Chapitre 21 : Prisonnière d'Éternité


Nikè

Narcisse me secouait doucement par le bras pour que je revienne à moi depuis maintenant quelques secondes, et je sentais mon âme se souder plus fortement à mon corps. Je clignais de mes yeux d'ébène, avant de les ouvrir brusquement, comme si je découvrais pour la première fois la lumière du jour... l'ombre de Lucifel stagnait encore dans mon esprit, gigantesque manteau du monde... non... ce n'était qu'un souvenir. Je m'étais évanouie après le départ de Dohko, d'épuisement… tout me revenait lentement alors que j'émergeais des brumes de l'inconscience. Lucifel… il était parti… J'avais pourtant du mal à y croire alors que se tenait devant moi celui qui lui avait servi de corps pendant tant de siècles.
-Nikè... tu te souviens de moi? me dit-il.
Il n'avait donc aucun souvenir de ce qui s'était produit. Il le valait mieux ainsi. Je secouais la tête en signe de négation avant de me relever d'un bond.
Quelles étaient donc ces puissances qui s'affrontaient sans relâche? Poséidon et Eris, bien entendu... et... Athéna et Arès! Ainsi, cet affrontement de légende avait débuté, tandis que je me laissais aller aux limbes de l'inconscience.
L'empereur de la contemplation me prit par le bras, et le prisme de ses yeux se troubla.
-Nikè... je suppose que tu connais l'existence des prisons d'Azura...
-Mieux que quiconque.
Mon ami leva un sourcil interrogateur avant d'esquisser un bref sourire.
-Bien-sûr, et je suppose que tu es en partie revenue sur cette terre pour enfin la retrouver? Je ne me trompe pas, n'est-ce pas?
-Conduis-moi à elle avant que tout ne soit fini et qu'une nouvelle fois, il ne soit trop tard. Au fait... où sont passées les énergies de Deimos et Phobos? Je les croyais sur l'île... et les chevaliers?
Narcisse baissa les yeux avec gêne, tentant de me faire comprendre ce que mon esprit refusait. Cela, je ne pouvais m'y résoudre et je levais la main avec vigueur.
-Non, mon ami, eux ne peuvent pas avoir disparu. Ils avaient la victoire de leur côté.
-Cela n'empêche pas la mort, murmura-t-il avec une douceur presque maternelle.
Je serrais mes doigts avec plus de fermeté sur son bras à moitié dénudé à cause de l'explosion de sa kamui, provoquée par le départ du diable de son corps.
-Ils sont encore en vie, je les sens, même si c'est imperceptible... vite, maintenant, le temps court et nous restons sur place.
Et sur cette dernière phrase, nous nous élançâmes en direction de ce temple qui avait fait courir tous les Saints venus au secours des hommes, qui les avait obligé à verser tant de sang et de larmes, et dont ils n'avaient pas même pu franchir l'entrée.

Le cachot était entièrement vide et sa vaste surface n'en paraissait que plus arrogante, semblable au caractère de celui qui l'avait fait construire. Les murs gris et froids suintaient d'humidité toute l'année, depuis des siècles, depuis le jour où Dédale les avait fait bâtir... Même par les jours de grand soleil, une sorte de liquide moite glissait lentement le long des lézardes et des fissures comme les pleurs de ceux qui étaient morts dans ce macabre lieu.
Et combien n'en avait-elle pas vu périr entre ces nombreux cachots qui foisonnaient tout le long de ce labyrinthe gardé par les Kères et Enyo? Elle ne les comptait même plus... de toute manière, elle avait médité tant de siècles qu'elle ne savait plus même si quelqu'un était passé durant si longue absence spirituel.
Elle passa l'une de ses fines mains contre la porte, en un geste si familier qu'elle finissait par s'en étonner... était-elle née ici? Ah... elle finissait par le croire.
Elle ferma ses paupières, voyant brusquement revenir à elle les conditions de sa capture, puis de son emprisonnement.
Elle avait du se battre contre Phobos, seul à seul, ils étaient à arme égale, et l'affrontement promettait de durer des siècles. Derrière elle, Nikè tentait désespérément de repousser Eris et Enyo, qui s'étaient toutes deux jetées sur elle comme chien sur carcasse... mais nul n'avait pensé au redoutable Deimos, dont l'étrange disparition aurait pourtant du secouer les esprits...
C'était soudainement qu'elle avait senti une explosion dans son dos, qu'elle avait senti une main lâche l'abattre par derrière, sans même qu'elle devine au préalable la plus infime présence. Elle s'était écroulée, alors qu'elle entendait le hurlement de sa sœur, dont la peur de la voir disparaître lui avait fait abattre d'un seul coup les deux maléfiques déesse qui l'assaillaient jusqu'à présent. Mais il était déjà trop tard pour qu'elle se rende compte de tout cela, et pour elle, le jardin des Hespérides n'était plus devenu qu'un floue et vague souvenir.
Lorsqu'elle s'était réveillée, incrédule d'être encore en vie, s'était dans ce cachot qu'elle s'était retrouvée, avec Arès devant elle, immense dans sa stature comme dans sa punition. Il l'avait déclaré prisonnière de guerre... pour l'éternité. Mais ce que ce dernier ne savait, c'était que quelques jours plus tard, il allait lui-même se retrouver enfermé dans un endroit encore plus laid que celui-ci... une simple urne créée par Athéna.
Un sourire passa sur son visage pâle et amaigrie par les années et la mauvaise nutrition. Elle n'avait de toute manière jamais faim, pour la simple et bonne raison qu'à présent, seule la nourriture de l'esprit la rassasiait.
Elle battit des paupières, tombant à nouveau dans sa mémoire comme dans un puit infini dont elle ne verrait pas le fond.
