'un rouge agressif, veiné de noir.

Ce fut Seiyar qui attaqua le premier.

_Pegasus Ryu Sei Ken !

Les météores fusèrent, beaucoup plus rapidement que lors de son combat contre Androgée. Mais ce fut comme si Minos s'y était attendu tout du long. Passant sans transition de l'immobilité totale à une vitesse proche de la lumière, il fit tournoyer sa hache devant lui, interceptant la quasi-totalité des coups du plat de son arme. Le reste se brisa contre son armure sans lui infliger le moindre dommage.

Mais déjà, Hyoga s'était à son tour jeté à l'assaut.

_Diamond Dust !

Le torrent d'air glacé jaillit de sa main tendue et vint engloutir Minos, qui n'avait pas esquissé le moindre geste de défense. En l'espace d'un instant, une épaisse couche de glace vint recouvrir l'armure écarlate. Mais elle ne s'était pas formée depuis une seconde entière qu'elle se mit déjà à se fendiller et à fondre comme sous l'effet d'une fournaise intérieure. Hyoga se mordit les lèvres. C'était sa plus faible attaque, mais il ne s'était pas attendu à ce qu'elle ait si peu d'effet. Pourtant, elle avait donné juste le temps à Shun de prendre l'offensive à son tour.

_Nebula Chain !

Minos vit arriver l'attaque, mais se contenta d'interposer son bras. Loin de le frapper de plein fouet, pourtant, la chaîne triangulaire vint s'enrouler autour de son poignet. Et, au même instant, Seiyar se rua sur lui, son cimeterre à la main.

Il y eut un bruit métallique au moment où l'arme du berseker venait heurter le manche de la hache d'orichalque. Seiyar avait mit toute la force qu'il possédait dans le coup, mais Minos en fut à peine ébranlé. Réagissant presque immédiatement, il repoussa son jeune adversaire d'un violent coup de pied en plein ventre. Puis il leva sa hache et l'abattit violemment sur la chaîne qui le retenait, la brisant d'un unique coup.

Le silence revint momentanément, mais c'était un silence d'observation, où chacun était prêt à se lancer de nouveau à l'attaque d'une seconde sur l'autre.

_Je ne m'attendais pas à ce que vous ressortiez du Labyrinthe, dit soudain Minos sans la moindre expression. Malgré tout ce que je sais de vous, je ne m'attendais pas à ce que vous soyiez capable de vaincre Androgée.

Sa voix se brisa et il parut soudain très vieux.

_Androgée... mon fils...

Puis son visage se referma et la souffrance qui y était apparu l'espace d'un instant se dissipa comme si elle n'avait jamais existée.

_Le moment paraît bien choisi pour les explications, seigneur Minos, lança Hyoga avec sarcasme. Je serais assez intéressé de connaître enfin les raisons qui vous ont poussé à trahir vos hôtes.

Les yeux sombres de Minos flamboyèrent comme des charbons ardents.

_Ne venez pas me parler de trahison à moi, chevaliers d'Athéna ! rétorqua-t'il avec colère. Et pourquoi m'appartiendrait-il d'apprendre à des enfants ignorants leur propre histoire ?

Son cosmos s'intensifia en écho à ses paroles et il parut un instant sur le point de reprendre le combat. Seiyar, Hyoga et Shun se tendirent, prêt à se défendre.

_Mais après tout, pourquoi pas ? dit finalement Minos, relâchant légèrement sa garde. Oui, pourquoi ne pas raconter cette histoire une dernière fois ? Elle s'est passée il y a trois mille cinq cents ans...

Sa main se referma autour du sceau qu'il portait toujours à son cou et son visage acquit une expression presque distante, comme s'il voyait soudain autre chose que ce qui se trouvait devant lui.

_Il y a trois mille cinq cents ans, la Crète était l'une des puissances dominantes de la Méditerranée et la Grèce n'était guère peuplée que de barbares ignorants. Notre civilisation s'étendait à toutes les îles des Cyclades et nous avions de nombreux liens d'amitié avec le royaume d'Egypte. Nous vénérions la Grande Déesse et son époux, Poséidon, et nous n'avions pas d'autre ambition que de toujours vivre ainsi. C'est alors qu'arrivèrent du nord les Achéens. Ils avaient déjà conquis beaucoup de la Grèce continentale, où ils avaient fondé leur cité de Mycènes, mais ils étaient toujours avides de conquêtes, tout autant que leurs divinités protectrices qui plus tard siègeraient sur l'Olympe. La plus belliqueuse d'entre elles était Athéna. C'était une déesse orgueilleuse et violente, qui brûlait du désir de voir son culte se répandre partout. La Grèce continentale lui était ouverte mais cela ne lui suffisait pas. Elle voulut également toutes les îles, ainsi que la Crète elle-même. Et, en fin de compte, pour obtenir ce qu'elle désirait, elle provoqua la guerre.

Un rictus féroce apparut sur le visage de Minos, découvrant ses dents, et son étreinte se resserra autour de son sceau. Face à lui, Seiyar, Hyoga et Shun se tenaient immobiles et silencieux, comme incapables de réagir.

