Chapitre 17 : Douleur mortuaire


En cette ère de doutes les combats se succèdent. De rudes batailles sont aujourd'hui menées, en ce jour comme hier d'ailleurs. Depuis qu'ils ont revêtu leurs armures sacrées le destin de nombreux adolescents s'est vu à jamais bouleversé, oscillant entre douleurs, guerres et mort… Néanmoins s'ils avaient l'opportunité de refaire leur vie, il n'est pas dit qu'ils en changeraient. Certes ils ont vécu très jeunes ce que d'autres ne vivront jamais ; toutefois, si cela est vrai dans ses aspects négatifs, la contrepartie demeure indéniable. Ils officient sous la bannière de la représentation d'un idéal humain, une déesse antique symbole d'amour. Plus encore, elle incarne toutes les valeurs sacrées propres à une Humanité parfaite : vertu, justice, sagesse, et toutes ces forces qu'elle met au service du bien pour enrayer les pires maux. Elle est l'ultime barrière se dressant sur la route des forces maléfiques, elle est l'inspiratrice du courage de ses guerriers : les Chevaliers d'Athéna !

Mais la déesse est tombée en disgrâce, happée par un funeste destin qui la conduisit vers l'irrémédiable : la damnation ! C'est ainsi que la muse de combattants oeuvrant pour le bien de l'Humanité se vit disparaître pour leur offrir une vie meilleure. C'était sans compter sur le mal qui dispose d'illimitées ressources…

Après concertation les Chevaliers divins ainsi que leurs pairs de bronze se sont vus envoyés en un monde sur lequel règne Rhéa, la gardienne du sommeil des dieux. Chacun devra réussir une ou plusieurs épreuves selon l'antique modèle des douze travaux d'Héraclès. Ils ont sept jours pour y parvenir. Si l'un d'eux faillit à sa tâche, le destin d'Athéna sera définitivement scellé : elle restera captive de son sceau pour les siècles à venir. Simultanément tous sont alors envoyés aux quatre coins d'un monde chimérique, oscillant entre rêve et réalité, présent et antique passé… Et c'est en cet univers irréel et pourtant si concret que nous pouvons retrouver chacun de nos Chevaliers.

Rhéa, spectatrice, tout autant que juge des épreuves, est en cet instant attirée vers l'un de nos valeureux combattants. En effet, ses sens divins à travers la perception de ce monde qui est sien l'ont attirés à lui : sa douleur est infinie, tellement vive que l'archaïque divinité se sent contrainte de mettre en veille ses capacités empathiques. Se concentrant pour observer l'être déchiré, elle constate bien vite qu'il s'agit d'un Chevalier de bronze, le plus imposant d'ailleurs. Il porte quelques plaies sérieuses, preuve en est ce trou béant à hauteur de l'appendice, mais sa blessure majeure est bien plus profonde… Dans ses bras de colosse il porte le corps inerte de son frère, fraîchement décédé.

En effet, Ban, Chevalier du Lionnet, après un âpre combat mené face à Nemos, le cruel Chevalier noir du Lion, a vaincu. Mais sa bataille fut bien trop violente pour qu'il puisse y survivre. Ainsi, après avoir achevé son ennemi, il tomba au sol, heureux d'avoir accompli sa tâche et honoré son devoir. Quant à Geki, le Chevalier de la Grande Ourse, il était moralement terrassé…

Ses larmes, intarissables, glissaient sans cesse sur son visage sévère. Il ne savait plus que faire, ne sachant même où il en était. Il se refusait à enterrer son ami, espérant contre toutes attentes un miracle, un miracle qui jamais ne viendra… Cela faisait maintenant plus d'une heure qu'il avait posé son ami au sol, plus d'une heure qu'il l'observait et attendait, attendait quelque chose dont lui-même ne connaissait l'exacte nature. Mais rien ne se passait. Ban blêmissait à vue d'œil, même après la mort : son sang continuait de s'épancher au sol par les innombrables plaies qui parsemaient son corps, abreuvant ainsi le sol infertile de l'île maudite de la Reine morte. Tout semblait s'être arrêté pour le survivant, il n'avait plus d'espoir, terrassé par une indolente douleur dont il n'aurait pu soupçonner l'intensité : à côté les tortures de Nemos lui semblaient presque caresses. Le courage aussi avait quitté son âme, accompagnant probablement celle de son ami en son ultime voyage…

Rien ne serait plus jamais comme avant… Les larmes enfin se tarirent, le Saint demeura dès lors prostré devant la dépouille de son compagnon. Il demeurait en état de choc, perdu moralement, de légers spasmes secouant son corps bouleversé.