Elle se souvenait des tortures qu'elle avait du endurer, des questions qu'on lui avait posé pour qu'elle parle, qu'elle dévoile les plans d'Athéna et de ses Saints... mais rien n'y avait fait, elle était restée muette comme si sa langue était tombée, et c'était à présent fièrement qu'elle pouvait se regarder. Être enfermée dans un cachot était une punition insupportable, mais trahir sa déesse était sans doute bien plus terrifiant.
Et puis, on avait pas pu la délivrer, tout simplement car l'île d'Azura n'avait connu que quelques survivants, quelques jeunes disciples qui ne connaissaient pas l'existence des prisons d'Arès... et les siècles d'attente avaient commencé, longuement, indéfiniment, dans une solitude épouvantable et à laquelle elle avait pourtant su répondre en se faisant silence. L'acceptation, quand on ne pouvait guère faire autrement, était une manière de moins souffrir, et c'était de cette façon sage et sensée qu'elle avait préféré se comporter, calquant son attitude sur sa raisonnable maîtresse, Athéna.
Elle sursauta en entendant comme un bruit de balai... non, ce n'était rien, il s'agissait simplement de trois Kères qui passaient dans les couloirs en faisant traîner leurs immenses jupes noirâtres contre le sol. Leurs gigantesques cheveux noirs et emmêlés tombaient jusqu'à leurs reins, et s'étaient la bouche ouverte et béante, toute remplie de salive qu'elles devaient surveiller les cachots. Leur peau était plissé et grisâtre, et leurs yeux de simples fentes noiraudes qu'elle détestait.
Elle réprima le frisson qui la parcourut. Les trois Kères étaient bien les seuls êtres auxquels elle ne pouvait décidément pas s'acclimater.
Enfin, tout cela arriverait bientôt à son terme.
Elle avait senti, quelques jours auparavant, l'urne d'Arès, et celles de ses comparses, sauter, et c'était sa voix qui s'était élevée comme un cri dans l'infini pour prévenir Athéna de ce retour à la vie inopinée et maudit. Et puis... Nikè, sa sœur, sa jumelle était revenue sur terre, pour aider les Saints, mais aussi pour elle. Elle se rappelait encore du soir de cette arrivée, où , dans sa geôle, une pluie argentée semblable au cosmos de sa sœur était rentrée malgré l'existence des murs, invisible aux yeux des autres mais pas aux siens. L'euphorie l'avait envahie, mais elle avait eu assez de finesse et de savoir-faire pour le cacher, et particulièrement à Enyo, qui n'avait de cesse de venir l'énerver depuis la porte, lui jetant de pierres comme pour exaspérer un animal en cage...
Maintenant, la guerre touchait à sa fin et elle avait confiance. Elle sentait que la Victoire était du côté de la justice... forcément! Elle retint son sourire alors qu'une petite ouverture apparut dans la porte. Elle leva brusquement son regard et découvrit les yeux d'Enyo, pareil à ceux d'un reptile autant à cause de la forme vertical de sa pupille que du vert qui la colorait.
-Alors, Dikè... on ne s'ennuie pas trop?
-Merci de t'en inquiéter mais tout va pour le mieux.
-Comment fais-tu pour rester ainsi enfermée après tant de siècles? Ne brûles-tu pas de revoir la lumière du jour? N'en peux-tu plus de cette pénombre permanente?
Cette voix aigrelette! Elle aurait pu faire n'importe quoi à cet instant pour avoir le cou d'Enyo entre ses doigts fins. De plus, la destructrice de cité était beaucoup moins puissante qu'elle et ne pouvait pas même prétendre à un affrontement l'opposant à elle... décidément, le destin n'était que longue farce!
-Non, je ne me lasse pas du noir. Tout comme ton maître ne semble jamais lassé de perdre.
La pique avait fait mouche et elle vit le regard d'Enyo se brouiller de colère.
-Chienne! Bête maudite! Retires immédiatement ce que tu viens de dire.
-Sinon? répliqua-t-elle calmement.
-Sinon je viendrai te faire ravaler tes paroles!
-C'est ça, dit-elle d'une voix calme où transperçait une pointe de moquerie. C'est ça, Enyo, ouvres la porte... ouvres-là...
Sentant instinctivement le danger, elle claqua brusquement la petite ouverture qui avait été faite dans la porte pour qu'un regard s'y glisse, la laissant à nouveau seule et dans l'attente de... de ce bruit sourd qui venait de retentir?
Et elle l'entendit... ce son magique dont elle avait tant rêvé mais qui lui semblait encore illusion : celui d'une clé tournant dans une serrure.

Julian

Nous avions tout fait, tout dit, tout tenté pour terrasser l'autre et jamais je ne m'étais attendu à trouver en cette déesse une telle résistance physique. Sa force était pourtant loin d'être supérieure à la mienne, bien au contraire, car elle n'était qu'une déesse d'ordre secondaire, mais sa résistance allait au-delà de tout ce à quoi je songeais... d'où puisait-elle ce courage? De ce corps à la fois frêle et pâle? De son amour de la haine? Et moi qui pensait jusqu'alors que seul la foi en la justice permettait que l'on se relève sans cesse...
Elle m'avait planté, il y avait de cela quelques minutes, un boomerang en plein cœur, mais mon armure m'ayant protégé, la lame aiguisée n'avait pas pu atteindre ma chair mais la question n'avait pas pu s'empêcher de m'effleurer... que serait-il advenu de moi si j'avais été sans protection? Je n'osais y répondre.