_Malgré toute leur expérience militaire, les Achéens avaient beaucoup sous-estimé notre résistance. Non seulement notre marine était infiniment supérieure à la leur, mais nous comptions beaucoup de guerriers dotés d'un pouvoir exceptionnels. A cette époque, nombreux étaient ceux qui étaient capables de manier les haches d'orichalque. Certains, parmi les plus puissants et les plus nobles, furent même choisis par le dieu Poséidon en personne pour combattre en son nom. Ce furent les premiers généraux des mers, pour qui le dieu lui-même créa des armures d'écailles afin de les aider à protéger leur terre. Avec eux à notre tête, nous avons aisément pu contenir l'invasion des Achéens, en dépit de leur nombre écrasant. Mais Athéna ne supporta pas cet affront à son orgueil. Elle décida à son tour de former des guerriers, mais le seul but de ceux-ci serait de la servir, elle. Pour ce faire, elle recruta un grand nombre de jeunes garçons à travers toutes les terres conquises par les Achéens. Elle ne choisit que des enfants et des adolescents. Ils étaient plus faciles à éduquer, plus faciles à conditionner pour lui obéir absolument. Elle choisit même quelques filles, qu'elle dépouilla aussitôt de leur féminité en leur imposant de porter en permanence un masque. Pour finir, elle contraignit par la menace les forgerons de l'ancien peuple de Mu à lui forger des armures.

_J'en ai assez d'écouter ces mensonges ! cria brusquement Seiyar, interrompant les paroles de Minos.

Les doigts crispés sur la poignée de son cimeterre, dont la lame avait viré à l'incarnat, il fit un pas en avant, comme prêt à se jeter sur leur adversaire. Mais Hyoga posa une main sur son bras, l'arrêtant.

_Attends, dit-il simplement. Je veux entendre le reste.

_Une fois que les deux camps disposèrent chacun de tels combattants, la guerre devint plus équilibrée, reprit Minos, comme s'il avait à peine remarqué l'interruption. Il y eut de nombreuses batailles, mais jamais aucune de décisive. Les morts s'accumulèrent, la famine et la maladie se répandirent des deux côtés. Nous n'étions plus en mesure de repousser les Achéens jusqu'au continent, mais la supériorité constante de nos navires rendait difficile le contrôle de leur conquêtes. Les années passèrent sans qu'un côté ou l'autre soit à même d'obtenir un avantage décisif. Des îles furent envahies, puis libérées, puis envahies de nouveau. Après une longue période d'hostilités, des pourparlers furent finalement engagés pour éviter que le conflit ne s'éternise. Une solution pacifique était impossible, mais il fut décidé qu'une ultime bataille serait livrée entre les meilleurs combattants des deux camps et que son issue déciderait de celle de la guerre.

Minos s'interrompit un bref instant, une expression presque rêveuse sur le visage, comme s'il revoyait exactement les images de ce jour-là. Et peut-être était-ce d'ailleurs le cas, car il serrait toujours dans sa main gauche le sceau de la hache à double tranchant.

_Le lieu choisi pour le combat fut l'île volcanique de Thera, qui était une colonie crétoise. Il s'y trouvait plusieurs villes, mais elles étaient toutes le long de la côte, et l'intérieur des terres était bien assez large pour servir de théâtre à la bataille. Le jour venu, les guerriers qui avaient été choisis sont arrivés. Du côté des Achéens se trouvaient les chevaliers d'Athéna, ainsi que tous les autres ordres sacrés qu'avaient créés à leur tour les dieux olympiens. De notre côté se trouvaient des combattants provenant de toutes les îles que nous dominions encore, des prêtresses guerrières de la Déesse et même certains de nos alliés égyptiens, tous regroupés sous la direction des généraux de Poséidon. Le combat s'est engagé sous les yeux de tous les dieux réunis là.

Son cosmos s'embrasa brièvement d'une flamme écarlate, comme revivant la bataille.

_Pendant tout un jour et toute une nuit, les deux camps se sont affrontés. A la fin, il était clair que nous allions l'emporter. Les guerriers des Olympiens avaient été décimés et ceux qui survivaient étaient trop affaiblis pour résister encore longtemps. Déjà, nous nous apprêtions à déclarer une trêve pour qu'ils puissent reconnaître leur défaite. Mais l'idée de ne pas remporter la victoire était insupportable à Athéna. Rassemblant tous les combattants de son camp, elle les transporta loin de Thera, sur le continent. Elle ne laissa derrière que huit de ses chevaliers, les plus fanatiques et les plus puissants. Ils ne pouvaient plus espérer l'emporter, mais ils avaient encore la possibilité de nous faire tous perdre. Ni leur vie, ni celles des autres ne pesa le moindre poids face à l'obéissance qu'il vouait à leur déesse. Ils concentrèrent toute leur énergie pour une ultime attaque qu'ils dirigèrent vers le coeur du volcan de Thera. La réaction en chaîne qui s'ensuivit réveilla brutalement le volcan et fit exploser l'île.

Minos s'interrompit une nouvelle fois, le visage sombre et fermé. Son cosmos avait viré presque totalement au noir.

