Chapitre 1


Aiors n'hésita pas une seule seconde avant de frapper à la porte des appartements de Saga, à 3 heures du matin. Il le savait insomniaque depuis de nombreuses années et il ne prenait pas beaucoup de risques. Effectivement :

" Entrez ". Dans une semi-pénombre, il aperçut le Pope derrière son bureau, en train d'étudier des colonnes de chiffres, un crayon dans une main, une calculatrice dans l'autre.
" Aiors, que veux-tu ? " Il n'avait même pas levé la tête, ayant reconnu l'aura du Lion.
" Saga, nous avons un problème…
- …Qui doit être grave, sinon tu ne serais pas là, je suppose… ". Le ton était tout sauf amical. Aiors eut un haussement d'épaule. Saga avait raison et savait qu'il ne le portait pas dans son cœur.
" Assieds-toi.
- Je préfère rester debout, si tu n'y vois pas d'inconvénient.
- Alors, parle. " Aiors resta silencieux pendant un nombre suffisant de secondes pour que le Pope daigne lui jeter un regard d'intérêt. Assuré d'avoir son attention, il dit :
" Il y a 2 semaines, nous avons eu une épidémie de grippe dans les rangs des jeunes. Rien de si important qui ne nécessitait de t'avertir. La plupart des élèves s'en sont remis, sauf 3. Depuis quelques jours, ils déclinent à vue d'œil, souffrent d'une fièvre très forte. Et quant à ceux qui n'avaient pas été atteints au début, ils présentent des symptômes inquiétants, qui ne ressemblent à rien que j'ai pu connaître. Les entraînements sont stoppés faute d'effectifs. Hormis le fait que je prévois d'évacuer sur Athènes les 3 dont l'état est grave, je m'inquiète de cette situation. Il y a quelque chose d'étrange dans la façon dont la maladie se propage…
- C'est à dire ?
- Ca ne ressemble pas à une épidémie classique et encore moins à une maladie conventionnelle. Personne du village n'a été atteint ; seuls les jeunes semblent vulnérables. J'en viens à me demander si quelqu'un ou quelque chose ne serait pas en train de chercher à saper nos forces en réduisant nos équipes futures.
- Hum… ". Saga se leva et s'approchant d'Aiors, lui demanda :
" Quand prévois-tu de les évacuer ?
- Dans moins d'une heure, pour profiter de la nuit. Il est inutile d'alerter l'ensemble du camp et puis… leur état est vraiment critique. Je crains le pire avant le matin.
- Tu as prévenu…
- le passeur et l'hôpital, oui.
- Bien. Je t'accompagne. " Stupéfait, Aiors eut un geste de dénégation :
" je ne suis pas venu pour ça ! je souhaitais simplement t'avertir de la situation pour que tu puisses prendre des mesures !
- Aiors, il est 3 heures, tout le monde dort, et je ne vais pas sonner le branle-bas de combat, alors que nous ne savons même pas ce qu'on cherche. Le plus urgent est de tâcher de sauver ce qui peut l'être encore. On ne peut pas se permettre de perdre des élèves, quand nous en avons si peu… ". Il saisit au vol une cape entièrement noire et en rabattit le capuchon sur sa tête.
" Je te suis ".

Il pénétrèrent dans un des 6 dortoirs alignés entre les falaises de calcaire, éclairées par la Lune. Une faible lueur provenait du fond de la pièce. En silence, il avancèrent côte à côte. Ils trouvèrent 2 vieilles femmes penchées au-dessus des 3 enfants, en train de leur bassiner le visage pour les rafraîchir.
Saga s'approcha pour mieux les regarder. Agés de 12 à 14 ans, ils dormaient, ou du moins, semblaient le faire. 2 d'entre eux étaient agités et murmuraient des phrases incohérentes.

" Ils délirent… ". L'enfant le plus proche de lui était une fille aux longs cheveux bruns. Les yeux fermés, elle ne bougeait pas ; son visage était exsangue et des cheveux y étaient collés par la sueur. Elle semblait presque morte.