Mais la douleur n'empêche l'adversité et, lorsque l'on croit atteindre le fond de l'abysse, rien ne nous dit que les sombres profondeurs ne recèlent pas de pires maux encore… Et justement, une ombre imposante vint soudain recouvrir les corps des deux Chevaliers. Un coup d'une puissance phénoménale vint s'abattre sur Geki : ce dernier l'encaissa sans mot dire. Il saignait abondamment au niveau de l'épaulette, brisée par l'impact… pourtant son apathie demeurait encore. On raconte parfois que l'âme se sépare du corps pour atteindre l'empyrée et suivre le cortège des dieux, on eut pu croire que la situation se voulait semblable : aucune réaction ne se fit entrevoir de la part de l'émissaire d'Athéna dont l'esprit devait errer en d'autres sphères.

La voix grave de l'agresseur s'éleva alors en une implacable sentence.

- Déshonneur sur toi pseudo-guerrier ! Perdre un être cher est certes douloureux mais honorer sa mémoire est tâche bien plus ardue que de laisser libre cours à sa peine. Alors si tu n'honores pas la mémoire de ton ami je l'honorerai moi-même en mettant fin à ta misérable existence. Ainsi vous traverserez le Styx ensemble et il n'aura pas à avoir honte de ton comportement..

L'endeuillé ne réagit pourtant pas. C'est en un mélange de colère et de frustration que le nouveau venu souleva Geki à bras le corps et, le regardant droit dans les yeux, lui administra une magistrale paire de gifles.

- Aussi puissant de corps et pourtant si faible d'esprit. Quel gâchis ! Je me demande bien comment tu as pu entrer dans les bonnes grâces de la chevalerie d'Athéna. Mais désormais ta vie m'appartient !

Un éclat de vivacité se lut alors dans le regard perdu de l'Ursa Major Saint. D'un léger mouvement de balancier il se dégagea de l'étreinte de son oppresseur avant de poser genou au sol, une larme perlant au coin de son œil, scintillante tandis qu'indolente elle glissa au sol. Relevant dignement la tête il fixa son adversaire droit dans les yeux, en vue de mieux jauger à qui il avait à faire.

En face de lui se tenait un homme de la mi-vingtaine, à la carrure impressionnante, tout aussi imposante et colossale que celle d'Aldébaran. Néanmoins, corpulence mise à part, rien en lui ne rappelait le Brésilien. Il était torse nu et laissait saillir ses muscles parfaitement dessinés, évidente preuve d'innombrables heures d'entraînement. Autour de son cou un pendentif, cercle rehaussé de deux protubérances, était légèrement recouvert par sa chevelure. Ses cheveux justement, blonds cendrés, retombaient en boucles à hauteur des épaules et encadraient un visage viril et basané dont le nez parfaitement droit laissait soupçonner quelque origine méditerranéenne, très probablement italienne. Ses yeux abscons et ténébreux, bordés de cils très prononcés, lui conféraient un aspect plus que mystérieux. De même l'aura sombre s'étendant tout autour de sa silhouette semblait receler en sa teinte pourpre quelque étrangeté quant à sa nature profonde…

Maintenant qu'il avait pu clairement observer son adversaire il lui sembla reconnaître celui qui l'avait accueilli lors de son arrivée sur l'île.

- Je me souviens… C'est donc toi qui m'as livré à Nemos.
- Quelle perspicacité ! Ainsi as-tu retrouvé l'usage de la parole : c'est bien.

Ces dernières paroles furent accueillies d'un regard noir jeté avec une haine intense. Geki en effet n'en était plus aux formules d'usage et réfrénait fortement son envie de lui faire clore son maudit clapet. Nonobstant quoi il se leva et, s'approchant de son vis-à-vis, lui dit en ces rudes termes :

- Je ne suis pas d'humeur à jouer. Alors soit tu me dis ce que tu veux soit tu t'en vas. Dans tous les cas abrège !

Haussant les épaules et regardant le ciel en une moue moqueuse, celui à qui étaient adressées ces amères paroles énonça ainsi :

- Enfin ! Il reprend du poil de la bête.