C'était cet acte, à la fois sauvage et désespéré, qui m'avait forcé à ne pas la sous-estimer... elle était de ceux qui luttaient jusqu'à la dernière goutte de sang, et après le nombre d'attaques que je lui avais porté, je constatais que la terre qui nous entourait était maculé de rouge. Son beau visage avait pris une couleur verdâtre, ses yeux étirés vers la tempe étaient devenus floues, et c'était vacillante qu'elle ripostait du mieux qu'elle le pouvait.
Mais mon dernier coup avait été de trop, et elle s'était écroulée contre les cendres qui recouvraient le sol depuis la disparition des Saints et de Deimos et Phobos, une main sur le cœur, du sang plein la bouche et coulant sur son menton. Je comprenais que l'un de ses poumons avait été irrémédiablement touché, et qu'elle était à présent aux portes de la mort.
Je m'agenouillais au-dessus d'elle, étonné de la trouver soudainement si petite, si menue, si fantomatique alors qu'elle avait été, durant notre affrontement, aussi bien séductrice que lugubre, aussi bien opium que poison...
Elle éleva ses doigts dans ma direction et je saisis sa main. Il me semblait bien qu'elle n'arrivait pas à s'exprimer. Autour de son fin visage, ses cheveux bleus foncés venaient se coller, sans doute à cause de la fièvre qui venait de la prendre et l'agitait en de brûlant tremblements.
-Qu'est-ce qui t'a donné cette force, Eris? demandai-je, car je voulais savoir avant qu'elle ne meurt.
-Arès...
-Mais seul les dieux bénéfiques insufflent à leurs combattants la force de poursuivre éternellement... continuai-je, avide de connaître enfin la réponse à tout cela.
-Je l'aime, vois-tu, murmura-t-elle alors que du sang venait noyer ses paroles et recouvrir ses lèvres. Oui... nous nous sommes tant aimés... de cette folie que nous seuls pouvions éprouver...
Elle se mit à tousser, avec une effroyable profondeur, avant de laisser brutalement sa tête se cogner contre la terre. Je la crus morte pendant quelques secondes, mais tout à coup, aussi brusquement qu'elle avait posé son visage sur le sol, elle rouvrit les yeux et pointa un index vengeur dans ma direction.
L'expression de son visage avait changé, il n'était plus malade et fatigué, mais simplement dur, haineuse, comme lorsqu'elle n'éprouvait pas la moindre souffrance. Sa bouche semblait vouloir articuler quelque chose, mais je n'entendis pas immédiatement, du moins, pas avant que sa voix ne se fit claire et limpide.
Que pouvait-elle vouloir me dire avant de passer entre les bras de Thanatos, lui-même depuis longtemps enfui dans le pays des ombres?
-Toi, Poséidon, et, Athéna... et ses guerriers... vous serez tous maudits, maudits par les dieux de l'Olympe. Cette malédiction, je vous la lance comme une prophétie, vous finirez comme vous êtes nés, dans la poussières... vous ne survivrez pas et la main de Zeus viendra s'abattre sur vous... la victoire, la justice, tout ceci ne seront plus que des valeurs abstraites et seul votre sang apaisera la colère de la terre! Maudits... vous le serez et l'êtes déjà!
Et elle s'effondra dans un dernier souffle alors que son anathème résonnait encore tout autour de moi. Étrangement glacé, voire même figé sur place, mon cœur battait à tout rompre contre mes tempes. Ce n'était plus sa voix qui était sortie de sa bouche, mais une bien plus grave, plus lointaine, comme celle d'une visionnaire... quelle était donc cette étrange malédiction qu'elle venait de lancé sur nous autres?
Je me relevais d'un mouvement plus rapide que je ne l'aurais voulu et décidais de ne plus guère faire attention à cette menace abstraite sortie de la bouche d'une morte... mes doigts se raffermirent sur mon trident. Ce n'était pas cela qui allait effrayé le dieu des mers à qui l'on avait, plus d'une fois, promis mille supplices qui n'étaient jamais venus.
Je ramassais la boîte que j'avais posé près de moi, pour ne pas qu'elle me gênât durant l'affrontement. Je n'avais maintenant plus qu'une seule chose en tête... mener à bien ma dernière mission.

-Dikè! hurla-t-elle en se jetant dans les bras de la prisonnière. Dikè! Ma sœur, ma sœur!
Son cri résonnait dans tous les couloirs, comme un écho infini et Narcisse fronça les sourcils. Il était partagé entre son bonheur de voir deux être si longtemps séparés se retrouver, et son tracas de voir quelque chose... ou plutôt quelqu'un arriver. Mais il n'allait guère oser réfréner cette montée d'euphorie qu'il admirait lui-même.
-Nikè... ainsi, la victoire t'a porté à moi... murmura la déesse de la justice en tombant à genoux tout en continuant d'enlacer sa sœur.
Ainsi brunes toutes les deux, les yeux de la même couleur de jais, leur beauté n'en était à cet instant que plus visible. Leurs mains se joignirent, en un geste symbolique car pour la première fois depuis des millénaires, les déesses de la victoire et de la justice étaient réunis côte à côté près d'Athéna.
Cette évidence parut enfin effleurer Narcisse qui eut un léger mouvement de recul car il hésitait entre une angoisse toute légitime devant une telle puissance et une admiration sans commis mesure.
-La Sainte Trinité, chuchota-t-il pour lui-même.
Oui... pourquoi n'y avait-il pas pensé avant? Hadès avait Hypnos et Thanatos... Arès avait Deimos et Phobos et Athéna, la déesse de la guerre et de l'intelligence, avait Nikè, la victorieuse et Dikè la justicière...
Il ferma brièvement ses paupières d'ange, cachant son regard teinté d'arc-en-ciel... ainsi... oui, Arès n'avait plus la moindre chance car l'irréparable venait de se produire.