_Le raz-de-marée qui s'est ensuivi a ravagé la plupart de nos colonies et plusieurs de nos villes côtières, reprit-il finalement d'une voix sourde. Les morts ont été plus nombreux cet unique jour-là que pendant tout le reste de la guerre. Tous les combattants que nous avions envoyé sur Thera sont morts et notre flotte a été détruite. Avec du temps, nous aurions pu récupérer de ces pertes, mais nos cités étaient plongées dans le chaos. Les Achéens sont revenus et, cette fois, la Crète a été envahie. Le culte des Olympiens s'est répandu à travers les îles. L'âme de Poséidon fut scellé par Athéna. Il finit par se ranger du côté des Olympiens, mais il livra encore de nombreuses batailles à Athéna, jusqu'à ce jour où il nous abandonne finalement. La Grande Déesse ne se manifesta jamais plus en ce monde. Bientôt, ce qu'avait été notre civilisation fut oublié. Des légendes naquirent, comme celle de l'Atlantide, mais aucune ne reflétait véritablement ce qui avait été. Comme tous les vainqueurs, le Sanctuaire d'Athéna réécrivit l'histoire en se plaçant du côté de la justice. Et c'est ainsi que se perpétua le souvenir de cette guerre pendant les millénaires qui suivirent.

Il se tut finalement et il y eut un long et profond silence. Puis Seiyar leva son cimeterre, dont la lame rougeoyait comme une flamme, et le pointa vers Minos avec colère.

_Tu t'imagines un seul instant que nous allons croire tout ce que tu viens de raconter ? Tu n'as pas cessé d'aligner des mensonges sans la moindre preuve et tu crois que cela suffira à nous faire douter ?!

_Les mensonges ne sont-ils pas plutôt ce sur quoi votre Sanctuaire a été bâti ? Ce sur quoi vos vies sont bâties ?! cria soudain Minos avec fureur. Je me souviens du jour où Thera a explosé ! Je me souviens des cris d'horreur pendant que la vague gigantesque approchait ! Je me souviens de n'avoir rien pu faire pour les aider ! Je me souviens de tout et vous prétendez que c'est moi qui ment alors que votre Sanctuaire s'est acharné à oublier sa propre histoire !!

Son cosmos se mit de nouveau à grandir et il brandit sa lourde hache.

_Mais nous avons connu Athéna ! s'exclama encore Shun. Elle n'aurait jamais fait une chose pareille !

_L'avez-vous connu, je me demande, répliqua Minos avec un rictus presque dément. Avez-vous connu Athéna ou seulement... Saori Kido ?!!

Puis il abattit brusquement sa hache, si vite qu'elle en fut à peine visible dans la clarté lumineuse du matin. L'onde de choc percuta de plein fouet Seiyar et Shun, qui se trouvèrent balayés sans avoir eu le temps de se défendre. Seul Hyoga, qui s'était trouvé légèrement sur le côté, eut le temps d'esquiver. Bondissant au-dessus du coup, il concentra son cosmos en l'espace d'une fraction de seconde, joignit les mains et déclencha sa propre attaque dès que ses pieds touchèrent terre de nouveau.

_Aurora Thunder Attack !!

Mais la tornade d'air glacial se brisa contre le cosmos flamboyant de Minos, qui parut à peine la remarquer. Les débris de l'attaque vinrent former au sol de larges plaques de givre. Hyoga essaya d'intensifier la puissance de son coup, s'efforçant de puiser dans ses ressources intérieures malgré sa fatigue. Mais il était déjà trop tard.

Hyoga eut tout juste le temps de rouler sur le côté pour éviter l'attaque suivant de Minos, qui fissura le sol. Se relevant, il vit son adversaire se ruer sur lui, la hache levée au-dessus de sa tête. Renonçant à esquiver cette fois, il rassembla toute sa force et déclencha une nouvelle fois son attaque. Cette fois-ci, la tempête de froid frappa Minos de plein fouet, recouvrant ses membres d'une épaisse gangue de glace. Mais elle ne put totalement l'arrêter pour autant. La hache s'abattit sur Hyoga, qui ne l'évita que d'extrême justesse. Il voulut lancer immédiatement une nouvelle attaque mais n'en eut pas le temps. Le manche de l'arme le percuta violemment au creux du ventre, le projetant au sol.

Suffoquant et incapable de se relever immédiatement, Hyoga vit Minos intensifier son cosmos, faisant fondre une nouvelle fois la couche de glace qui l'avait enveloppé presque complètement. Il ne semblait pas avoir subi le moindre dommage du froid pourtant bien plus intense que lors des deux fois précédentes. L'attaque l'avait ralenti, rien de plus. Hyoga fit un effort pour se redresser, mais ses jambes lui refusaient tout service. Le sang cognait à ses tempes aussi fort qu'un gigantesque marteau, l'empêchant d'entendre quoi que ce soit.

Pourtant... est-ce que ce n'était pas des bruits de pas précipités qui venaient de s'arrêter non loin de lui ?

Hyoga réalisa brusquement que Minos avait cessé de lui prêter attention. Et pour cause : Hermia lui faisait face.

La prêtresse avait l'air presque sévère dans sa robe immaculée. Elle n'avait pas esquissé le moindre mouvement, mais une puissante aura verdoyante l'entourait, drapant sa silhouette d'une puissance presque perceptible. Une dizaine de mètres plus loin, Hyoga distingua Seika, Miho et Shunrei qui étaient agenouillées auprès de ses frères inconscients. Procris était à leur côté, qui était sans doute en train de mettre en oeuvre ses pouvoirs de guérison. Enfin, Idoménée se tenait légèrement à l'écart, l'air visiblement très mal à l'aise.