Un cosmos bleu nuit apparut alors derrière Geki qui, profondément énervé, se précipita violemment sur son opposant et le percuta au visage de son poing fermé. Ce dernier ne bougea pas et, dédaigneusement, observa le Chevalier. Lui attrapant alors le poignet il lui fit une clé de bras. Maintenant qu'il l'avait à sa merci il lui souffla à l'oreille :

- J'espère que ça t'aura fait du bien, que ça t'aura un peu permis de te libérer de ta douleur !
- Pfff, que sais-tu de la douleur de perdre un être cher, toi, un renégat au service de Nemos ?!! Tes mains doivent être souillées du même sang que les siennes alors ne me donne pas de leçon !
- Hé ! laissa-t-il échapper en une vexation profonde teintée d'ironie. Premièrement je n'ai jamais été à la solde de Nemos tu m'entends. Et ensuite, sache que si effectivement j'ai du sang sur les mains, il n'est ni plus ni moins abondant que celui qu'ont les Chevaliers d'Athéna sur les leurs !
- Tu ne sais pas de quoi tu parles…
- Peut-être. Mais toi sais-tu seulement à qui tu parles ?
- Peu m'importe puisque tu vas disparaître, d'un moyen ou d'un autre.

Le déliant de son étreinte pour le jeter au sol l'homme brutal écarta alors les bras et, sur un ton désabusé, hurla à qui voulait l'entendre :

- Par tous les dieux ! Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre ! Quel présomptueux !

Puis, regardant à nouveau Geki, il lui asséna alors :

- Je suis Ox et autant te prévenir tout de suite, je suis un Chevalier noir, le Chevalier noir du Taureau pour être plus précis.
- Ainsi donc ne m'étais-je pas trompé…
- La raison de ma présence ici est simple : je dois te tuer. Non pas que cela soit un plaisir pour moi, mais en tant que membre du conseil des trois, ordre souverain régissant cette île, je me dois de venger la mort de mon compagnon, également l'un des suprêmes.
- Et je suis sûr que tu t'en chargeras avec un infini plaisir n'est-ce pas ? l'invectiva plein de fiel le Bronze Saint.
- Libre à toi de me croire ou pas, mais tu te méprends à mon égard : je suis bien différent de Nemos qui, entre nous, ne me plaisait pas plus qu'à toi je pense. Toutefois il y a des règles qui sont immuables, ici comme ailleurs. La grande majorité des Chevaliers noirs ne sont peut-être que d'écervelées brutes épaisses mais nous n'en avons pas moins un code d'honneur.
- Encore faudrait-il savoir ce qu'est l'honneur.
- Très drôle va ! Bon passons aux choses sérieuses maintenant. Je ne te ferai pas souffrir rassures-toi : ta mort sera prompte et sans douleur.

Ox intensifia alors sa cosmoénergie, cette dernière étant d'une obscurité feinte, comme si, dissimulées derrière la couleur pourpre, des milliers d'étoiles cristallines tentaient de percer la voûte obscure. Une armure crépusculaire traversa soudain le ciel et, en un tintement métallique, quitta sa forme première pour venir recouvrir le corps du guerrier, telle une seconde peau. La ressemblance avec l'armure du Taureau n'était pourtant pas frappante.

Certes la protection lui recouvrait l'ensemble du physique, mais elle n'était pas aussi massive que l'originale faite d'or. Pour avoir passé ces derniers mois avec Aldébaran Geki savait bien que la Taurus Cloth était bien plus agressive au niveau des articulations, l'armure noire n'ayant pas de pics aux épaulettes ainsi qu'aux coudes et aux genoux. De même n'étaient pas présents les abdominaux finement sculptés sur l'originale, tout comme le casque radicalement différent du véritable. En effet, là où le gardien de la deuxième maison portait un heaume corné, celui d'Ox ne faisait figure que de simple tiare, la représentation faciale du taureau étant incrustée à même le plastron. Dès lors il ne faisait plus aucun doute pour le Chevalier de bronze que si effectivement l'armure noire de son opposant représentait un taureau, il ne devait pas être reflet du taureau d'or.

Les paroles d'Ox, clairement discernables, s'échappèrent nettes et brutales du bruit venteux des cosmos sublimés.

Omnem crede diem tibi diluxisse supremum.
Grata superveniet, quæ non sperabitur hora.