-Tant de siècles égrenés dans l'attente d'enfin te retrouver, te regarder... précipita Nikè alors que les mots se succédaient à toute allure sur ses lèvres, comme si elle n'était pas certaine d'avoir un jour le temps de finir ce qu'elle commençait.
Dikè se mit à rire. Cela faisait si longtemps!
-Pour me voir, tu n'avais qu'à te regarder...
Nikè esquissa un sourire.
-Idiote... tu comprends très bien. Oh ma sœur! J'ai cru que je ne pourrai jamais venir te délivrer, qu'il ne se réveillerait jamais. Dans un sens, c'était bien ce que je souhaitais pour le genre humain que j'aime tant, mais dans l'autre, et d'un point de vue totalement égoïste, je n'attendais que cela.
-Je te comprends, mais mieux aurait valu que je passe l'éternité dans cette cellule!
Des cris étouffés leur parvinrent du couloir, alors qu'un son de tissu que l'on froissait emplissait la salle où elles se trouvaient. D'un même mouvement de tête, qui ne fit que souligner leur incroyable ressemblance, elles firent face à la porte, déjà prêtes à combattre. Leur devoir avait toujours su passer avant leurs propres vies et c'était d'ailleurs ainsi que l'une d'entre elles s'était retrouvée en geôle, par amour des hommes et de la justice... et même si le martyr aurait pu être insoutenable, jamais, au plus fort de sa solitude, elle n'avait regretté la façon dont elle avait agi.
Dans le couloir, au plafond si bas en cet endroit que l'on devait se tenir pencher, Narcisse venait d'arracher la cape d'une immaculée blancheur qui était accrochée à sa cuirasse et la faisait claquer contre le sol, pour éloigner les Trois Kères qui le regardaient avec une soif depuis bien longtemps non étanchée. De leurs bouches, un léger filet de bave glissait lentement sur leur mentons et leurs mains se recroquevillaient comme en une prière démente où elles lui demandaient de se sacrifier pour les apaiser.
Il les avait toujours détestées. Il se rappelait déjà que lorsqu'il se trouvait sur l'Olympe, parmi les dieux, il n'avait jamais pu supporter leur vision, ni même leur odeur d'animal échauffé... était-il vraiment possible qu'il s'agisse de femmes? Ou simplement de monstres?
Elles émirent de curieux grognements rauques, à la fois plaintifs et agressifs, alors qu'elles cherchaient à empoigner la cape avec laquelle le Berserker essayait de les repousser, en vain, comme on aurait fait avec des chiens.
-Arrière, dit-il violemment.
Il n'avait pas envie de les tuer, même si elles le dégoûtaient, leur ressemblance avec des animaux ne faisait qu'accentuer la pitié qu'il éprouvait pour ces trois pauvres êtres dont toute l'existence ne tournait qu'autour de leur soif perpétuel de sang. Elles n'étaient que de pauvres pantins que l'on utilisait pour terroriser les prisonniers, des charognes sans esprits... et sa peine était bien trop immense pour qu'il puisse porter la main sur des êtres aussi inutiles. Des existences pareilles à celles-là le troublait et il ne pouvait s'empêcher de se demander à quoi ces trois destins pathétiques servaient-ils? Cependant... n'aurait-il pas mieux fait de les achever et de mettre un terme à leurs vies dérisoires?
Dikè et Nikè le regardaient, de ses yeux légèrement voilés que sont ceux de la compréhension qu'ont les gens qui ont connu les mêmes troubles, les mêmes défaillances, les mêmes questions.
-Ainsi, tel est la bonté de ce Narcisse dont on ne vante que la beauté... murmura la déesse de la justice.
Sa jumelle hocha la tête alors que l'empereur de la contemplation venait de faire fuir les trois furies qui s'étaient retirées dans l'un des méandres du dédale des prisons. Il se retourna, un pauvre sourire d'excuses aux lèvres, comme si il cherchait à se justifier :
-Je ne pouvais pas les abattre... je n'en aurais pas eu le cœur.
-C'est bien, Narcisse, murmura Dikè, en passant une main sur son bras à la fois dénudé et recouvert de sa cuirasse.
La bataille avait du être difficile... et visiblement, Lucifel avait perdu son emprise sur lui... elle poserait plus de questions prochainement, quand toute cette macabre guerre serait terminée.
-Attention, Dikè!
La voix de Nikè venait de retentir avec toute la force dont elle était capable... mais il était déjà trop tard, Enyo, la destructrice de cité, était subitement arrivée, attrapant la justice par derrière et la maintenant sous son emprise en serrant ses épaules de ses bras. L'étreinte était brutale, sauvage... semblable au caractère de son auteur... pareil à tous ceux qui avaient habité Azura.
-Il y a longtemps que je rêve de cela, murmura la déesse aux yeux de reptiles... si longtemps que je m'en sens presque délivrée!
-Comment oses-tu parler de délivrance! répliqua durement Nikè alors que son regard inquiet se faisait plus perçant.
-Lâches-là immédiatement, ordonna Narcisse d'une voix si dure, si semblable à son côté satanique qu'Enyo elle-même leva la tête vers lui.
L'ange et le démon cohabitaient chez cet être d'une autre nature, si beau et doux qu'il semblait d'une essence différence, mais parfois si mauvais et acide qu'il paraissait ne jamais devoir être que poison. Pourtant, elle ne lâcha pas sa prise et la serra davantage, comme pour s'assurer de la supériorité que lui conférait cette otage dont elle avait si longtemps rêvé.