L'appréhension qu'il éprouvait de toute évidence se trouva d'ailleurs rapidement justifiée lorsque les yeux sombres de Minos se posèrent sur son capitaine des gardes. Une rage sourde apparut sur le visage du souverain de Knossos.

_Idoménée ! lui cria-t'il avec fureur. Je t'ordonne de tuer immédiatement tous les chevaliers d'Athéna qui se trouvent ici !

Le visage d'Idoménée se crispa et il esquissa un premier pas en direction des quatre jeunes chevaliers qui gisaient au sol. Mais Hermia réagit immédiatement. Elle esquissa de la main un geste tranchant et Idoménée s'écroula sans connaissance, comme une marionnette dont les fils auraient été brusquement sectionnés.

_Il n'est plus temps de faire combattre les autres à ta place, Minos, dit la grande prêtresse d'une voix dure. Tu es le seul ici à vouloir causer une nouvelle guerre pour des raisons qui remontent à des millénaires.

_Tu te souviens de cette époque aussi bien que moi, prêtresse d'une déesse disparue ! cracha Minos d'une voix accusatrice. Tu sais que les chevaliers d'Athéna ont été à l'origine de notre ruine !

_Contrairement à toi, je n'ai jamais confondu ma propre personnalité avec celles des prêtresses qui ont porté ce sceau avant moi, riposta Hermia, refermant une main sur l'emblême de son rang. Je ne me suis jamais accroché futilement à un passé qui n'existe plus, qui n'existerait plus quand bien même les Mycéniens n'auraient jamais envahi la Crète !

Les mains de Minos se crispèrent sur le manche de sa hache et il ne répondit pas, mais son cosmos était devenu un brasier de ténêbres et d'écarlate sur le point d'entrer en éruption.

Procris dût dire quelque chose à Seika et Miho, car, après une brève hésitation, les deux jeunes filles se relevèrent pour aller se mettre à l'abri. Puis Procris vint se placer aux côtés de Hermia, presque aussitôt imitée par Shunrei. Une aura commune, d'un vert émeraude éblouissant, se matérialisa autour des trois femmes réunies.

_En fin de compte, dit Minos avec une sorte d'amertume, j'aurai été trahi par tout ceux qui auraient dû au contraire me soutenir. Poséidon, les prêtresses de la Déesse et même ceux qui m'avaient juré obéissance.

Puis il frappa, à une vitesse foudroyante. L'onde de choc terrible que suscita sa hache balaya immédiatement Procris et Shunrei, qui se retrouvèrent une dizaine de mètres plus loin, à peine consciente. Hermia seule parvint à bloquer l'offensive, au prix d'un effort démesuré. Elle tendit les mains devant elle, cherchant à contenir son adversaire tout en se protégeant elle-même. L'aura verte s'étendit encore, atteignant une puissance exceptionnelle bien qu'elle fut désormais la seule à la maintenir. Mais ce fut en vain. Le coup suivant fut plus violent encore que le premier. Hermia tomba à genoux avec un cri étranglé et son aura se volatilisa.

_Tu n'étais pas assez forte, en fin de compte, dit Minos en s'approchant d'elle, son arme levée. Autant que tu meures maintenant.

_Hermia !!

Minos se figea brusquement, alors même qu'il s'apprêtait à abattre sa hache sur la prêtresse vulnérable. Il ne parvenait plus à faire un seul mouvement. Baissant les yeux au prix d'un effort, il découvrit qu'une multitude d'anneaux de glace étaient venus l'entourer. Ils avaient une apparence fragile, à peine substantielle, et pourtant ils le paralysaient presque totalement.

Quelques mètres plus loin, Hyoga s'était relevé. Son visage avait une expression de concentration intense et, autour de lui, le cosmos d'un bleu glacial ne cessait de s'étendre, refroidissant l'air tiède du matin et couvrant le sol d'une couche de givre cristalline.

_Encore un ultime effort ? lança Minos avec agressivité. Ca ne servira à rien !

En l'espace d'une fraction de seconde, il concentra son cosmos, puis le fit exploser. Les anneaux de glace volèrent en une myriade d'éclats translucides qui fondirent avant même de toucher le sol. Hyoga, pourtant, semblait à peine l'avoir remarqué. Son regard était absent, comme tourné vers l'intérieur de lui-même pour y trouver toute la force dont il pouvait encore disposer. Minos fit un pas en avant.

Les yeux de Hyoga reprirent brusquement toute leur clarté. Il ne prononça pas une parole, se contentant de tendre une main dont jaillit un blizzard terriblement intense qui vint s'abattre sur son ennemi. Surpris par la force de l'attaque, Minos n'eut que le temps de se protéger le visage des deux bras tandis que la vague de froid extrême déferlait sur lui. La puissance dégagée était telle qu'elle le balaya presque, le forçant à reculer de plusieurs mètres. Il tint bon, pourtant, bien que de justesse.

Lorsque l'attaque cessa finalement, l'armure de Minos avait presque viré au blanc, totalement gelée. Pourtant, elle ne donnait pas le moindre signe de devoir se briser. Toujours au cou du souverain de Knossos, le sceau de la double hache brillait d'une lumière vive.