Du latin…

" Dis-toi que chaque jour qui luit est pour toi le jour suprême ; tu recevras avec reconnaissance l'heure que tu n'espérais plus. "

- Tu désirais tant savoir quand la douleur cesserait…

Son cosmos s'impulsa hors de son corps, se déchirant et se divisant, tournoyant en milliers de filaments épars autour de Geki qui n'esquissait le moindre mouvement. Il se sentait comme hypnotisé, d'autant plus que la noirceur de l'aura ennemie s'emmêlant tout autour de lui laissait entrevoir derrière Ox une immensité cotonneuse scintillante de milles éclats. Mais des paroles résonnèrent soudain en son esprit, des mots qui ravivèrent sa flamme :

" Ma vie ne m'appartient plus. Elle ne m'a jamais appartenu en fait. Ils ont accepté leur destin bien avant nous et c'est probablement ça qui les a aidés à vaincre. Notre cause n'est pas personnelle. En ce jour maudit d'Athéna nous nous battons pour un idéal altruiste, en ne pensant plus à nous, mais aux autres. Ne prends plus ça comme une faiblesse, là est notre force ! "

Et il avait raison ! Ban avait su faire preuve d'une inaltérable vaillance au combat, repoussant les limites mortelles pour venir à bout de son ennemi. Ox l'avait averti qu'il n'utiliserait qu'un seul et unique assaut qui s'avérerait fatal. C'est ainsi que, discernant clairement qu'il se trouvait en situation extrême, Geki puisa au plus profond de ses ressources pour y trouver les forces nécessaires à un ultime arcane. Sa technique n'était pas encore tout à fait au point mais s'il avait foi il y arriverait, il le fallait.

La voix du Chevalier noir du Taureau s'éleva alors, implacable sentence, alors que son sombre cosmos resserrait son étreinte autour du japonais.

- … l'heure est venue ! Kill the pain !!

Au même instant un jeune adolescent à la chevelure noire, priant pour son salut et désirant honorer son frère d'armes, murmura lentement :

- Que les crocs du Grizzli te dévorent ! Grizzly fangs !!!

Le mal ténébreux expulsé par Ox venait d'empêtrer Geki en une étrangère réminiscence…

Un retour brutal vers le passé, aussi brutal que l'impact qu'il venait d'encaisser, dignement. L'astre de la mort luisait pour la troisième fois en ce jour, un jour de deuil. Pourtant s'il sentait le vide le gagner de l'intérieur, il s'en allait le sourire aux lèvres. Il y avait longtemps déjà qu'on l'avait dépossédé de son existence, cette dernière s'étant achevée avec la disparition de cette créature divine objet d'un inconcevable amour. Trois ans, trois longues années écoulées depuis ce drame terrible qui avait à jamais scellé sa destinée…

Du sang coulait à la commissure de ses lèvres, sa cage thoracique avait été broyée, son cœur brisé. Mais cela faisait déjà si longtemps pour son cœur… Le temps du bilan final était maintenant arrivé et bien malgré lui son âme s'échappait de son corps en passant par l'antichambre de son passé.

Une luxueuse villa digne des plus riches hommes de se monde tranchait froidement avec le reste du paysage, rase campagne sauvage avec, en contrebas, une plage de sable fin. Nous étions en Crète, île au large de la Grèce. Une femme à la fraîcheur adolescente était allongée sur une transat, lunettes de soleil sur le nez, boisson fraîche dans la main, le corps enduit de crème solaire. Nonchalamment elle passait sa main délicate le long de sa chevelure lorsqu'un homme arriva de la résidence et s'arrêta pour la contempler, tendrement, pendant de longues minutes. Elle ne semblait pas l'avoir remarqué, voilà pourquoi il profita du spectacle qui s'offrait à lui. La jeune femme n'avait que vingt-quatre ans et pourtant sur ses épaules pesaient déjà de lourdes responsabilités. En effet, Pasiphaé, car tel était son nom, était la digne épouse de Simon Sententia, riche industriel en pharmaceutique, sixième fortune mondiale.

Une brise d'air iodé vint soudain rompre l'harmonie du moment, soulevant des particules de sable qui firent grimacer la créature plantureuse. C'est là qu'elle l'aperçut.

- Alors Ox, que fais-tu là derrière moi ? lui demanda-t-elle, enlevant ses lunettes noires et relâchant en un geste sensuel ses cheveux jusque là liés.