Elle avait détesté Dikè, bien plus qu'elle ne pouvait le dire, et au fur et à mesure qu'elle l'avait vu dans les prisons, cette jalousie masquée n'avait fait que croître lentement. Elle aurait souhaité être comme cette femme, si courageuse devant un destin tortueux, si forte devant cette solitude permanente, si fière face à l'épreuve... mais elle se savait d'une autre nature, d'une couleur d'ébène qui lui faisait envier la lumière. Mais pour l'heure, toutes ces considérations n'avaient plus leur place, et sa vengeance venait enfin.
La déesse de la justice ne se débattait pas, en trop fine connaisseuse des actes de violence, elle savait que mieux valait jouer la passivité pour brutaliser au moment où la surveillance est la plus relâchée, c'était sa longue expérience qui lui avait révélé cela.
-Et que comptes-tu faire? demanda-elle soudainement. Comptes-tu me tuer?
-Évidemment! hurla Enyo d'une voix dure et pleine de fiel.
-Et que feras-tu, après? Pourras-tu tenir tête à Narcisse et Nikè en même temps. Tu ne peux rien, et si je meurs, tu me suivras de près, ne tentes donc pas de m'abattre... tu me le dois bien.
-Te le devoir?
Un rire hystérique s'éleva dans les couloirs, et l'on sentit que les Kères repassaient non loin de l'endroit, à la recherche de quelque inexistante victime.
-Je ne te dois rien du tout, esclave! Tu es et as toujours été à ma merci la plus entière. Quand tu étais prisonnière, souviens-tu que j'étais ta geôlière, et maintenant que tu es face à la mort, je suis ton bourreau.
-Non... je t'ai toujours dominée, et tu le sais parfaitement. Alors, pour l'amour de Zeus, cesses donc ce qui ressemble à un enfantillage où je te châtierai comme j'en ai tant envie. Car si tu penses me haïr, je crois que tu ne connais pas vraiment l'ampleur de ce sentiment... la haine, Enyo, la haine c'est la destruction absolue et elle ne peut naître que de la douleur... et tu n'as jamais souffert puisque tu n'as jamais connu d'émotions, tandis que moi...
Le sous-entendu était si claire que la destructrice sentit le sang de la rage affluer à ces joues comme une vague. Ainsi, la sage, la pondérée Dikè aurait un jour éprouvé ce vil sentiment plus amplement qu'elle... cela, elle ne pourrait jamais y croire! Elle éclata d'un rire cascadant qui finit en un étrange sifflement.
-Il n'est plus question de tergiverser, et si je dois mourir, je mourrai... au nom d'Arès! hurla Enyo... Mais pas sans que tu m'accompagnes!
Brutalement, une cosmo énergie entoura la déesse de la justice dont le clignement des yeux imperceptibles n'échappa pas à sa sœur, qui devinait déjà l'issue de ce combat.
-Tu vas mourir, Dikè!
Le cri était strident, affolé, violent, et il résonna encore longtemps dans les couloirs après l'explosion qui se mit à faire trembler tous les couloirs du palais. Une lumière aveuglante jaillit contre toutes les voûtes du dédale, un frisson traversa le sol et les murs, et le bruit d'éclat résonnant se mêla à la dernière phrase qu'avait prononcé Enyo.
Narcisse se jeta par-dessus Nikè, la protégeant de son dos dans un réflexe inné à la survie, et ils se précipitèrent et se soutenant l'un l'autre à l'intérieur de la cellule où avait si longtemps reposé la prisonnière d'éternité.
C'est le silence qui les fit rouvrir leurs paupières closes pour ne pas devenir aveugles, et la peur qui les poussa à se diriger dans le couloir où seule la déesse de la justice se tenait à présent debout, plus droite et calme que jamais.
-Qu'a-t-elle fait, cette pauvre folle? murmura Dikè en secouant la tête avec fatalisme. Si seulement elle n'avait pas été empoisonnée par le mal, elle aurait pu faire une combattante remarquable au vue de son courage insensé... seulement, elle était inconsciente pour s'attaquer à une personne ayant médité sa puissance pendant des millénaires et qui gardait sa force pour le premier coup qui viendrait...
Narcisse hocha la tête avec lenteur et Nikè prit dans un geste d'affection instinctif la main de sœur.
-Maintenant, il faut que tu partes, Narcisse, mon ami, déclara soudainement la déesse de la Victoire comme avec regret, rejoins les chevaliers d'Or sur l'île voisine où Athéna les a placés et sauves ta vie car il n'est plus question que tu restes ici. Il n'existe plus sur cette île qu'une présence maléfique, celle d'Arès. Et le seul moyen de le vaincre est... non, pars, et ne commets pas l'erreur d'Orphée en te retournant!
Sur ce dernier conseil, les deux jumelles s'éloignèrent en courant vers les escaliers qui mèneraient à une écheveau de couloirs, laissant Narcisse livré à lui-même pour retrouver l'extérieur, et pour comprendre cette dernière phrase énigmatique.

Arès abattit son cosmos sur elle, alors que, du revers de la main, elle projeta son énergie contre un mur qui explosa aussitôt. Il n'y avait plus une colonne, plus une seule dalle de marbre qui ait survécu à ce combat de dieux qui empoisonnait l'air et détruisait tout sur son passage comme une Apocalypse.
Le dieu de la guerre attrapa sa sœur aux mains et, pareils à des lutteurs, ils commencèrent à se repousser, pour la énième fois, l'un et l'autre... ils n'en finiraient jamais, ils s'en rendaient compte, et si cela réjouissait le premier dont l'excitation et la puissance ne faisaient que s'accroître au fil des minutes, la seconde voyait les milliers de visages humains qui mourraient à l'instant même où elle se battait.
Leurs forces étaient égales, et ils furent projeter l'un et l'autre sur ce terrain maintenant à toit découvert, où ils tombèrent dans un fracas métallique qui brisa à moitié leur ouïe. Mais cela n'avait plus d'importance, seule la victoire comptait à présent, et ces deux carnassiers donnaient jusqu'à leur sang pour l'obtenir.