Soudain, elle ouvrit les yeux et aperçut une immense silhouette noire à ces côtés. Elle eut un mouvement de peur, alors Saga montra son visage. Reconnaissant le Grand Pope, elle gémit et rabattant les draps, elle fit mine de se lever et de s'agenouiller :

" Seigneur… veuillez excuser ma conduite….Je vous présente mes respects…
- Non ! " il se baissa et tendit le bras vers elle pour l'aider à se recoucher. " ces cérémonies sont inutiles. Reste donc où tu es et donnes-moi plutôt ton nom.
- Je m'appelle… Elena, Seigneur. Je viens du Mexique.
- Comment te sens-tu, Elena ? " Elle eut un faible sourire :
- Un peu fatiguée, Seigneur, mais je guérirai. Je suis forte, vous savez, cela fait plusieurs années que je suis ici… ". une quinte de toux sèche l'empêcha de poursuivre.
" Vu son état, j'en doute fort… ". Saga regarda les 2 garçons qui n'avaient pas conscience de leur présence et se tourna vers Aiors :
" Pourquoi n'es-tu pas venu m'en parler plus tôt ? ! ". La froideur et la hauteur qu'il y avait dans la voix de Saga interdisaient, même à Aiors, la moindre répartie autre que celle consistant en de plates excuses. Ce qu'il fit tête baissée et d'une voix morne.

Le Pope lui tourna le dos et conversa avec les femmes qui s'occupaient des enfants. Aiors leva les yeux pour observer la scène. Il n'en revenait toujours pas.

" Jamais je n'ai vu Saga ainsi ! Il a parlé à cette fille avec tellement de douceur… Qu'est ce qu'il lui arrive ? Ce n'est pas l'homme que je connais ! Non, pourtant, c'est bien Saga… Bah, il doit certainement penser que montrer un peu de gentillesse devant les gens du village lui attirera de la sympathie. Ca ne m'étonnerait pas de lui… ". Il redressa les épaules et le regarda avec un sourire ironique. Saga était peut être un excellent Pope mais il resterait toujours un homme cruel et pourri par l'ambition.

La porte derrière eux s'ouvrit brutalement et ils sentirent un courant d'air souffler lorsqu'une silhouette passa en courant et se jeta sur le lit d'Elena :

" Elena, Elena ! ! Tu m'entends ? S'il te plaît, dis-moi quelque chose, parle-moi ! ! ". Un jeune garçon d'une quinzaine d'années avait pris la fille par les épaules et la secouait avec violence. Saga le saisit par le col et le souleva au-dessus du sol :
" Et tu es qui, toi ? ". Le garçon se débattit dans tous les sens :
" Lâchez-moi ! ! Je vous dis de me lâcher ! !
- Arrête, Ethan, tu ne vois pas donc pas à qui tu t'adresses ? ". Elena s'était dressée dans son lit, les yeux épouvantés. Il cessa de se débattre pour dévisager l'homme qui le tenait dans cette position si inconfortable. Il reconnut son Pope. Il eut une seconde d'hésitation et recommença à se débattre comme un beau diable :
" Et alors ? ! Je veux qu'il me lâche !
- Comme tu voudras " et Saga le laissa choir du haut de ses 2 mètres. Ethan se releva en se frottant les reins et avisa Aiors qui le regardait d'un air féroce. Il se redressa cependant d'un air de défi et apostropha les 2 hommes :
- " C'est Elena que je veux voir ! Laissez-moi passer, je n'ai pas peur de vous ! ". Une lueur d'amusement parut dans le regard de Saga " En voilà un qui promet ! ". Aiors, qui avait capté l'exclamation mentale du Pope lui répondit de la même façon : " Tu n'as pas idée… ".

A cet instant, la porte s'ouvrit de nouveau et un garde passa la tête :

" Mes seigneurs, le bateau et son passeur sont là.
- Très bien, dis-lui que nous arrivons. ". Aiors s'approcha des garçons et en prit un sur chacune de ses épaules. Il dit aux vieilles femmes :
" J'emmène d'abord ces deux-là, je reviens chercher la fille.
- C'est inutile ". Saga l'avait déjà prise dans ses bras et se dirigeait vers la porte.
- Mais enfin… je peux me débrouiller…
- je t'ai dit que je venais. ". Il était déjà dehors.
" Et moi alors ! je viens aussi avec vous ! " Ethan barrait le passage à Aiors. Ce dernier, perdant patience, prit une inspiration et ferma les yeux. Un éclair aveuglant et une fraction de seconde plus tard, le jeune garçon avait percuté le mur du fond et s'écroulait sous le choc.
" Tu ne viens pas. Et cesse de crier, tu vas finir par ameuter tout le camp et provoquer la panique ! Reste ici, et aide les femmes et tes camarades à s'occuper des autres malades.
- Non, je refuse ! je ne laisserai par Elena seule !
- Ca suffit ! ". Aiors lui assena un second coup et il tomba, évanoui. " Allons-y ".

Dans l'obscurité la plus complète, Saga et Aiors, chargés des enfants, dévalèrent les falaises jusqu'au ponton où le bateau les attendait. Escortés par 2 gardes, ils sautèrent dans l'embarcation et tendirent leurs fardeaux au passeur qui les allongea sur le pont. Il alluma les moteurs, et mit le cap vers le banc de brume au large. A peine le bateau avait-il commencé à s'éloigner du rivage qu'une masse sombre atterrit lourdement entre Saga et Aiors.