Le sourire qu'elle lui adressa eut sur lui l'effet escompté : ses joues s'empourprèrent et il ne sut que faire, que dire. Elle décida alors de prendre les choses en main, rajoutant malicieusement :

- Suis-je sotte ! Après tout telle est la fonction d'un garde du corps : veiller à toujours être proche de son employeur.
- Certes Madame, lui répondit-il en baissant le regard.

Lentement elle s'approcha de lui puis, délicatement, posa ses mains sur la sienne. Le fixant droit dans les yeux elle lui demanda alors de sa voix cristalline :

- Veux-tu bien ne plus m'appeler Madame s'il te plaît, tu sais que pour toi je suis et resterai Pasiphaé. Voilà maintenant deux ans que tu es prêt de moi et pourtant tu demeures encore si mystérieux. Pourquoi être si distant avec moi ?… Pourquoi ?

Son index passait sur les joues pivoines du colosse qui la dominait de sa haute stature.

- C'est que…. Pasiphaé….
- Je pensai qu'entre amis nous pouvions tout nous dire. Simon n'est presque jamais là, tu es le seul qui ne m'ait jamais abandonnée.
- Il vous aime et vous le savez. C'est son travail qui l'oblige à continuellement parcourir le monde.

Un fin voile opaque vint recouvrir les pupilles violines de la jeune femme, marée de tristesse remontant des tréfonds de son cœur.

- C'est juste que… Je me sens seule tu sais. Plus le temps passe et plus je le sens loin. J'aimerai tant qu'il soit comme toi, aussi attentionné.

Une larme de nacre échut au sol lorsqu'elle resserra son étreinte autour d'Ox, totalement décontenancé. Ainsi éclata-t-elle en sanglot tandis que le grand blond l'attira tout contre elle, tentant de remédier à cet impromptu chagrin qui l'avait si soudainement submergée.

- Ne vous inquiétez pas, je serai toujours là, à vos côtés… furent les seuls mots qui s'échappèrent de ses lèvres.

Ainsi scella-t-il par ses paroles leur destin à tous deux.

Et le rêve se poursuivit, furtives images de deux corps enlacés laissant libre cours à leur secrète idylle. Tant de moments dérobés emprunts d'une crainte d'être découverts, le tout uni à ce sentiment d'amour véritable, sincère et profond. Chacun profitait des moments près de l'autre, sachant pertinemment qu'un jour où l'autre il faudrait y mettre un terme, d'une manière ou d'une autre…

L'automne peu à peu gagnait en ampleur, la température chutant quelque peu et la campagne prenant petit à petit des teintes ocres-brunes. En début d'après-midi Pasiphaé prit la décision d'aller se promener, comme elle aimait souvent le faire après le déjeuner. Etrangement aujourd'hui elle était seule, sans escorte. Elle scruta les alentours : la joie qui se lisait depuis quelques mois sur son visage semblait avoir disparut en même temps que l'été. Longeant la route en direction d'un petit bois où elle avait pris l'habitude d'aller se détendre aux bords d'un ruisseau, elle s'arrêta soudain, hélée par une voix familière.

- Pasiphaé ! Attends-moi !

Se retournant en sa direction elle lui adressa un sourire triste, mais il était trop loin pour le remarquer. Arrivant à sa hauteur il lui prit la main et y posa ses lèvres.

- Permettez que je vous accompagne, vos domestiques craignent pour votre sécurité.
- Mes domestiques ou toi ? plaisanta-t-elle.
- Toujours aussi méfiante à c'que j'vois.
- Que veux-tu, déformation professionnelle… lui rétorqua-elle avec malice.

Après une bonne quinzaine de minutes de marche à parler de tout et de rien, ils arrivèrent enfin à l'endroit désiré, à savoir un torrent fluet sous une voûte sylvestre. Là la fraîcheur était agréable et c'est sur un parterre de mousse végétale, à même un plat rocher, que tous deux paisiblement s'allongèrent. Le silence, lourd, pesant, s'installa bien vite. Il semblait à Ox que sa douce amante feintait depuis quelques jours la joie de vivre. Et, comme mus par une pensée commune, tous deux prirent simultanément la parole :

- Ecoute, je…

Pasiphaé se tut et observa tristement son gardien, comme elle se plaisait à l'appeler. Il reprit alors, la laissant cette fois dans le silence :

- Je tenais à m'excuser. Je sais qu'à présent le mal est fait, mais nous deux… c'est impossible. Le rêve est trop beau et il nous faut cesser, sinon plus dure sera le retour à la réalité.