Leurs pupilles avaient disparus mais c'était pourtant leurs regards opaques qui traduisaient le mieux la haine et le dégoût qu'ils ressentaient l'un pour l'autre. On aurait dit que l'Age d'Or revivait à cet instant, et bien malin aurait été celui qui eut pu dire si cet affrontement était un du passé où celui du présent.
Arès gifla Athéna de sa main enflammée de cosmos, et le bruit fut si brutal, que son ouïe fut définitivement coupée. Sa tête alla cogner contre l'épaule de son armure, meurtrissant un peu plus sa chair, mais elle ne sentait plus rien. Elle se jeta sur Arès avec la hargne des justiciers, et le roua de son sceptre, entourée d'une éclat aussi dorée que son énergie. Il s'écroula à terre et ne prit même pas la peine de se relever pour la frapper en pleine poitrine.
La haine... elle envahissait tout ce qui les entourait, pétrifiant chacun de leurs gestes de cette sombre lumière. Leurs pensées n'arrivaient même plus à leur parvenir correctement, et ressemblaient dorénavant à des vagues brumeuses qui auraient envahis leurs esprit, comme pour les noyer. Ils étaient dans la brume la plus absolue, et seule cette lutte éperdue leur permettait de tenir debout... comprenaient-ils encore ce qu'ils faisaient? Où se laissaient-ils simplement guider par leur instinct, leur sixième sens?
Ruisselant de sang et de sueurs, le dieu de la guerre se releva, ses cheveux bruns collés à son visage. Qu'elle meurt! Qu'elle meurt! Telle était la seule phrase qui résonnait encore distinctement dans les brumes de son cerveau.
En face de lui, son opposante paraissait être dans un demi-coma qui ne l'empêchait pourtant pas de se précipiter à sa rencontre... ils courraient à présent l'un vers l'autre, et le choc provoqua une explosion d'étincelles d'or et de rouge qui annihila le peu de la pièce qu'il restait.
Qu'il meurt à la fin! hurla Athéna en elle-même alors qu'elle brandissait son sceptre en même temps qu'il élevait au-dessus de lui son épée.
Les deux armes se rencontrèrent, et pas plus que leurs maîtres, l'une ne put prendre l'avantage sur l'autre. D'un mouvement impétueux similaire, ils les jetèrent au sol et s'agrippèrent avec leurs simples doigts. Ils n'avaient besoin que de cela pour mettre à mort leur meilleur ennemi...
Le temps s'étirait, se suspendait, s'accélérait, ils n'en avaient plus la moindre conscience et n'étaient plus que deux dieux pour qui l'immortalité est un acquis. Ils avaient l'impression d'être retournés à l'état du Big Will, de cette puissance si supérieure, qu'elle terrasse tout sur son passage... même celui qui la contrôle.
Leurs sangs se mêlaient alors que leurs blessures, au fur et à mesure que les coups s'enfilaient, s'entrechoquaient... leurs kamuis ne ressemblaient plus qu'à des loques de métal dont ils se débarrassèrent comme de vulgaires chiffons. Rien ne devait les gêner dans cette lutte millénaire... rien!
Arès poussa un hurlement alors que ses doigts se resserraient sur le coup de la déesse de la guerre. D'un geste efficace et sûr, elle lui brisa la main. Un nouveau hurlement s'éleva, comme une complainte de souffrance, mais il fut cette fois-ci de la part d'Athéna, dont l'un des genoux venaient de céder sous les efforts de son adversaire. Elle tomba à terre, alors que ses cheveux mauves et poisseux de son sang se répandaient autour d'elle comme un drap de soie souillé. Pendant quelques secondes, elle resta ainsi à terre, et cela suffit à son ennemi pour se jeter sur elle, comme un prédateur fondant sur sa proie, afin de l'achever en l'égorgeant.
Ses mains se resserrèrent autour de sou cou, pénétrant cette chair diaphane dans laquelle se répercutait les battements de son cœur... maudite soit-elle... Athéna rouvrit brusquement les yeux, folle de rage, elle jeta sur lui un regard opaque, et se débattit avec brutalité... Un coup de poing, une explosion de cosmos, un flot de sang... et ils étaient à nouveau debout, face à face.
Une pensée parvint subitement à atteindre l'esprit de la déesse... ces instincts de survie se turent quelques instants pour lui permettre de revenir à la raison. Il fallait le vaincre... mais aussi, songer. Elle se laissait dominer par ses sentiments précédemment, mais il était à présent temps de se ressaisir, de retrouver au fond d'elle, en plus de sa force mythique, son intelligence sans faille. Pourtant, elle ne le pouvait pas, car il se jetait de nouveau sur elle, semblable à une épidémie de choléra dont on ne se débarrasserait jamais...
Leurs poings et leurs jambes se croisèrent, dans une attitude qui évoquait à la fois l'attaque et la défense, et leurs yeux s'entrechoquèrent alors qu'ils se foudroyaient du regard. Il ne songeait qu'à elle, depuis des siècles, il voulait la voir morte, comme il avait cru l'être alors que les ans passaient indéfiniment, le laissait prisonnier d'un sceau qu'il maudissait. La vengeance n'était que saveur, et elle apportait une puissance supérieure à tout... car le perdant humilié était toujours plus fort que le vainqueur. Un sourire carnassier se profila sur ses lèvres alors qu'il plantait ses ongles de les bras de son ennemi, le sang jaillissant presque immédiatement de cette nouvelle blessure qu'il lui infligeait.