" Ethan ! ! ". Il les défia du regard :
" Et maintenant, vous allez me jeter par dessus bord ? ". Menaçant, Aiors s'approcha de lui :
" Espèce de jeune imbécile ! je vais t'apprendre le respect moi !…
- Laisse tomber, Aiors… Il est là maintenant. Il n'a qu'à nous accompagner… " Saga avait le regard fixé sur l'horizon qui blanchissait peu à peu.
- " …Par contre, jeune Ethan, à ton retour, n'espère pas échapper à la correction que tu mérites pour avoir manqué ainsi de respect vis à vis de ton Maître d'Armes et de ton Pope. D'ailleurs, je te corrigerai moi-même ". Ethan eut un frisson mal réprimé. La réputation du Pope n'était plus à faire en ce qui concernait sa puissance et sa dureté. Tous ses camarades disaient à voix basse qu'il était l'homme le plus terrible du Sanctuaire. Il allait sûrement passer un très mauvais quart d'heure !

30 minutes plus tard, ils accostèrent au port de plaisance d'Athènes. le jour n'était pas encore levé à proprement dit, mais une lueur blafarde éclairait les rues désertes. Deux ambulances les attendaient.
Tantôt, ils furent enfin au service des urgences, qui prirent en charge les 3 enfants.

Momentanément déchargés, ils se laissèrent tomber tous deux sur les fauteuils de la salle générale d'attente. Saga s'étira puis, tournant la tête à droite et à gauche, il demanda à Aiors :

" Où est passé le jeune excité ?
- Oh, je l'ai vu suivre les brancardiers. J'imagine qu'il doit traîner dans les jambes des médecins à l'heure qu'il est… ". Saga se leva et se dirigea vers le distributeur de café :
" Tu en veux un ?
- Non, merci ".

Il sirota en silence son café puis sortit une cigarette. Il s'approcha de la fenêtre.

" Je ne comprends vraiment pas ce que tu fais là, Saga.
- Tu dois certainement te dire que j'ai mieux à faire que de me préoccuper de 3 de tes élèves dont je me fiche complètement, c'est ça ?
- Tu as deviné.
- Tu me considère donc comme un tel monstre ?
- Mais tu ES un monstre. ".

" Voilà, je l'ai dit maintenant ". Aiors remua sur son siège, un peu mal à l'aise quand même par le silence lourd qui s'était installé suite à sa déclaration. Saga n'avait pas bougé et continuait à fumer. Il reprit :
" Sans doute penses-tu à ton frère en ce moment, en disant cela…
- Il n'y a pas que mon frère, Saga. Il y a Shion, mais aussi Kanon…. " le visage de Saga se crispa une seconde puis reprit son impassibilité habituelle.
- Tu ne comprends pas de quoi tu parles.
- Je n'en ai pas besoin ! Je sais que tu as tué Shion, que tu as exilé ton propre frère et que tu as défiguré le mien, et ça me suffit ! ! Alors tu comprendras que ta présence ici est pour moi … une obscénité. Tu n'as rien à faire auprès de ces enfants. J'essaye de leur inculquer des notions d'honneur et d'honnêteté. Je ne veux pas voir ta perversion saper mes efforts… ". Aiors fixa le bout de ses chaussures devant lui :
" Tu devrais retourner au Sanctuaire, maintenant. C'est très aimable à toi d'être venu mais je peux gérer le problème.
- Je n'ai pas d'ordre à recevoir de toi ". La voix de Saga avait claqué et malgré lui, Aiors baissa la tête. Du coin de l'œil, il vit la main de Saga écraser son mégot dans le cendrier à côté de lui puis ses pieds se diriger vers un fauteuil à l'autre bout de la salle.

Une longue attente commença. Le début de la journée vit défiler un nombre incalculable de personnes dans la salle d'attente : des médecins, des infirmières, des patients… Les 2 hommes ne bougèrent pas. Saga reprit 3 cafés, tandis qu'Aiors feuilletait les journaux qui traînaient sur les tables. Il ne s'adressaient pas la parole.
Saga observait le mouvement incessant autour d'eux. Petit à petit, comme hypnotisé, il se laissa aller à fermer les yeux. Mais il ne dormait pas : il repensait à toutes les fois où il s'était retrouvé dans cet hôpital, depuis sa naissance.
Cet établissement avait vu défiler tous les membres du Sanctuaire, au moins une fois. Ce n'était que fractures, organes vitaux blessés, cerveaux malades. Lui-même y avait fait de fréquents séjours, notamment au cours de son entraînement. Son grand-père était loin d'être un tendre… Malgré lui, lui revint ce jour où son frère et lui avaient été emmenés ici par Shion, au chevet de leurs parents mourants.
Son père, sa mère, les Antinaïkos… Un pli amer se forma au coin de ses lèvres. Kanon et lui étaient les derniers descendants directs de cette famille tentaculaire et toute puissante. A la mort de leurs parents, ils avaient hérité tous deux d'une fortune colossale et ainsi que l'avaient fait leur père, grand-père et tous leurs aïeux, il utilisait la plus grande part de cet argent pour assurer le bon fonctionnement du Sanctuaire…ainsi que celui de l'hôpital d'Athènes.
Ils avaient 13 ans, lorsque leurs parents avaient été victimes d'une embuscade. Malgré leurs forces, ils n'avaient pas pu résister à la pression du nombre. Il se rappela les dernières paroles de son père :