Lui disant cela il vit ses yeux s'embuer et ne put s'empêcher de l'enlacer.

- Ox ?
- Je sais, je suis désolé…
- Je suis enceinte…

Le grand blond se sentit dès lors proie à une complète hébétude. Ne sachant que dire ni que faire il se contenta de relâcher son étreinte. Soudain, son cœur ayant prit le pas sur sa raison, il se releva, souleva sa compagne et l'embrassa tendrement.

- C'est merveilleux mon amour !
- Je sais, moi-même suis si heureuse. Malheureusement tu sais…

Il posa son index sur ses lèvres et lui murmura alors :

- Chut, ne t'en fais pas. Nous nous enfuirons ensemble, jusqu'au bout du monde s'il le faut.
- Peu m'importe le lieu si je suis avec toi.
- Et nous formerons une vraie famille tu entends. Je serai là pour toi, ma Pasiphaé !

Sur quoi la liesse les emporta en une douce et harmonieuse union…

Mais l'insouciance amoureuse révèle bien vite ses limites et vint le jour funeste où les responsabilités les rattrapèrent tous deux.

Ce jour là Pasiphaé venait de sortir d'une réunion d'affaires avec les quelques promoteurs de l'île. Elle n'aimait guère toutes ces tâches mais elle s'en accommodait et s'avérait efficace dans chacune de ses entreprises. Quittant la ville d'Iraklion à l'arrière de sa sombre limousine aux vitres teintées, elle se félicitait d'avoir su imposer ses décisions à tous ces hommes qui ne voyaient en elle que " la femme de Simon Sententia ". Pourtant au fond, malgré leurs allures frustes et leurs manières machistes typiquement méditerranéennes, elle savait qu'ils n'avaient pas tort. Poussant un léger soupir de soulagement, heureuse que l'entrevue soit désormais passée, elle posa ses deux mains sur son ventre, béate. Détournant son regard vers la droite elle croisa le regard d'Ox qui semblait plus que soucieux.

- Ca ne va pas ?
- Si si, ne t'inquiète pas… lui répondit-il d'une manière qui se voulait convaincante. C'est juste que j'aie trouvé certains de tes clients " étranges "
- Si ce n'est que ça. Ne t'inquiète donc pas va : les hommes riches peuvent parfois avoir de drôles de manières.

Il songea alors à Simon Sententia qui, justement, s'apprêtait à rentrer d'ici quelques jours à peine. Si sa nervosité était aisément décelable, celle de Pasiphaé en revanche était des plus contrôlée : elle avait pris la décision d'annoncer à son mari qu'elle le quittait, pour de bon. Mais " les hommes riches peuvent parfois avoir de drôles de manières "…

Le jour J arriva plus vite qu'ils ne l'auraient cru et la jeune femme se montra d'une implacable résignation. Elle était bien décidée à ne pas gâcher sa vie, et maintenant qu'elle connaissait l'amour avec un grand A les sentiments qui la liaient à Simon lui paraissaient bien dérisoires. C'est donc placidement, alors qu'il se trouvait sur la terrasse, une tasse de thé à la main, qu'elle alla le voir pour lui faire part de la vérité. Etrangement l'annonce de sa femme ne sembla pas le choquer le moins du monde. Il resta calme et détendu, lui laissant la parole et répondant à son discours d'une seule phrase, pleine d'amertume :

- Ainsi donc reprends tes ailes, avant qu'elles ne se brisent.

Puis il se retourna pour plonger son regard aigue-marine dans l'immensité méditerranéenne : une larme, unique, glissa sur sa joue. Et tandis que Pasiphaé rentrait dans la demeure pour préparer ses bagages, la main de son mari trompé se crispa jusqu'à tant qu'elle brise la tasse. Des gouttes écarlates maculèrent le dallage…

A peine quelques heures plus tard, alors qu'Ox, soulagé de la tournure des événements, s'apprêtait à sortir de sa modeste chambre, Simon se présenta à lui, l'œil mauvais et plein de morgue.

- Vous devriez avoir honte de votre conduite ! lui asséna-t-il en s'approchant de lui. Osez corrompre ainsi une jeune femme de si noble condition.
- Je ne vous importunerai pas plus longtemps. J'étais sur le point de m'en aller.
- Vous en aller ? Tiens donc… Et où comptiez-vous donc vous rendre ?
- Au revoir Monsieur Sententia.