_C'était assez impressionnant, chevalier d'Athéna, reconnut Minos d'une voix sans expression. Mais inutile. Tant que je porte l'emblême de mon rang, mon armure est virtuellement indestructible. Seul un dieu pourrait l'entamer.

Mais Hyoga n'entendait déjà presque plus. Son cosmos s'était volatilisé pour être remplacé par un épuisement qui obscurcissait son esprit, l'empêchant de réfléchir et de voir. Il n'avait plus aucune conscience de ce qui l'entourait, ni même de l'adversaire qu'il n'avait pas pu abattre. Il s'écroula au sol sans même sans rendre compte et sombra presque immédiatement dans le néant.

Resté seul au milieu de la cour, Minos regarda successivement tous les corps inconscients qui l'entouraient. Aucun n'était encore mort, mais ils ne représentaient plus un danger quelconque. Il ne lui restait plus qu'à les achever les uns après les autres et tout serait fini.

Non, un instant. L'un d'entre eux était encore en train d'essayer de se relever.

Seiyar prit appui sur son avant-bras et fit un effort pour se redresser, mais sans succès. Presque tout son corps n'était plus qu'un bloc de marbre insensible. Pourtant, il devait y parvenir, il le fallait absolument ou ses frères allaient tous mourir. Minos était en train de s'approcher de lui et c'était à peine s'il parvenait à lever vaguement la tête. Il devait rassembler ses forces, il le devait absolument, mais il en était incapable.

Il y eut un bruit de course précipité et Seiyar vit deux silhouettes indistinctes s'interposer devant lui.

_Laisse-le tranquille ! cria Miho en écartant les bras comme pour le protéger.

_Nous ne te laisserons pas t'en prendre à lui ! dit à son tour Seika, tout aussi résolue.

Seiyar fit un effort désespéré. Il fallait qu'il se relève immédiatement, il fallait qu'il y parvienne, qu'il y parvienne dans les secondes qui venaient ou elles allaient mourir toutes les deux devant lui. Mais ses jambes étaient toujours inertes et son cosmos l'avait déserté.

_Toi ! rugit Minos avec fureur en regardant Seika. C'est toi qui a corrompu mon fils, qui l'a détourné de son devoir ! Sans toi, il n'aurait jamais pu perdre !

Minos leva sa hache. Pour Seiyar, toujours incapable de bouger, ce simple mouvement sembla durer une moitié d'éternité. Puis l'arme titanesque d'orichalque s'abattit. Les deux jeunes femmes n'avaient pas esquissé le moindre geste pour se défendre ou esquiver, et cela aurait de toute façon été en vain. L'onde de choc déchira l'air dans un fracas d'apocalypse. Seiyar la vit arriver et il ne pouvait toujours pas se lever, toujours pas s'interposer pour protéger sa soeur et son amante de l'attaque qui allait les frapper.

Au dernier instant, le sceau d'Androgée que portait toujours Seika se mit à briller et une aura ambrée se matérialisa autour d'elle qui amortit la violence du coup.

Rien de tel ne vint protéger Miho.

Seiyar eut conscience d'un choc tandis qu'un corps s'abattait contre lui. Lorsqu'il vit de nouveau, Miho le regardait, son visage à quelques centimètres du sien seulement, et ses yeux étaient vides, tellement vides. Le sang s'écoulait sans cesse de la large blessure qui lui traversait le ventre. Il essaya de l'arrêter avec ses mains, mais c'était impossible. Sa poitrine ne se soulevait plus. Elle ne respirait plus. Il fallait qu'elle respire. Elle devait respirer, mais elle ne le faisait pas. Pourquoi ne pouvait-il pas arrêter ce sang ? Pourquoi est-ce que Miho ne semblait même plus le voir ?

Seiyar retira ses mains, qui étaient désormais maculées d'écarlate. Elle était morte. Miho n'était pas un chevalier. Elle ne pouvait pas recevoir des blessures terribles et survivre malgré tout. Elle était morte. Elle ne reviendrait pas.

Pour la première fois, une émotion étrange apparut dans le coeur de Seiyar. De tous ses frères, seul Ikki aurait pu comprendre de quoi il s'agissait. Mais Seiyar était seul en cet instant, seul face au corps sans vie de la fille qu'il aimait mais qu'il n'avait pas su protéger. Sa main se referma sur le cimeterre du berseker d'Arès, qui gisait encore à proximité.

Debout face au chevalier Pégase, Minos ne ressentait rien. Son premier coup n'avait pas tué la femme qui lui avait enlevé son fils, mais cela ne faisait rien. Il avait tout le temps pour la tuer, pour tous les tuer.

Un mouvement à la limite de son champ de vision attira brusquement son regard. Avec surprise, il réalisa que Hermia était en train d'essayer de se relever.

La prêtresse luttait difficilement pour se remettre sur ses pieds. L'effort lui arracha un cri de douleur et elle vomit du sang. Mais elle y parvint cependant. Le coup qu'elle avait reçu avait déchiqueté le haut de sa robe blanche, laissant sa poitrine à nue.