Athéna serra ses fines lèvres, sans même prendre conscience qu'elle souffrit vraiment... tout chez elle n'était tellement que plaies qu'elle ne réalisait plus si elle était touchée par les coups d'Arès. Le dieu de la guerre devait retourner d'où il venait, c'était la seule solution envisageable, mais elle ne savait pas comment l'appliquer. Comment venir à bout de lui alors qu'ils étaient de force égale et que leur affrontement s'acheminait vers des siècles de lutte qui ne mèneraient qu'à leur explosion à tous deux?
-Prends ça! hurla Arès en lui envoyant brutalement une décharge de cosmos.
Elle mit ses mains devant elle, dans une position qu'elle savait imparable, et encaissa le coup en fermant à peine les yeux pour se protéger de la lumière.
Elle était maintenant assaillie de son cosmos, il n'en finissait plus de vouloir la noyer sous des vagues de son énergie rougeâtre, mais rien n'y faisait, elle tenait et plutôt que de casser, ne faisait que ployer à peine, détourner le principal de ces attaques, évitant ensuite le reste.
Autour d'eux, leurs puissances se propageaient, illuminaient toute l'île d'Azura, comme si le soleil lui-même était venu se poser sur le lieu maudit. Une odeur de sang et de haine paraissait remonter de la terre qui les entourait, mais leurs consciences ne s'en souciaient plus.
Athéna se figea soudainement, alors que sa mémoire se rouvrait complètement à elle, se livrant sans commis mesure à sa détentrice. Elle savait comment le vaincre... il suffisait de faire preuve de patience et d'attendre... elle n'esquissa pas de sourire victorieux et suffisant comme il l'aurait fait si il avait trouvé le moyen de la vaincre, mais se contenta de baisser imperceptiblement la tête. Elle paraissait presque humble dans cette attitude contenue, dans cette joie qu'elle ressentait pourtant à deviner le dénouement de cet écheveau de combats...
Son sixième sens était au paroxysme de son éveil, et elle devinait à présent ses trois amis courrant vers elle, chacun d'un côté de ce qui restait du temple. Elle donna une dernière pression de sa puissance, à présent sereine comme cette nature dont elle était la gardienne, devinant que d'ici quelques secondes, le destin de sa planète serait de nouveau scellé.

Nikè et Dikè poussèrent la porte qui les séparaient encore de l'endroit où se trouvait leur maîtresse. Elles sortaient enfin de ce dédale infernal et se précipitèrent dans l'immense couloir qui les guiderait vers l'achèvement de tout ceci. Elles n'osaient à présent plus qu'à peine se regarder, s'accordant toute entière à la cause qu'elles allaient défendre. Il était temps que la paix vienne se ressaisir de cette terre qu'elle avait trop longtemps abandonné.
Plus que dix pas, et elles allaient se retrouver devant le dieu de la guerre... avait-il changé? Plus que huit pas et elles reverraient le visage de celui qui les avait séparé... sauraient-elles maîtriser leur colère? Plus que quatre pas et elles prêteraient main forte à Athéna... était-elle en possession de la boîte d'Héphaïstos? Plus que deux pas... plus qu'un pas...
L'aire de bataille s'ouvrit à elle, dans toute sa destruction, mais aussi, dans toute sa force à cause de la puissance dont les ruines semblaient suinter. Elles balayèrent du regard ce paysage de chaos, et virent au bout de quelques secondes que le dieu des mers était rentré au même moment qu'elles dans cet endroit. Il avait l'air enfiévré, et pourtant toujours aussi noblement lointain.
Arès, au centre de la pièce, plus brun que son cœur de charbon et le regard plus bleu que le paradis perdu dont il rêvait, se figea. Son visage aux traits réguliers mangés par le mépris se fit soudainement plus grave. Sous le regard d'Athéna et des siens, venait-il de sentir son destin vaciller?
Il se dédia le sourire mauvais qui lui traversa le visage, et hocha lentement la tête. Était-il possible que cela se termine ainsi? Non... lui, ne s'avouerait jamais vaincu, pas même à la dernière seconde... il était possible de gagner à la condition que sa foi en lui-même ne s'effondre pas, et elle était assez solidement bâtie pour le soutenir, même face à quatre divinités. Le jeu n'en serait peut-être même que plus divertissant.
Un objet vola au travers de la pièce, et Athéna l'attrapa au vol alors que le silence régnait en maître sur les personnes présentes. Elle devina sans même le regarder l'objet qu'elle avait caché, la nuit précédente, en pensant agir à bien.
-Merci, murmura-t-elle à Poséidon, dont les paupières coupèrent les yeux dépourvus de pupilles du reste du monde.
Dikè s'approcha lentement d'Athéna et lui effleura le bras... sa déesse... combien de nuits n'en avait-elle pas rêvé? Combien de fois ne s'était-elle pas imaginée retrouvant la personne qu'elle chérissait du plus profond de son être? Elle ne savait plus...
-Ma déesse, tant de siècles loin de vous... mais rien en moi, ni de ma ferveur, ni de ma foi, n'est mort. Je suis toujours votre fidèle.
-Merci, déesse de la justice, et reprends ce qui t'appartient de droit.
D'un index assuré, Athéna lui montra le bouclier qui était à terre. Elle présenta aussi de ce même geste le sceptre qui gisait à côté avant d'ajouter :
-Nikè, appropries-toi de nouveau le cadeau que tu me fis.
Ses deux déesses saisirent l'armement dont elles avaient pourvu, dans les temps mythiques, leur maîtresse, avant de venir instinctivement se ranger derrière elle. C'était ainsi que tout devait finir, elles le sentaient, toutes trois, dans chaque fibre de leur être.
-La trinité, murmura Arès d'une voix blanche. La trinité protectrice est réunie : la Sagesse, la Justice et la Victoire.