A l'instant où il le dépassa, prêt à franchir le seuil de la porte, trois malabars aussi imposants que lui-même s'interposèrent et le ceinturèrent. Simon se mit alors face à lui et prit son visage en sa main droite, soutenant fièrement son regard.

- Maintenant tu vas m'écouter, ignoble vermine. Comment peux-tu soustraire Pasiphaé à une vie de confort et de sécurité ? Certes mes obligations font que je ne puis être souvent à ses côtés, mais grâce à cela je peux tout lui offrir, TOUT tu m'entends ?!! Et toi alors, qu'est-ce que tu pourras lui offrir hein ?! Une vie de misère, te tuant à la tâche alors qu'elle élèvera votre engeance avec le peu de moyens que tu mettras à sa disposition. Alors tu la verras dépérir et regretter sa vie d'avant, regretter toutes ses richesses qui sont siennes aujourd'hui. Tu la verras te détester, te maudissant de lui avoir ravi sa vie sous prétexte d'une éphémère passion. Tu seras son bourreau ! Es-tu donc prêt à être égoïste au point de lui ravir une vie exempte de soucis ?! T'en sens-tu capable ?!!
- Je l'aime, voilà ce qui importe !
- Mensonge ! hurla Simon. Si tu l'aimais vraiment tu penserais avant tout à son bonheur, et tu partirais, à tout jamais !

L'éclat de ses yeux sombres sembla danser comme sous la houle d'inextinguibles flammes haineuses. Mais le brasier s'éteignit aussitôt pour voir ses pupilles submergées par une targe d'abandon. Les colosses le lâchèrent tandis qu'il se laissa glisser au sol. Sententia posa alors son sac au côté d'Ox et lui lança une liasse de billets.

- A présent vas-t-en ! Et ne te retournes pas. Je lui dirai adieu de ta part…

S'adressant aux trois autres hommes :

- Vous là, raccompagnez-le et assurez-vous qu'il s'en aille directement.

Et c'est ainsi qu'il l'embarquèrent en voiture jusqu'au bois où lui et Pasiphaé avaient si souvent eu l'habitude de se retrouver. Poursuivant le chemin habituel il se retrouva près du ruisseau, à l'endroit même où, quelques semaines auparavant, elle lui avait annoncé la nouvelle.

Ils allaient… avoir… un enfant…

Tel un irrépressible torrent ses sentiments semblaient vouloir s'échapper de sa prison de chair, trop étroite pour contenir tant de violence, d'émotions brutes, contradictoires, vives et intenses. Il ne semblait plus lui-même, car en cet instant il n'était plus lui-même. Un maelström d'une immaculée blancheur tournoyait tout autour de son corps alors qu'un hurlement de libération s'échappait d'entre ses lèvres. Avec la force d'un bœuf il venait de fendre le rocher sur lequel il aimait tant à se retrouver avec sa moitié. Et là, alors que l'écume jaillissait de la fente, source fraîche prenant son envol, une auguste forme ivoirine s'éleva au-dessus d'Ox : un majestueux taureau à la robe d'une immaculée blancheur. La scène semblait irréelle tant les couleurs, les bruits et les sensations formaient un ensemble d'harmonie : une nouvelle force venait de s'éveiller au monde.

C'est ainsi, tandis que l'aura éclatante entourant l'affligé se tempérait peu à peu, que la silhouette opaline flottant dans les cieux se décomposa pour venir recouvrir le corps de son nouveau protégé. Se sentant invincible il serra âprement son poing et en un big-bang d'énergie cosmique balaya tout ce qu'il y avait alentour sur un périmètre d'une centaine de mètres. Ainsi revêtu il lui semblait être un dieu ! Mais même les dieux conservent leurs états d'âme et il n'était véritablement qu'un mortel, quelles que furent ses impressions.

Dès lors une phrase résonna, inlassablement, en son esprit :

" Ne vous inquiétez pas, je serai toujours là, à vos côtés… "

Et il se rappela Pasiphaé blottie dans ses bras, retrouvant le sourire après ses quelques paroles de réconfort.

- Non ! Non je n'ai pas le droit de l'abandonner ! Nous avons besoin l'un de l'autre, et elle porte mon enfant.