" Mes fils, portez toujours fièrement le nom des Antinaïkos. Soyez puissants, soyez forts et surtout, soyez justes. Vous êtes ceux que nous attendions tous. Rien ne pourra jamais résister à l'union de vos forces. Tenez… ". Leur père leur avait alors tendu les 2 chevalières, insignes de leur appartenance à la famille. Puis, son frère et lui avaient quittés l'hôpital pour ne plus jamais le revoir.

Les choses avaient commencé à sérieusement se dégrader à partir de ce moment-là. Saga était l'aîné. De quelques minutes seulement, soit, mais l'aîné tout de même. A l'image de son père, il débordait d'ambition. Il ne considéra alors plus Kanon comme son frère, mais seulement comme un obstacle à l'accession au pouvoir. En effet, la tradition aurait voulu qu'ils partagent la direction du Sanctuaire ; or, Saga n'avait jamais eu l'intention de partager.

En se rappelant cette période noire, Saga était parfaitement conscient de sa folie de l'époque. La schizophrénie dont il avait souffert s'était manifestée par cette haine de son frère et de tous ceux qui se mettaient en travers de son chemin. La maladie avait totalement occulté le vrai Saga, celui qui avait prêté serment lorsqu'il était devenu chevalier, celui qui avait promis à son père de toujours veiller sur son frère… Cependant, il était déjà extrêmement puissant et faisait partie des 12. Personne n'avait osé se mesurer à lui. Peut être aurait-il mieux valu….Shion s'était rendu compte de sa folie. Lorsqu'il avait senti la mort approcher, il avait préféré désigner Aioros plutôt que Saga pour le remplacer à la tête du Sanctuaire.

La folie de Saga n'avait alors plus connu de limites. Il avait assassiné Shion, et pourchassé Aioros jusque dans les coins les plus reculés de la planète. Entre temps, il avait pris la place du Pope et exilé Kanon. Ce dernier s'était opposé à son frère, non pas par souci du bien général, mais pour défendre également ses propres intérêts. Ils étaient jumeaux, ils avaient une ambition identique mais il n'y avait pas assez de place pour 2.

Un vacarme près de la porte d'entrée le tira de sa léthargie. Il ouvrit les yeux, pour voir un lit sur roulettes poussé à une vitesse folle par une équipe médicale et traversant la salle où ils se trouvaient. Au vu de la forme sous le drap, il s'agissait vraisemblablement d'une femme enceinte sur le point d'accoucher. Machinalement, il se tourna vers Aiors ; il fut frappé par l'air de détresse qui déformait son visage devant la scène. Alors, il se souvint. Il eut un geste vers son compagnon mais, se mordant les lèvres, il se rassit dans son fauteuil. Il savait qu'il n'était pas en position de montrer une quelconque forme de compassion et que dans tous les cas, son geste serait mal interprété. Il eut un soupir. Malgré lui, il se rappela le jour où Marine était morte dans ce même hôpital en mettant au monde l'enfant d'Aiors, enfant qui n'avait d'ailleurs pas survécu. Déjà 10 ans…. A l'époque, trop occupé à satisfaire sa soif de pouvoir et dépourvu de tout sentiment d'humanité, il ne s'était pas déplacé pour la cérémonie et n'avait même pas daigné respecter la coutume du Sanctuaire qui voulait que tous les conflits soient suspendus et qu'un gâteau soit offert et partagé avec la personne affligée par le deuil. Alors, entre l'état dans lequel Aioros avait été mis par ses soins et la façon dont il s'était comporté lors du décès de Marine, il n'était pas étonnant qu'Aiors le considère comme un monstre. Après tout, c'était une bonne définition. D'un geste nerveux, il fouilla dans ses poches, pour retrouver son briquet et allumer une cigarette, sous l'œil réprobateur du médecin en charge des enfants qui venait de surgir devant eux.

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