_Déesse, fit-elle en haletant péniblement, je t'implore. Par mon sang... et par l'enfant que je porte... prête-moi ta force... prends mon corps... incarne-toi... en moi...

Elle se redressa soudain et écarta les bras en croix. Les deux bracelets qu'elle portait à ses bras s'animèrent, devenant de véritables serpents qui vinrent d'eux-mêmes se placer dans ses mains.

Au sol, Seiyar ne s'était toujours pas relevé mais le cimeterre qu'il tenait brûlait désormais d'une lumière rouge incandescente.

_Roi Minos, dit Hermia d'une voix qui avait subitement cessé d'être humaine, tu as trahi ce que tu devais défendre et brisé ce que tu devais conserver. Je te retire ton titre et ton nom. Dorénavant, tu n'existes plus dans mon esprit.

Il y eut un bruit sec et la lanière de cuir qui retenait le sceau de la double hache se rompit. L'air presque désemparé, Minos vit l'emblême de sa souveraineté tomber au sol. Il ne fit pas le moindre geste pour le ramasser. Des fissures étaient en train d'apparaître sur toute la surface de son armure, mais il parut à peine le remarquer. Son visage était un masque de confusion et d'incompréhension, comme s'il venait subitement de se souvenir de quelque chose d'important qu'il avait longtemps oublié. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose.

Il n'en eut pas le temps.

Avec un cri terrible qui se répercuta à travers le palais désert, Seiyar se rua sur lui. Le cimeterre, désormais aussi rouge que le sang qui lui couvrait les mains, décrivit une courbe meurtrière. Minos la vit arriver et, malgré son trouble, il eut le réflexe d'interposer son arme d'orichalque.

Il y eut un bruit discordant au moment où la lame chargé de furie fendait en deux la hache massive et s'enfonçait jusqu'à la garde dans la poitrine de Minos.

La terre se remit à trembler.



Les habitants de Knossos avaient perdus l'habitude des tremblements de terre mais ils n'en réagirent pas moins rapidement lorsque les premières vibrations commençèrent. Le matin étant l'un des moments les plus actifs de la journée, il ne fallut qu'un temps assez bref pour rassembler tous les habitants, hommes, femmes, enfants, ainsi que les quelques animaux d'élevage ou domestiques. Une fois que ce fut fait, toute la population se rendit rapidement, mais sans désordre jusqu'à un endroit en sécurité, suffisamment à l'écart de tout bâtiment.

Et de là, ils purent voir le palais qui commençait à s'effondrer.



Dans le long couloir qui menait vers l'extérieur, les dix survivants de la terrible bataille qui venait d'avoir lieu couraient aussi vite qu'ils le pouvaient. Les débris qui jonchaient le sol et les secousses constantes rendaient difficile le simple fait de conserver l'équilibre et il fallait prendre garde aux fragments de pierre qui ne cessaient de se détacher du plafond. La plupart d'entre eux étaient blessés, parfois gravement, mais ils maintenaient pourtant leur vitesse éprouvante. Aucun d'entre eux ne songeait à ralentir pour s'en assurer, mais les grondements qu'ils percevaient leur disaient assez que le plafond tout entier pouvait s'écrouler sur eux d'un instant à l'autre.

Alors même qu'ils distinguaient enfin la clarté du jour devant eux, Shun s'arrêta net.

_Shun, qu'est-ce que tu fais ? lui cria Ikki, s'arrêtant à son tour.

_Ariane ! répondit son jeune frère, le visage très pâle. Je sens sa présence, elle est toujours dans sa chambre !

Tout le groupe était revenu vers lui, à présent, et Shun pouvait aisément lire les expressions sur leurs visages. Tout ce qui les entourait pouvait s'écrouler d'un instant à l'autre. Ils n'étaient même pas certains encore de parvenir jusqu'à l'extérieur avant que cela n'arrive et chaque seconde qui passait diminuait d'autant leurs chances. Retourner vers l'intérieur du palais était du suicide.

Comme pour accentuer la chose, une pluie de gravats se mit à tomber du plafond, accompagnée d'un craquement inquiétant.

_Je ne peux pas la laisser, dit Shun. Continuez jusqu'à la sortie sans moi. Il faut que j'aille l'aider.

_Je t'accompagne, offrit Idoménée.

Shun secoua la tête en signe de dénégation.

_Inutile de multiplier les risques, fit-il en se retournant dans la direction d'où ils venaient. Je m'en tirerai.

Puis il se mit à courir. Un reste de cosmos rouge pâle se matérialisa autour de lui et, une fraction de seconde plus tard, il n'était plus qu'une silhouette indistincte qui s'enfonçait de nouveau dans les profondeurs du palais.

_Le premier escalier et le couloir de gauche ! eut juste le temps de crier Procris.

Rien ne lui répondit sinon de nouveaux craquements et un véritable déluge de poussière qui commença à se déverser sur eux. Shun n'était plus visible. Avait-il seulement entendu ?

Les neufs rescapés se retournèrent et se mirent à courir vers l'extérieur qu'ils distinguaient. Ils ne pouvaient plus rien faire, sinon s'efforcer de rester en vie.