-Dieu de la guerre, il en temps pour toi, de revenir au commencement, de retourner de là d'où tu n'aurais pas du t'échapper. Pourquoi avoir détruit mon sceau... pourquoi être sorti de cette urne où je t'avais laissée?
-Pour te vaincre, Athéna... et ce n'est pas avec tes deux comparses que tu parviendras à me maîtriser davantage que tu n'as su le faire seule. Tu ne peux plus me vaincre... le vase sacré dans lequel tu m'avais emprisonné n'est plus, car en revenant à la vie, j'ai détruit cet objet comme une simple antiquité. Cette boîte que Poséidon t'a remis ne sera jamais suffisante… même si tu l'as consacré. Et quoi que tu fasses, tu ne pourras plus jamais me tenir sous ton joug!
Son rire explosa dans la salle, en milliers d'échos, et Poséidon se retira un peu en arrière. Cet affrontement n'était plus le sien, mais celui de la déesse qu'il soutenait, et qui, dans quelques secondes, mettraient Arès à genoux d'une manière qu'il avait déjà deviné, mais qu'il n'osait qu'à moitié s'avouer.
-Tu te trompes, Arès, car la boîte que je tiens entre mes mains, m'a été délivrée par Nikè, qui la tenait elle-même d'Héphaïstos... oui, tu peux me regarder avec ces yeux-là, car tu devines sans peine pourquoi il a pris la peine de me construire pareille merveille...
Le dieu de la guerre blêmit, car si il était fou jusqu'au limité du divin, il n'était pas sot, et comprenait que les dés venaient de rouler sur la table, et qu'Athéna allait gagner la partie... non... il se trompait en disant cela, car il connaissait aussi le seul moyen nécessaire pour le vaincre. Et ce fameux moyen allait jeter sur la Trinité terrestre le plus lourd anathème dont il aurait pu rêver. Il n'avait pas fait tout cela pour rien, il le savait à présent, et c'est un sourire aux lèvres qu'il se décida à lutter jusqu'au bout... et ce, malgré la position que ces trois adversaires adoptaient.
Athena, devant ses amies, plia sa jambe gauche, la laissa glisser rapidement sur le sol, derrière elle, Nikè et Dikè se plaçaient sur les côtés, leurs mains s'ouvrant pour laisser passer l'énergie qu'elles allaient devoir décharger vers Arès.
Poséidon, jusqu'alors en retrait, serra compulsivement son trident alors qu'un souvenir, encore aussi frais que le vent qui balayait la pièce, lui revenait en mémoire... Eris... la malédiction qu'elle avait lancé presque inconsciemment alors qu'elle mourrait... et les déesses qui s'apprêtaient maintenant à recevoir le sceau des bannis. Car c'était la position de l'attaque interdite qu'elles venaient de prendre.
Le dieu des mers grinça des dents, se rappelant les paroles sages de Zeus, qui avait interdit l'usage d'une trinité pour vaincre un dieu seul... Athéna en avait ensuite fait de même avec ses propres guerriers, se conformant ainsi à la fois aux ordres de son père et à sa propre éthique qu'elle s'imposait. Et à présent, il la voyait de son regard bleuté, prête à vaincre le dieu de la guerre en piétinant ses propres règlements... mais pouvait-elle faire autrement? Avait-elle d'autre choix pour guider de nouveau les peuples de la Terre? Il savait parfaitement que non, et c'est pourquoi il ne prit pas la peine d'entre-ouvrir les lèvres pour prévenir son amie.
Elle savait mieux que quiconque ce qu'elle était en train de faire, et la gravité de son attaque l'atteignait sans doute, en même temps que ses deux éternelles comparses. C'était le cœur lourd, les mains tremblantes, les jambes vacillantes, qu'elle avait du se résoudre à se sacrifier, à devenir une déesse proscrite des siens, pour le bonheur des hommes. Était-il plus belle preuve de courage, de générosité? Poséidon hocha la tête avec toute la sagesse dont il était capable, reconnaissant en celle qui avait été à la fois son ennemie et à présent son alliée, la déesse qui méritait de gouverner cette terre qu'il lui avait si longtemps disputé.
Arès, enflamme brutalement son cosmos, s'en entourant comme on se drape d'un vêtement, cherchant peut-être à former autour de lui un bouclier de protection qui lui permettrait de survivre à la dévastation qu'il s'apprêtait à recevoir de plein fouet. Ah... pourtant, il n'avait jamais connu plus grande jubilation, plus grande apothéose : il se sentait à la fois plus orgueilleux et puissant que jamais en découvrant que l'attaque maudite était la seule permettant de le tuer, et virtuose dans son combat et de ce qui ressemblait à une victoire. Il allait mourir... non, car il était un dieu, et par conséquent immortel... et il se reverrait, lui et Athéna, pour finir ce qui avait été commencé. Mais la prochaine fois, Dikè et Nikè ne seraient pas là pour accourir auprès de leur maîtresse, car elles auraient probablement à combattre d'autres dieux de l'Olympe...
Il ne rit pas, restant magnanime jusqu'au bout, car depuis qu'il avait fait sortir des flots Azura, il était resté le dieu le plus vindicatif, le plus sanglant, le plus théâtrale de tous et ce n'était pas maintenant qu'il allait trahir son rôle de démesure...
Une lumière aveuglante et divine entoura la Trinité dont les cœurs cognaient à tout rompre et battaient au même rythme... mais que faisaient-elles? Savaient-elles vraiment qu'elles commettaient l'irréparable?
Et puis... une même déflagration d'énergie qui reproduisait le Big Will à plus faible échelle. Une même voix qui en rassemblait pourtant trois :

-Athena' s Exclamation !!!

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Cette fiction est copyright Caroline Mongas.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.