A une insoupçonnable vitesse il arriva devant l'imposante demeure lorsqu'il entendit des cris, des pleurs venant de l'arrière de la maison, du côté de la terrasse justement. Apparurent soudain les trois membres de la garde de Sententia qui, stupéfaits devant l'apparition quasi-angélique d'un Ox en grand apparat, se précipitèrent promptement sur lui. Néanmoins la logique en prit un coup puisque les trois géants se firent défaire d'une déconcertante aisance par un grand blond qui, visiblement, ne s'attarda pas à ce genre de considérations. En effet il se trouvait déjà sur la terrasse, funeste lieu où le destin lui imposa une image à jamais gravée en sa mémoire d'homme : sur les galets en contrebas était étendu, inerte, le corps de sa bien-aimée…

A ses côtés un homme pleurait, c'était Simon. Il venait quelques minutes plus tôt d'annoncer à son épouse le brusque départ d'Ox qui, lui avait-il dit, n'en voulait qu'à son argent. D'abord incrédule, puis profondément touchée, elle s'était jetée de désespoir par-dessus la balustrade, n'ayant pu supporter de se voir trahie et abandonnée par celui en qui elle avait placé tous ses espoirs et ses rêves les plus secrets.

Emporté en un instinct primaire et destructeur, tout comme en une indicible peine et une grande horreur, il s'élança sur Simon et, avant même que ce dernier n'ait pu ressentir de la peur, lui transperça la cage thoracique au niveau du cœur. Il mourut sur le coup, sans douleur.

Ox resta longtemps auprès de sa bien-aimée, enlaçant son corps délicat en une douce étreinte d'adieu. Il pensa alors à cet enfant qui, tout comme sa mère dès lors, ne verra jamais la clarté du jour. La peine était si intense que même les larmes refusèrent de s'épancher, et ce ne fut que quelques dizaines de minutes plus tard qu'il délivra son défunt amour de son étreinte, les sirènes de police se faisant entendre.

Une fois au loin il remarqua que son armure, auparavant opalescente, avait épousé une nuance ténébreuse, aussi obscure que son regard était sombre. Il ne s'en inquiéta pas le moins du monde, son être tout entier oppressé par bien d'autres préoccupations. Dès lors il devait fuir, loin, pour oublier, se faire oublier. En effet, la presse locale l'accusait du double meurtre des Sententia et mieux ne valait pas qu'il reste dans le coin. De toute manière, jamais il n'aurait pu demeurer en cette île, ce lieu maudit où Simon et Pasiphaé furent enterrés ensemble, liés ainsi pour l'éternité…

Quelques mois plus tard, durant ses périples, il entendit parler de l'enfer sur Terre : l'île de la Reine morte. On racontait qu'aucun homme ne pouvait y survivre et que les rares êtres qui y parvenaient devenaient soit fous, soit de véritables brutes sanguinaires, les deux pour la majorité. C'est ainsi qu'il opta pour cette destination, ayant déjà tout perdu : bonheur, amour, espoir. Peut-être qu'avec un peu de chances il y trouverait la mort… Mais même elle n'avait voulu de lui. Il ne lui restait désormais que ses souvenirs et d'amers regrets. Ainsi resta-t-il sur Death Queen Island pour faire pénitence…

Jusqu'à aujourd'hui où, désireux de racheter ses fautes passées et surtout de se laver de sa culpabilité, il laissa à Geki la vie sauve au prix de la sienne. Au moment d'achever son adversaire il avait croisé son regard dans lequel brillait une lueur que lui-même avait perdue, il y avait bien longtemps. Il eut pitié, voulut en finir, avec sa propre peine…

Mens immota manet, lachrimæ volvuntur inanes*

Puisse son âme par la mort trouver le repos, tout comme ses larmes qui se tariront enfin…

Etrangement son armure avait prit une teinte virginale, contrastant violemment avec l'environnement. Ainsi posé au sol dans son habit de lumière on aurait pu le prendre pour un ancien prince féodal en plein sommeil. Mais le sommeil cette fois serait éternel, et trois vies en ces lieux venaient successivement d'être prises.

Seul demeurait le Chevalier de la Grande Ourse, vainqueur, même si moralement abattu. Dans son regard brillait cependant la solide résolution de continuer à se battre pour honorer non seulement la mémoire du feu Ban, mais également celle d'un homme brisé par la vie : Ox, Chevalier blanc du Taureau !



* Son âme demeure inflexible, ses pleurs coulent en vain.

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Cette fiction est copyright Elissa Eid et Frédéric Biedermann.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.