Shun

Je ne sais pas combien de temps j'ai couru à travers les couloirs du palais qui s'effondrait. J'espérais être à l'étage où se trouvait la chambre d'Ariane, sans même en être certain. Des fragments de pierre de plus en plus gros tombaient tout autour de moi dans un vacarme de fin du monde et la poussière qui emplissait l'air rendait difficile de voir où je me dirigeai. Deux fois, je faillis être enseveli lorsque toute une partie du plafond s'écroula sur moi. Les deux fois, je ne dûs la vie qu'à la protection de ma chaîne. Le sol tremblait tellement que je m'attendais à ce qu'il se désagrège sous moi d'un instant à l'autre. Je tombais plusieurs fois, me relevant aussitôt pour reprendre ma course. Je n'avais pas pu maintenir mon cosmos plus de quelques instants et j'en étais réduit à mes seules forces.

Au bout d'une éternité, alors que la panique me gagnait à l'idée d'être totalement perdu, je reconnus les fresques qui se trouvaient sur un mur, en dépit des profondes fissures qui les striaient désormais. Une impression de soulagement intense me submergea lorsque je réalisai que je connaissais cette partie-ci du palais et que j'étais capable de retrouver mon chemin. A condition qu'il me reste suffisamment de temps. Je redoublai de vitesse.

Je découvris finalement Ariane juste à l'extérieur de sa chambre, à peine consciente. Un fragment de pierre s'était détaché du plafond au moment où elle s'apprêtait à s'enfuir et l'avait percuté en pleine tête. Le cercle métallique qu'elle portait avait été fendu en deux par l'impact, la protégeant sans doute d'une blessure bien plus sérieuse. Je m'agenouillai à côté d'elle et entreprit de la soulever.

_Shun, c'est toi ? demanda-t'elle d'une voix presque ensommeillée.

_Ca va aller, la rassurai-je en la prenant entre mes bras et en me redressant.

Rien n'était moins sûr. Le couloir que j'avais pris pour parvenir jusqu'ici était déjà partiellement obstrué par les lourds blocs de pierre qui s'y était effondrés. Pire encore, le sol de pierre frémissait avec une violence alarmante, rendant difficile le simple fait de rester debout. Je n'aurais jamais le temps de ressortir du palais, ni même de gagner la cour intérieure où les risques seraient plus limités.

_Nous devons retourner dans ma chambre, dit tout à coup Ariane.

Je la regardai avec incrédulité, mais son regard était désormais tout à fait lucide, comme si elle avait brusquement retrouvé tous ses moyens.

_Tu peux me reposer, je me sens bien, me dit-elle avec une sorte de sourire.

J'étais sceptique, surtout considérant la tâche écarlate qui maculait encore ses cheveux bruns, mais ce n'était guère le moment des hésitations. Je la remis sur ses pieds avec précaution, m'assurant que les vibrations répétées ne la fassent pas tomber aussitôt. Elle prit à peine le temps de s'assurer de son équilibre avant de me prendre par le bras et de m'entraîner à l'intérieur de sa chambre.

La pièce était dans un désordre indescriptible. Les nombreux objets qui l'avaient décorée jonchaient désormais le sol et la plupart d'entre eux étaient brisés. Plusieurs des meubles s'étaient effondrés, ainsi que les deux grands panneaux de bois qui servaient à isoler la pièce du balcon extérieur. Par la large ouverture, je pouvais distinguer le ciel bleu de l'extérieur.

Ariane courut vers un recoin de sa chambre, mais une secousse plus violente la fit tomber brutalement, s'écorchant les genoux sur les débris qui couvraient le sol. Je l'aidai rapidement à se relever. Il ne nous restait plus beaucoup de temps.

_Qu'est-ce que tu cherches ? criai-je pour couvrir le vacarme ambiant.

_C'est une des dernières inventions de Dédale ! me répondit-elle de la même façon. J'en ai trouvé deux, il y a longtemps !

Je suivis le doigt qu'elle tendait et, brusquement, je vis ce dont elle parlait. Mes yeux s'écarquillèrent démesurément. Elle voulait que nous nous servions... de ça ?!

_Aide-moi à les amener jusqu'au balcon ! me cria Ariane.

Le moment de surprise passé, j'allai soulever l'un des deux appareils. Maintenant que j'y repensai, je me souvenais les avoir remarqués dans la chambre d'Ariane. Ils avaient été accrochés au mur et je les avais pris pour une sorte de décoration. Le tremblement de terre les avait précipité au sol, mais ils ne semblaient heureusement pas abîmés.

Ces appareils étaient plutôt encombrants, mais ils ne pesaient pas très lourd, de sorte qu'Ariane put aisément s'occuper de l'autre. Ensemble, nous les apportâmes jusqu'à l'extérieur. Me retrouver à l'air libre m'apporta une sorte de réconfort. Là, au moins, nous n'avions plus à redouter que le plafond s'effondre sur nous. Mais le sol frémissait toujours plus fort et chaque pas sans tomber était difficile. Parvenus au centre du balcon, nous posâmes les appareils côte à côte.

_Je ne les ai jamais essayé, avoua nerveusement Ariane en me regardant. Je suppose qu'il faut les mettre sur nous mais je ne suis même pas sûre qu'ils marchent encore.

_De toute façon, nous n'avons pas trop le choix, lui répondis-je avec un sourire que j'espérai rassurant mais qui devait surtout être tendu.

Ariane parut hésiter, puis ouvrit encore la bouche pour dire quelque chose, mais, à ce moment-là, il y eut un grondement assourdissant. Le sol de pierre se mit à bouger sous nos pieds comme une mer démontée et j'eus toute les peines du monde à ne pas tomber.

_Qu'est-ce que tu disais ? demandai-je lorsque cela fut enfin passé.

Le visage d'Ariane passa par plusieurs teintes de rouge intéressantes.

_Je te demandai... balbutia-t'elle timidement, si... avant qu'on n'essaye... tu ne voudrais pas... juste... m'embrasser ?

Je la regardai fixement, totalement incapable de trouver quoi que ce soit à dire, et elle baissa les yeux, les joues en feu. Tout autour de nous, le palais était en train de se désagréger. Le vacarme était désormais si fort que je n'aurais pas pu répondre de toute façon, même en criant. La chambre que nous venions de quitter était déjà obstruée par un monceau de gravats. Le sol sous nos pieds semblait sur le point de se désagréger d'une seconde à l'autre. Notre seule chance était les deux appareils qui se trouvaient devant nous et je ne pouvais même pas être sûr qu'ils fonctionnaient véritablement. Si nous tardions encore un instant, nous ne le saurions sans doute jamais. Les vibrations avaient atteint leur sommet et il me semblait que tout ce qui nous entourait était en train de se dissoudre en un chaos de bruit et de fureur. Il fallait partir ! Maintenant ! Je pris Ariane par le bras et...

...et ses lèvres avaient la fraîcheur d'un jour de printemps.



Le palais s'effondra. Ce fut soudain, comme si une limite invisible avait été finalement atteinte. Les murs et les colonnes s'effondrèrent, entraînant avec eux les nombreux étages du palais détruit pour la seconde fois. L'impact fit trembler la terre et souleva un gigantesque nuage de poussière et de débris qui obscurcit une partie du ciel d'azur.

Puis une sorte de silence revint, comme si plus aucun bruit ne pouvait encore se faire entendre après toute cette destruction.

Affalés à même le sol, généralement aux endroits même où ils s'étaient effondrés après être parvenus à une distance suffisante du palais, sept des rescapés attendaient encore.

Le tableau était d'une parfaite immobilité. Shiryu tenait Shunrei tout contre lui, les bras passés autour de sa taille et la joue contre la sienne. Hyoga et Ikki étaient assis de chaque côté de Hermia, qu'ils soutenaient ensemble. Seiyar était assis un peu à l'écart, la tête posée contre l'épaule de Seika qui le serrait doucement contre elle.

Tous les sept se sentaient à bout de force. L'effort qu'ils avaient dû faire pour s'enfuir et la destruction à laquelle ils avaient assisté les avaient totalement vidés. Ils ressentaient encore la douleur de leurs blessures et de leurs pertes, mais c'était une douleur distante, presque abstraite.

Et pourtant, ils attendaient encore.



Une vingtaine de mètres plus loin, appuyé contre un rocher pour ne pas tomber, un autre rescapé de la destruction était en train de les regarder, le coeur empli de sentiments mêlés. Son regard s'attarda un instant sur une tête aux cheveux roux et il éprouva du regret. Mais, malgré tout, il n'osa pas aller vers eux.

_Je suis heureux de voir que tu t'en es tiré, en fin de compte.

Androgée se retourna pour découvrir Idoménée à ses côtés, qui lui adressait un de ses très rares sourires. Procris se tenait avec lui, souriant également.

_Tu es encore plus difficile à tuer que je ne l'aurais cru, fit-elle avec ce qui était presque de l'amusement.

Androgée sourit à son tour, en dépit de la douleur qu'il ressentait dans la poitrine.

_J'ai surtout eu de la chance, répondit-il. Et je connaissais toute les issues du Labyrinthe, y compris celles qui ne mènent pas au palais.

Androgée vit le sourire d'Idoménée laisser la place à une expression neutre plus habituelle tandis qu'il s'avançait pour lui tendre quelque chose.

_Ceci t'appartient, désormais, dit-il simplement.

Androgée regarda le sceau ancien, frappé au symbole de la double hache. Après un instant, il le prit dans sa main. Le contact de la pierre était lisse, poli par les millénaires et le contact de tous ceux qui l'avaient porté et y avaient laissé leur empreinte. Androgée regarda longuement le sceau qui marquait la souveraineté sur Knossos et les sentiments qu'il éprouvait était indescriptible.

Puis il referma la main. Ce fut étonnament facile, comme si tous ces souvenirs qui imprégnaient la pierre étaient en fin de compte dépourvus de substance.

_Voilà notre passé qui s'en va enfin, dit-il finalement en regardant la poussière ancienne s'échapper d'entre ses doigts. Mais nous reste-t'il seulement quelque chose maintenant ?

Il n'y eut pas de réponse immédiatement. Puis...

_Qui sait ? dit Procris en levant la tête.

Après un instant, Androgée l'imita, puis Idoménée. Un peu plus loin, les sept autres rescapés faisaient de même.

Dans le ciel lumineux du matin, au-dessus des décombres du palais abattu, deux très grands oiseaux volaient côte à côte à égale distance de la terre et du soleil.

Fin

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Cette fiction est copyright Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.